Les tentatives de rupture avec les politiques néolibérales se multiplient. Après l’espérance grecque, l’élection imprévue de M. Jeremy Corbyn au Royaume-Uni, demain peut-être le réveil de l’Espagne… Ces essais ne sont pas toujours transformés, on l’a mesuré à Athènes en juillet dernier. Mais quelques-uns des obstacles sont dorénavant bien identifiés : les marchés financiers, les entreprises multinationales, les agences de notation, l’Eurogroupe, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque centrale européenne (BCE), la politique monétariste allemande et ses caudataires sociaux-libéraux. La puissance de ces agents ainsi que la convergence de leurs préférences expliquent pour partie les prudences et les capitulations des uns, les souffrances et les hésitations des autres. Bien que pertinent, un tel diagnostic est incomplet. Car y manque un élément décisif, souvent analysé dans ces colonnes mais largement ignoré ailleurs, en particulier par les forces politiques qui devraient s’en soucier au premier chef.
Cet élément a révélé sa nocivité à Athènes lorsque Syriza résistait aux diktats de l’Union européenne ; il s’est d’emblée déchaîné à Londres contre le nouveau dirigeant travailliste, M. Corbyn (lire « Jeremy Corbyn, l’homme à abattre ») ; on l’observera à Madrid si Podemos l’emporte en décembre prochain. Enfin, depuis six mois, il se reconfigure méthodiquement à Paris. De quoi s’agit-il ? Du perfectionnement d’un verrou médiatique susceptible de disqualifier tout projet contraire au pouvoir des actionnaires.
Au fond, pourquoi en serait-il autrement dès lors que les propriétaires des médias sont aussi, de plus en plus, les architectes des concentrations industrielles et les bénéficiaires de gigantesques capitalisations boursières ? En France, par exemple, six des dix principales fortunes nationales — la première, la cinquième, la sixième, la huitième, la neuvième et la dixième — sont désormais détenues par des propriétaires de groupes de presse (1).
L’un d’eux, M. Patrick Drahi, vient également de débouler en tête des fortunes d’Israël (2). Pourtant, dans ce secteur-clé qui conditionne à la fois l’information publique, l’économie, la culture, les loisirs, l’éducation, on peine à détecter la moindre stratégie politique qui s’emploierait à contrer le danger. Un peu comme si chacun se disait qu’on verrait bien le moment venu qu’il y a d’autres priorités, d’autres urgences (3).
On verra bien ? On a vu… Arrivant au pouvoir à Athènes en janvier dernier, le gouvernement de M. Alexis Tsipras avait escompté, un peu imprudemment, que la solidarité des peuples européens en butte aux politiques d’austérité lui permettrait de mieux résister à l’intransigeance allemande.
Bien des raisons liées à la fragmentation et à la faiblesse des alliés continentaux de Syriza, politiques et syndicaux, expliquent que cette espérance ait été déçue. Toutefois, un élément important ne saurait être omis. Pendant six mois, le traitement médiatique de la question grecque a défiguré les termes du débat en cours. Et a tenté d’exacerber dans l’opinion publique européenne le souci de ce que l’effacement de tout ou partie de la dette d’Athènes coûterait à« chaque Français », Allemand, Espagnol, Italien, Slovaque, etc. (4). Les principaux moyens d’information, y compris ceux qui se montrent en général friands de prêches postnationaux, trouvèrent là un moyen assuré de contenir un mouvement de solidarité continental avec la gauche hellénique. Dans une autre configuration médiatique, la Grèce aurait peut-être été présentée non pas comme un mauvais payeur susceptible d’aggraver les difficultés de ses créanciers, y compris les plus pauvres, mais comme l’avant-garde d’un combat européen contre une politique d’austérité ayant échoué.

Chaque concentration semble favoriser la suivante

Le coût pour la collectivité des baisses d’impôts qui ont profité depuis trente ans aux contribuables les plus aisés ou celui des plans de sauvetage des banques privées n’ont d’ailleurs jamais été calculés — et matraqués — avec le même acharnement, à l’euro près, pour « chaque Français », Allemand, etc. Et quand, le 27 août, les créanciers occidentaux, intraitables dans le cas de la dette grecque, ont consenti à l’effacement d’une partie de celle de l’Ukraine, quel grand quotidien économique a évalué ce que cet abandon de créances risquait de coûter à « chaque Français », Italien, Lituanien, etc. ? Quelle chaîne de télévision s’est hâtée de recueillir, lors d’un de ses héroïques micros-trottoirs, les réactions de badauds terrorisés en imaginant la spoliation qu’une telle remise de dette signifierait pour eux ?
Evoquant en août dernier les difficultés du Brésil en proie à un ralentissement de son économie, à la baisse du prix des matières premières et à de multiples affaires de corruption, M. João Pedro Stédile, membre du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), a noté que « le peuple observe avec inquiétude les nouvelles de la crise et le manque d’alternative à la télévision. (…) Nous n’arrivons pas à faire entendre nos propositions, y compris parce que les médias sont détenus par la bourgeoisie. » Le principal groupe médiatique brésilien, Rede Globo, servirait selon lui de « parti idéologique » et de lieu où se construit l’unité de la « classe dominante » (5). Un peu comme Fox News est devenue aux Etats-Unis le bras armé du Parti républicain.
Fox News appartient à M. Rupert Murdoch. Le Sun britannique et le Wall Street Journal aussi. A priori, le lien entre une chaîne d’information continue dont raffolent les retraités américains, un journal anglais connu pour ses scandales et ses seins nus et le grand quotidien new-yorkais des milieux d’affaires ne saute pas aux yeux. Mais l’objectif de M. Murdoch est de constituer une puissance qui en impose, pas d’imaginer une quelconque complémentarité éditoriale au service du public. Et puis, quel rapport aussi entre un quotidien populaire comme Le Parisien-Aujourd’hui en France,Radio Classique et Les Echos, si ce n’est l’identité de leur propriétaire commun, M. Bernard Arnault ?La même observation vaut pour Libération, RMC, L’Express et BFM TV, sur lesquels M. Drahi désormais veille. Sans oublier Direct Matin, Canal Plus et CNews (ex-iTélé), que M. Bolloré dirige avec une brutalité remarquée.
Or, en l’absence d’une résistance dans des salles de presse de plus en plus inquiètes et dépeuplées ou d’une législation contraignante, chaque concentration favorise la suivante. En mai dernier, M. Francis Morel, PDG des Echos, expliquait en ces termes le rachat par le groupe de presse de M. Arnault du Parisien-Aujourd’hui en France : « J’ai redressé Les Echos, mais cela ne suffit pas. Un acteur ne peut rester isolé dans un univers en pleine concentration, sous peine de se mettre en danger. En analysant le marché, l’option la plus logique était celle du Parisien (6). » Quatre mois plus tard, M. Nonce Paolini, PDG de TF1, estimait à son tour que la « consolidation » d’un secteur des médias désormais quadrillé par des mastodontes capitalistes était devenue telle que plus rien ne justifiait qu’on interdise à son entreprise, comme un an auparavant, de déployer sa chaîne d’information continue LCI sur la TNT gratuite : « Il n’y a plus de groupes isolés et fragiles, seulement des acteurs puissants qui investissent. La crainte de voir certains acteurs fragilisés par l’arrivée de LCI en clair n’est plus d’actualité (7). » De fait, à l’aune de la trentaine de milliards d’euros de capitalisation boursière du groupe de M. Drahi (qui vient tout juste d’acquérir BFM TV) ou des 9 milliards d’euros de trésorerie nette du groupe de M. Bolloré (qui resserre son contrôle sur iTélé), TF1 va bientôt passer pour un petit artisan désargenté. En tout cas, un gouvernement insuffisamment respectueux des vaches sacrées du libéralisme aurait quelque souci à se faire s’il trouvait face à lui trois chaînes d’information continue de ce genre…