La très soudaine et suspecte conversion de Total et d’Engie à la lutte contre le réchauffement climatique
Conférence sur le climat oblige, une partie de l’industrie pétrolière et gazière tente de faire oublier son image de pollueur et d’amie des climato-sceptiques. Le groupe français Engie annonce vouloir se désintoxiquer du très polluant charbon et Total affiche son intérêt pour les énergies renouvelables. Que cache ce soudain engouement pour la transition énergétique et la lutte contre le réchauffement climatique, alors que leur concurrent états-unien Chevron se précipite vers les gisements de gaz de schiste ?
Les pétroliers seraient-ils en train de se convertir massivement à la protection de l’environnement ? On pourrait être tenté de le croire tant l’offensive médiatique se déploie : tribunes dans la presse, conférences et événements publics autour de la COP21, intensives campagnes publicitaires. Les géants du pétrole et du gaz, à commencer par les français Engie et Total, on mis leurs conseillers de communication au bord du burn out. Cette fois, assurent-ils, ils auraient définitivement abandonné toutes réticences à aborder sérieusement l’enjeu climatique et à accepter de réduire drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre. « Les entreprises ont pris conscience de la gravité de l’enjeu climatique. Ce n’était pas vraiment le cas [lors des conférences sur le climat de] Copenhague et Johannesbourg », assure ainsi Gérard Mestrallet, PDG d’Engie [1].
Ce changement de ton augure-t-il d’un véritable changement de fond ? Non, si l’on en croit les Amis de la terre, qui ont nominé Engie et Total, mais aussi Chevron, au « prix Pinocchio du climat ». Les firmes pétrolières et gazières sont bien prêtes à abandonner le charbon, la plus polluante des énergies fossiles, mais seulement à condition de lui substituer le gaz – de schiste si possible. Et d’éviter toute forme de régulation contraignante, au profit de mécanismes « basés sur le marché », contrôlés par le secteur privé, comme l’illustre la revendication d’un « prix mondial du carbone ». Le tout au détriment d’une véritable transition énergétique [2]
Engie s’affiche en « leader européen de la transition énergétique »...
Aucune entreprise n’a autant misé sur la Conférence climat de Paris qu’Engie (anciennement GDF Suez). Sponsor officiel du sommet, ainsi que de plusieurs événements connexes comme Solutions COP21, le géant français de l’énergie a lancé une grande campagne de communication pour vanter ses investissements dans les énergies vertes et se présenter en « leader européen de la transition énergétique ». Ses dirigeants s’affichent aux côtés des ministres français et ne manquent pas une occasion de se poser en défenseur du climat auprès de leurs employés. Engie a même annoncé, il y a quelques semaines, l’abandon de tout nouveau projet de centrale à charbon, et notamment de deux projets contestés par les ONG environnementales en Afrique du Sud et en Turquie.
Pourquoi tout ceci ne suffit-il pas aux écologistes tatillons qui organisent les « prix Pinocchio du climat » ? Ils regrettent qu’Engie n’abandonne que des projets de centrales au charbon très incertains, tout en poursuivant d’autres projets en cours tout aussi polluants. Le groupe envisage bien de se débarrasser de ses centrales existantes. Plutôt que les fermer, Engie compte les revendre. L’entreprise continue à développer les autres énergies fossiles, pétrole et gaz, y compris du gaz de schiste, dans le cadre d’un joint-venture avec un fonds souverain chinois.
Surtout, le soudain zèle climatique des dirigeants d’Engie constitue un virage à 180 degrés par rapport à leur position d’il y a quelques mois, où ils pourfendaient les énergies renouvelables, estimant qu’on allait « trop vite » en matière de transition énergétique [3]. Pour les ONG, c’est le signe que derrière un changement apparent, la stratégie de l’entreprise demeure identique : une stratégie financière – Engie a distribué des dividendes deux fois supérieures en moyenne à ses profits – fondée sur l’accaparement de « rentes » énergétiques abondées par les pouvoirs publics, les citoyens et les usagers.
Gaz contre charbon : un jeu de dupes pour le climat
Du côté de Total, son effort de communication à l’approche de la COP21 consiste principalement à défendre la cause du gaz, présenté comme une énergie « propre » indispensable à une transition en douceur vers une économie bas carbone. On en oublierait presque que le gaz reste une énergie fossile, dont la combustion est l’une des principales sources du réchauffement. Considérer le gaz comme une énergie « propre » s’accorde mal avec l’expérience quotidienne de dizaines de communautés riveraines d’exploitations gazières, comme celles de Total au Nigeria (lire notre article). « L’engouement de Total pour le gaz n’est pas l’expression d’une soudaine préoccupation pour la crise climatique, mais qu’une défense de ses propres intérêts », estiment les Amis de la terre.
Plus grave encore, le gaz de schiste et les autres gaz dits « non conventionnels » – extraits au moyen de la fracturation hydraulique – sont probablement tout aussi nocifs pour le climat que le charbon. Le recours à la fracturation hydraulique entraîne des risques accrus de fissuration des puits de forage, avec pour résultat des fuites importantes de méthane dans l’atmosphère, un gaz 84 fois pire pour le climat que le dioxyde de carbone. Or Total, quel que soit le pays où le pétrolier opère, est un ardent promoteur des gaz non conventionnels [4].
La mise en lumière du véritable impact climatique du gaz de schiste a de quoi tempérer l’optimisme affiché suite aux annonces récentes de l’administration Obama. Celle-ci a mis l’accent sur la sortie du charbon [5]. Une bonne nouvelle, sauf l’extraction de gaz de schiste se poursuit et s’intensifie, compte-tenu des fuites de méthane. Le passage du charbon au gaz de schiste ressemble fort à un jeu de dupes pour le climat.
Chevron impose le gaz de schiste à l’Argentine
Pour Chevron et plus largement pour l’industrie pétrolière nord-américaine, en revanche, c’est une source potentielle de profits considérables. Elle n’a donc pas hésité à déployer les grands moyens pour imposer le gaz de schiste en Europe de l’Est, puis, avec plus de succès, en Argentine. Chevron se trouve en première ligne de la ruée des multinationales (comme Total et Shell [6]) sur la province de Neuquén, en Patagonie. Elle a été la première à obtenir une concession en 2013 et a su s’approprier les gisements les plus prometteurs.
En brandissant la promesse d’un investissement de plusieurs milliards de dollars dans le pays, Chevron a convaincu les autorités argentines de lui accorder des conditions d’exploitation et un régime fiscal extrêmement favorables. La compagnie a aussi menacé de renoncer à tous ses investissements au cas où les procédures intentées en Argentine par les victimes de ses crimes environnementaux en Équateur n’étaient pas rejetées [7]. Quelques jours à peine après que la Cour suprême ait finalement rendu un arrêt favorable à Chevron, son PDG John Watson signait en grande pompe son contrat de concession en Patagonie avec l’entreprise publique argentine YPF, en présence de la présidente argentine Cristina Kirchner. Les manifestations qui ont suivi ont été violemment réprimées (lire notre article).
La véritable cible des pétroliers : la transition énergétique
Sous leurs nouveaux habits verts, Total, Engie et les autres géants européens de l’énergie vont-ils vraiment polluer moins ? Pour les Amis de la terre, ce qui illustre le mieux leurs véritables objectifs, ce sont les révélations du Guardian, début 2015, sur l’entrisme des firmes pétrolières dans les lobbies européens de l’énergie solaire et éolienne [8]. Total s’est retrouvée avec deux sièges, dont celui de président, au conseil d’administration de l’association professionnelle européenne du solaire – une activité encore très marginale dans le groupe. Et avec un siège au conseil d’administration de l’association professionnelle européenne de l’éolien : un secteur dans lequel la firme française n’a absolument aucune activité ! Coïncidence ? Les deux lobbies en question ont revu à la baisse leurs ambitions, alors qu’ils réclamaient auparavant 100% de renouvelables dès 2030 en Europe. Et ont salué le gaz comme un « complément naturel » au solaire et à l’éolien. Étonnant, non ?
Le secteur pétrolier et gazier a ainsi réussi à empêcher l’adoption d’objectifs contraignants et ambitieux au niveau européen en matière d’énergies renouvelables et d’efficacité énergétique. Seul subsiste un objectif général de réduction des émissions de gaz à effet de serre, plus facile à contourner grâce au gaz et aux marchés du carbone. Pour les Amis de la terre et leurs partenaires, « le but de [ces entreprises] est d’assurer la préservation de [leur] fonds de commerce pour les décennies à venir – en détournant les investissements dans les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique et en empêchant toute authentique transition énergétique. » L’opération sera-t-elle rééditée à Paris dans le cadre de la Conférence climat ?
Olivier Petitjean
—
Photo : Jeannette E. Spaghetti CC