Les racines du racisme aux États-Unis
Noam
CHOMSKY
J’ai réalisé une série d’interviews sur la thème de la race pour la revue
The Stone. Je réalise cette huitième interview avec Noam Chomsky,
linguiste, philosophe de la politique, et l’un des plus célèbres intellectuels
au monde. Il a écrit de nombreux ouvrages, comme récemment, avec André Vltchek,
« L’Occident terroriste – d’Hiroshima à la Guerre des drones ».
George Yancy
George Yancy : Lorsque je vois le titre de votre livre « L’Occident
terroriste », me vient à l’esprit le fait que beaucoup de noirs aux États-Unis
ont été pendant fort longtemps terrorisés par le racisme blanc. Cela va de la
violence arbitraire jusqu’au lynchage de plus 3000 noirs (dont un certain nombre
de femmes) dans la période qui va de 1882 à 1968. Du coup en 2003, lorsque des
actes inhumains ont été commis dans la prison d’Abou Ghraib, je n’avais pas été
surpris. Je me souviens que lorsque les photos sont apparues le président George
W. Bush avait dit : « Cela ne représente pas les États-Unis que je connais ».
Mais est-ce que ce ne sont pas les États-Unis que les noirs ont toujours
connus ?
Noam Chomsky : Les États-Unis que les noirs ont toujours connus ne sont pas
très jolis. Les premiers esclaves noirs ont été amenés aux colonies il y a 400
ans. Nous ne pouvons pas nous permettre d’oublier que pendant cette longue
période les Afro-Américains, en dehors de quelques exceptions, n’ont eu que
quelques décennies pour intégrer pleinement la société états-unienne.
Nous ne pouvons pas non plus nous permettre d’oublier que les abominables
camps de travail esclavagistes du nouvel « Empire de la liberté » étaient une
source de richesse essentielle pour la société américaine, avec ses privilèges,
mais aussi pour l’Angleterre et le continent. La révolution industrielle avait
comme ressource principale le coton, lequel était pour une bonne part produit
dans les camps de travail esclavagistes des États-Unis.
Comme on le sait maintenant, ces derniers étaient très rentables. La
productivité augmentait encore plus vite que dans l’industrie, grâce à la
technologie du fouet et pistolet, l’efficace pratique de la torture, comme l’a
montré Edward E. Baptist dans sa récente étude « The Half Has Never Been
Told ». Le résultat ce n’est pas seulement la grande richesse accumulée par
l’aristocratie des planteurs, mais ce sont aussi les manufactures états-uniennes
et britanniques, le commerce, et les institutions du capitalisme d’État
moderne.
Il est bien connu, il devrait être bien connu, que les États-Unis se sont
développés en rejetant radicalement les principes d’ « économie saine » que
prônaient les grands économistes à l’époque. Les derniers venus dans la course
au développement connaissent bien ces principes aujourd’hui. Par contre les
colonies américaines dès leur libération ont suivi le modèle de l’Angleterre :
l’État intervint puissamment dans l’économie, notamment avec de hauts tarifs
douaniers pour protéger l’industrie naissante, surtout le textile, puis plus
tard pour l’acier, puis ensuite pour le reste de la même façon.
Il y avait aussi un « tarif virtuel ». En 1807 le président Jefferson a signé
une loi interdisant l’importation d’esclaves. La Virginie, l’État de Jefferson,
était le plus riche et le plus puissant des États. Cet État avait suffisamment
d’esclaves. En fait, il commençait à produire cette précieuse marchandise pour
les territoires esclavagistes en expansion au sud. Interdire l’importation de
ces machines à récolter le coton représentait donc un avantage considérable pour
l’économie de la Virginie. On le comprenait bien. Parlant au nom des
importateurs d’esclaves, Charles Pinckney signalait : « La Virginie tire
avantage de l’arrêt de l’importation. Ses esclaves prendront de la valeur, et
elle en a plus que de besoin ». C’est comme ça que la Virginie est en effet
devenue un grand exportateur d’esclaves vers la société esclavagiste en
expansion.
Certains des propriétaires d’esclaves, comme Jefferson, mesuraient la grave
entorse à la morale sur laquelle l’économie était alors basée. Jefferson
redoutait la libération des esclaves, parce qu’ils avaient « 10 000 souvenirs »
des crimes subis. La crainte que les victimes puissent se soulever et prendre
leur revanche est fortement ancrée dans la culture états-unienne, et ce jusqu’à
nos jours.
Le treizième amendement a formellement mis fin à l’esclavagisme, mais une
décennie plus tard« l’esclavage sous un autre nom » est apparu. (« L’Esclavage
sous un autre nom », « Slavery by Another Name », est le titre d’un livre
important aussi, écrit par Douglas A. Blackmon [et dont est tiré un documentaire
de 2012, ndt]).
La vie des noirs a été criminalisée par des codes excessivement répressifs
qui les visaient particulièrement. Alors une forme d’esclavage encore plus
rentable était disponible pour l’agrobusiness, les mines, l’acier – plus
précieuses parce que l’État, et non plus les capitalistes, était responsable de
maintien de la force de travail réduite en esclavage. Cela signifiait que les
noirs étaient arrêtés sans raison valable, les prisonniers étaient mis au
travail pour les intérêts du business. Ce système a offert une contribution
majeure pour le rapide développement industriel de la fin du XIXème siècle.
Ce système est demeuré sans guère de changement jusqu’à la Deuxième Guerre
mondiale. L’industrie de guerre a alors eu besoin de travailleurs libres. Nous
avons eu ensuite quelques décennies de développement rapide, et relativement
égalitaire, l’État jouant un rôle encore plus important qu’auparavant. Un homme
noir pouvait obtenir un travail décent dans un industrie où il existaient des
syndicats, acheter une maison ; il pouvait envoyer ses enfants faire des études
supérieures, et quelques autres types d’opportunités nouvelles. Le mouvement des
droits civils a apporté encore de nouvelles ouvertures, mais avec des
limitations. Dans sa lutte contre le racisme du nord Martin Luther King a
échoué, il n’a pas non plus pu développer un mouvement des pauvres.
La réaction néolibérale, commencée à la fin des années 1970, accentuée à
partir de Reagan, a frappé les plus pauvres et les plus opprimés dans la
société. Les grandes majorités ont aussi été touchées, elles ont subi une
stagnation relative, voire un recul, cependant que la richesse se concentrait
entre quelques mains. La lutte de Reagan contre la drogue, profondément raciste
dans sa conception et dans son exécution, a donné un nouveau phénomène Jim Crow,
expression de Michelle Alexander pour dépeindre la criminalisation de la vie
sociale afro-américaine. C’est une évidence si on regarde les taux
d’incarcération et leur impact dévastateur sur la société noire.
La réalité est bien sûr complexe, on ne peut pas présenter les choses trop
simplement. Mais c’est malheureusement une première approche tout à fait juste
de l’un des deux crimes fondateurs de la société états-unienne – l’autre étant
l’extermination des nations indigènes et la destruction de leurs civilisations
riches et sophistiquées.
George Yancy : Même si Jefferson avait saisi les turpitudes morales
sur lesquelles l’esclavage était basé, dans ses « Notes sur l’État de
Virginie », il dit que les noirs sont limités en terme d’imagination, et
inférieurs aux blancs en terme de raisonnement. Il ajoute que les orangs-outans
préfèrent les femmes noires que leurs propres femelles. Ces mythes, ainsi que
les codes noirs postérieurs à la guerre de sécession, ont eu pour fonction de
poursuivre l’oppression et le contrôle des noirs. Quels sont d’après vous les
mythes et codes contemporains employés pour maintenir l’oppression et le
contrôle des noirs aujourd’hui ?
Noam Chomsky : Hélas Jefferson était loin d’être isolé. Inutile de reparler
du répugnant racisme qui existait dans des cercles éclairés jusqu’à tout
récemment. Pour ce qu’il en est des « mythes et codes contemporains », je m’en
remettrai aux voix, nombreuses et éloquentes, qui observent et font l’expérience
de cet amer résidu d’un passé honteux.
Le mythe le plus écœurant c’est peut-être que rien de tout cela n’est arrivé.
Le titre du livre d’Edward E. Baptist n’est on ne peut plus pertinent – les
conséquences de tout cela sont peu connues, peu comprises.
Il existe aussi une variante assez courante de ce qui a été parfois appelé
« l’ignorance volontaire » de ce qu’il n’est pas convenable de savoir : « Oui
dans le passé de mauvaises choses sont arrivées, mais laissons tout cela
derrière nous, et marchons vers un glorieux futur, partageant l’égalité des
droits et des opportunités pour tous les citoyens ». Les choquantes
statistiques quant à la vie des Afro-américains peuvent être comparées à
d’autres résidus amers d’un passé honteux, des lamentations à propos de
l’infériorité culturelle des noirs, ou pire, en oubliant comment nos richesses
et nos privilèges sont dus dans une bonne mesure à des siècles de torture et de
dégradation. Nous en sommes les bénéficiaires, alors qu’ils restent victimes.
Ainsi de la compensation qui conviendrait, très partielle et désespérément
inadéquate, elle reste entre le trou de la mémoire et l’anathème.
Jefferson, c’est à son crédit, au moins reconnaissait que l’esclavage, dans
lequel il était impliqué, constituait « d’une part le despotisme le plus
implacable, et d’autre part la soumission la plus dégradante ». Au Memorial
Jefferson à Washington on peut lire ses mots : « Je frémis pour mon pays
quand je pense que Dieu est juste et que sa justice ne peut pas dormir pour
toujours ». Ces mots, nous devrions les garder à l’esprit, tout comme les
réflexions de John Quincy Adams concernant le crime fondateur, et qui a duré des
siècles, le sort de « cette malheureuse race des indigènes américains,
exterminés de façon si impitoyable et avec une cruauté si perfide... parmi
d’autres pêchés de ce pays, pour lesquels je crois que Dieu nous appliquera son
jugement un jour ». Ce qui compte c’est notre jugement.
Tout cela a été effacé depuis si longtemps. On préfère en général éviter d’y
penser.
George Yancy : Cette « ignorance volontaire » des vérités qui
dérangent concernant la souffrance des Afro-américains peut également être
employée pour parler du génocide des indigènes américains. C’est le taxonomiste
suédois Carl von Linné au 18ème siècle qui a considéré que les indigènes
américains étaient porteurs de certains traits, ils étaient ainsi « enclins à la
colère », un mythe bien utile qui justifie le besoin pour les indigènes
américains d’être « civilisés » par les blancs. Dans ce cas ce sont aussi des
mythes. Comment l’ « amnésie » des États-Unis a contribué à des formes de
racisme orientées seulement contre les indigènes américains à l’époque actuelle,
et pour la poursuite de leur génocide ?
Noam Chomsky : Ce mythe si commode existait bien avant, et il est encore
présent de nos jours. L’un des premiers mythes a été formellement créé juste
après la Charte donnée à la colonie de la baie du Massachusetts par le roi
d’Angleterre en 1629. Cette Charte stipulait que la conversion des Indiens au
christianisme « est la fin principale de cette plantation ». Les colons
ont aussitôt élaboré le Seau de la colonie, sur lequel on voit un Indien avec
une lance pointée vers le bas en signe de paix, avec une parole qui émane de sa
bouche sollicitant les colons : « Venez et aidez-nous ». C’est peut-être le
premier cas d’ « intervention humanitaire » – et, curieusement, elle s’est
achevée comme beaucoup d’autres.
Des années plus tard, Joseph Story, juge à la cour suprême méditait sur
« la sagesse de la Providence » qui a fait disparaître les indigènes
comme « des feuilles fanées à l’automne » alors que les colons les
avaient « constamment respectés ». Inutile de dire, les colons qui
n’avaient pas choisi de pratiquer l’ « ignorance volontaire » étaient beaucoup
mieux renseignés. Et les plus informés, comme le général Henry Knox, le premier
secrétaire à la Guerre des États-Unis, décrivait « l’extirpation totale de
tous les Indiens dans les parties les plus peuplées de l’Union [par des moyens]
plus destructifs pour les indigènes que les actes des conquistadors au Mexique
et au Pérou ».
Know signalait ensuite qu’ « un historien, dans le futur, pourrait
dépeindre sombrement cette destruction de la race humaine ». Peu
d’historiens l’ont fait, très peu. C’est le cas de l’héroïque Helen Jackson, qui
en 1880 a raconté de façon détaillée cette « triste expérience de confiance
trahie, de traités violés et d’actes violents et inhumains qui fera rougir de
honte ceux qui aiment ce pays ». Le livre de Jackson, si important, ne s’est
guère vendu. On ne l’a guère prise en compte, ou bien on la contredisais. On
préférait la version de Theodore Roosevelt, expliquant que « l’expansion des
personnes de sang blanc, ou européen, durant les quatre derniers siècles... a
apporté des bénéfices durables pour la plupart des gens qui habitaient là où
l’expansion s’est produite », particulièrement pour ceux qui ont été
extirpés ou expulsés, déclassés, miséreux.
Le poète national, Walt Whitman, illustre bien la perception générale
lorsqu’il écrit : « Le nègre [« nigger »] comme l’Indien [« injun »] sera
éliminé ; c’est la loi des races, de l’histoire... Des rats supérieurs arrivent,
alors les rats inférieurs sont éliminés ». Ce n’est qu’en 1960 que l’ampleur
de ces atrocités et leur description commencent à pénétrer l’université et, dans
une certaine mesure, la conscience populaire, mais il reste encore fort à
faire.
Ce n’est qu’un petit exemple de l’horrible histoire de l’anglosphère et de
son impérialisme type colonie de peuplement, un type d’impérialisme qui mène
assez naturellement à l’ « extirpation totale » de la population indigène – et à
l’ « ignorance volontaire » de la part des bénéficiaires de ces crimes.
George Yancy : Votre réponse soulève la question de la colonisation
comme forme d’occupation. James Baldwin dans son essai de 1966 « Reportage en
territoire occupé » écrit : « Harlem est quadrillé par la police comme un
territoire occupé ». Cette phrase me fait penser à Ferguson (Missouri).
Certains des protestataires à Ferguson ont même fait la comparaison avec la
bande de Gaza. Que pensez-vous de cette comparaison des
occupations ?
Noam Chomsky : Toutes les comparaisons sont possibles. Lorsque je suis allé à
Gaza il y a quelques années, ce qui m’est très vite revenu à l’esprit c’est mon
expérience de la prison (pour désobéissance civile souvent) : la sensation, très
étrange pour des gens ayant eu des vies privilégiées, d’être totalement sous le
contrôle d’une autorité externe, arbitraire et, si tel est son souhait, cruelle.
Mais les différences entre les deux cas sont, bien entendu, énormes.
D’une façon plus générale je suis assez sceptique quant à la valeur des
comparaisons du genre que vous mentionnez. Il y aura bien sûr des points communs
à beaucoup de cas d’autorité illégitime, de répression, de violence. Parfois
elles éclairent, comme lorsque Michelle Alexander fait une analogie avec Jim
Crow, dont je parlais plus haut. Parfois elles peuvent faire disparaître des
différences importantes. Je ne vois franchement rien de plus à dire
d’intéressant. Chaque comparaison doit être évaluée au cas par cas.
George Yancy : Ces différences sont grandes, je ne veux certainement
pas toutes les citer. Dans l’après-11 septembre se crée une ambiance propice aux
comparaisons. Certains pensent que les musulmans d’origine arabe ont pris aux
Afro-américains leur place de paria aux États-Unis. Qu’en
pensez-vous ?
Noam Chomsky : Le racisme anti-arabe et anti-musulman a une longue histoire,
et il existe pas mal d’écrits à ce propos. Les études de Jack Shaheen sur les
stéréotypes dans les médias télévisuels, par exemple. Et il ne fait aucun doute
que c’est en augmentation ces dernières années. Rien que pour donner une exemple
saisissant : l’un des films qui bat actuellement des records de spectateurs est
décrit dans la section Art du New York Times de cette façon : « un
film patriotique, familial ». Il s’agit d’un sniper qui affirme être lors de
l’invasion états-unienne le champion des assassinats d’Irakiens. Il décrit
fièrement ses cibles comme des « sauvages, méprisables, malfaisants...
vraiment la seule façon de décrire ce que nous affrontions là-bas ». Il
faisait précisément référence à son premier meurtre, une femme portant une
grenade alors qu’elle se trouvait face à une attaque des forces
états-uniennes.
Ce qui est important ce n’est pas seulement la mentalité du sniper, mais la
réaction chez nous devant de tels exploits, lorsque nous envahissons et
détruisons un pays étranger, distinguant difficilement un « raghead »
d’un autre [« raghead », terme péjoratif pour parler d’une personne portant
turban]. Cette perception remonte aux « Indiens sauvages et cruels » dont
parle notre Déclaration d’Indépendance et à la sauvagerie diabolique de tous
ceux qui se sont trouvés sur notre chemin depuis lors, particulièrement
lorsqu’un élément « racial » peut être évoqué. Par exemple, Lyndon Johnson
avertissait que si nous baissions notre garde nous nous trouverions à la merci
de « n’importe quel nain jaune portant un petit couteau ». Cependant à
l’intérieur des États-Unis bien qu’il y ait des incidents déplorables, le
racisme anti-arabe et anti-musulman dans la société a été assez limité, je
crois.
George Yancy : Dernièrement la réalité du racisme (anti-noir,
anti-arabe, anti-juif, etc.) est très prégnante. Bien qu’il n’y ait pas de
solution unique au racisme, dans ses différentes manifestations, que croyez-vous
nécessaire pour en finir avec la haine raciale ?
Noam Chomsky : Il est facile de recourir aux réponses habituelles : éduquer,
rechercher et régler ce qui se trouve aux origines de la maladie, s’assembler
dans des entreprises communes – les luttes au travail ont été un exemple
important –, etc. Les réponses sont justes et elles ont apporté beaucoup. Le
racisme est loin d’être éradiqué, mais il n’est plus ce qu’il était il n’y a pas
si longtemps, grâce à de tels efforts. C’est un long chemin, difficile. Pas de
baguette magique, autant que je sache.
Noam Chomsky
George Yancy
George Yancy
27 mai 2015
Traduction (août 2015) : Numancia Martinez Poggi
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