L’exemple grec nous apprend-il quelque chose ?
Eric
TOUSSAINT
Interview du professeur Eric Toussaint, invité à Ljubljana par les syndicats
slovènes pour y participer à une table ronde intitulée : « La dette publique :
Qui doit à qui ? » par Mimi Podkrižnik, journaliste du quotidien slovène
Delo.
Croyez-vous au projet européen ? Y croyez-vous encore ?
Très clairement : non. Le projet européen s’est transformé en une camisole de
force pour les peuples. ll n’y a pas de marge de manoeuvre permettant à un
gouvernement élu démocratiquement de mettre en œuvre des politiques au service
de l’intérêt général et de respecter dans le même temps les règles européennes.
En effet, les différents traités et l’architecture institutionnelle dans
laquelle ils s’inscrivent – le Parlement européen, la Commission européenne, les
gouvernements nationaux et la Banque centrale européenne – posent un cadre
extrêmement hiérarchisé et contraignant qui laisse de moins en moins de place à
l’exercice de l’autonomie, autrement dit à la démocratie et à la parole des
citoyens. Nous venons d’en avoir l’illustration avec la Grèce. En janvier 2015,
le peuple a porté au pouvoir un gouvernement sur la base d’un programme de
rupture avec des politiques qui avaient complètement failli. Ce peuple a
réaffirmé son rejet des politiques d’austérité lors du référendum du 5 juillet
2015. Or cela n’a fait qu’exacerber l’obstination des différentes institutions
européennes d’empêcher que cette volonté populaire se concrétise. C’était même
dit clairement. On a eu des déclarations de Jean-Claude Juncker affirmant qu’il
n’y a pas de place pour le référendum. Selon les dirigeants européens, pour se
prononcer sur des politiques européennes, la voie est toute tracée par la
Commission et l’eurogroupe : il n’y a pas de moyens d’en sortir ou d’en
dévier.
Pourquoi ? Sommes-nous vraiment dans un cercle vicieux ?
La construction même de l’Europe – c’est-à-dire l’adhésion à des traités et
une conception très autocratique du fonctionnement des institutions – vise à
restreindre le plus possible le fonctionnement démocratique. Par ailleurs, les
grandes entreprises privées exercent un lobby extrêmement puissant sur la
Commission et le Parlement pour les inciter à prendre des décisions favorisant
leurs intérêts particuliers. À la tête de la BCE, on trouve Mario Draghi qui a
été l’un des stratèges de Goldman Sachs pour toute l’Europe. C’est emblématique
d’une situation qui voit les grandes entreprises privées européennes placer à
des positions de pouvoir des personnes qui sont issues de leur milieu, ou
diposer de l’entier soutien de chefs d’Etat et de hauts fonctionnaires pour
faire adopter des mesures qui favorisent leurs intérêts. Un tel système
s’apparente fortement à un système oligarchique où quelques uns imposent leurs
décisions et définissent les politiques au service d’une petite minorité.
La gauche, elle aussi, est tombée dans le piège – on voit ce qui se
passe en France avec la gauche traditionnelle, les socialistes de François
Hollande, ou bien en Grèce avec la gauche radicale, la nouvelle gauche d’Alexis
Tsipras.
Je distingue la gauche traditionnelle et la gauche radicale, parce que il est
clair qu’on ne peut plus parler de la gauche pour François Hollande ou bien pour
Tony Blair ou Jeroen Dijsselbloem. Ce dernier est membre du parti socialiste
hollandais ce qui ne l’a pas empêché d’être l’un des plus actifs pour poser des
obstacles sur le chemin du gouvernement grec issu des élections du 25 janvier
2015. On peut ranger ce type de parti socialiste du côté des forces
conservatrices. Appelons-les « néolibérales » ou « social-libérales ». Dans ces
partis, il y a toujours une gauche qui existe et qui essaye de s’exprimer : le
Labour party a élu Jeremy Corbyn contre l’avis de Tony Blair et de Gordon Brown.
Mais quelle sera la marge de manoeuvre de Jeremy Corbyn ? Attendons de voir ce
qui va se passer avec le Labour Party. En tout, cas Corbyn a indiqué clairement
que, s’il devenait Premier ministre, il reviendrait sur ce qui a été fait par
Margaret Thatcher et Tony Blair. Il parle de renationaliser les chemins de fer
et va donc plus loin que ce que Tsipras avait annoncé en janvier 2015… François
Hollande, les socialistes hollandais, les socialistes allemands, tous ces partis
socialistes ont voté en faveur de tous les traités européens avec l’autre grand
groupe parlementaire de droite : le Parti populaire. La conclusion est claire :
ces socialistes-là sont les architectes de tout ce à quoi nous sommes confrontés
en ce moment. Un mouvement comme celui d’Alexis Tsipras ou Podemos en Espagne et
d’autres initiatives qui peuvent y ressembler n’ont pas participé à la
construction de cette architecture.
Pas encore ...
Ils ne sont pas dans des lieux de pouvoir dans l’Union Européenne. Pourquoi
sont-ils tombés dans la logique qu’on connaît en Grèce ? Parce qu’ils avaient
l’illusion que les structures du pouvoir européen allaient leur donner une marge
de manœuvre. Ils pensaient réellement que l’échec des politiques appliquées à la
Grèce était évident, puisqu’il est reconnu par tant d’économistes très sérieux
...
... par des prix Nobel ...
Oui, ils pensaient qu’en échange de leur sens des responsabilités les
dirigeants européens et les dirigeants des autres gouvernements nationaux
allaient leur dire : d’accord, on va vous laisser mener votre expérience,
réduire radicalement les mesures d’austérité et essayer de relancer l’activité
économique de la Grèce. Et ils se sont trompés. Leur calcul était tout à fait
erroné. Pour les dirigeants européens il était fondamental de démontrer à tous
les peuples d’Europe qu’il n’y a pas de possibilité de sortir des rails de
l’austérité, qu’il n’est pas possible de freiner la privatisation. Pour ces
dirigeants européens – pour tous, que ce soit Matteo Renzi ou François Hollande,
Wolfgang Schäuble ou Jeroen Dijsselbloem – il était essentiel d’empêcher la
réussite de l’expérience de Syriza en Grèce. Parmi les plus furieusement décidés
à faire échouer Tsipras il y avait bien sûr les premiers ministres Mariano Rajoy
en Espagne et Coelho au Portugal. Car ils se disaient : si Tsipras réussit,
Podemos viendra au pouvoir tôt au tard en Espagne. Et la même chose vaut pour le
Portugal. Aucun gouvernement des 28 autres pays de l’UE n’a réellement donné une
chance au gouvernement grec ; ni les institutions européennes ni un seul
gouvernement. Or il est clair que Tsipras se disait : le gouvernement de Matteo
Renzi et le gouvernement de François Hollande qui veulent eux-mêmes avoir un peu
plus de marge en terme de déficit vont me soutenir. Et cela ne s’est pas
produit.
Au vu des sondages de l’opinion publique, le tort causé à Syriza a
affecté Podemos, dont la côte de popularité est tombée de 20% à
14 %...
L’objectif des dirigeants européens est de dire au peuple espagnol : « ne
votez pas Podemos » et de dire à Podemos : « abandonnez votre volonté de changer
réellement les choses. Vous voyez bien que Tsipras accepte de capituler. Même
vous, si vous avez une chance de devenir membre d’un gouvernement, vous devrez
accepter les règles. »
Vous distinguez en Europe les pays du centre des pays périphériques.
La Slovénie fait partie de la périphérie, évidemment, comme la Grèce et le
Portugal. Quand on en parle, on peut apercevoir un discours tout à fait
différent. On traite le Portugal de bon élève, pour ce qui est de son programme
et de son sauvetage par la troïka, tandis qu’on fustige la Grèce.
Comme on parle de bon éleve pour l’Irlande. Mais la situation réelle est
extrêmement mauvaise au Portugal, en Irlande comme en Espagne. Il y a une
apparence de réussite du point de vue des critères des dirigeants européens,
parce que ces trois pays réussisent à rembourser leur dette sans demander la
réduction de celle-ci. Mais tout cela est strictement lié à des taux d’intérêt
qui sont provisoirement très faibles. Tous les pays européens, y compris la
Slovénie, refinancent leur dette publique à un coût très bas pour le moment,
mais il n’y a absolument aucune garantie que cela continuera. Au Portugal ou en
Espagne, le taux de croissance est très faible ou bien il stagne, le taux de
chômage est extrêmement élevé, la situation des banques portugaises,
irlandaises, espagnoles est très mauvaise aussi ; il va falloir continuer à les
recapitaliser. L’année passée, une des principales banque portugaise Banco
Espírito Santo a fait faillite. En fait, les grands médias et le gouvernement
européen octroient des satisfecits à certains gouvernements parce qu’il faut
dire : « voilà, les Grecs sont des mauvais élèves et cela va mal pour eux. Les
autres, ceux qui appliquent bien les réformes, se débrouillent ». Mais tout
cela, c’est de la mystification. Le bilan réel est tout à fait différent.
On est entré dans la psychologie...
En Slovénie, vous êtes dans une situation un peu surréaliste. Si je ne me
trompe pas, la majorité de la population slovène, le gouvernement slovène et les
grands médias considèrent que vous êtes tellement proche du centre des grandes
puissances – notamment de l’Autriche et de l’Allemagne – que vous vous en
sortirez toujours. Que vous êtes peut-être dans la péripherie, mais avec un pied
déjà dans le centre. Et certains pensent que vous êtes même carrément dans le
centre. Or, on va voir si c’est durable. Votre dette publique est en train
d’exploser à cause du sauvetage des banques et cela ne va pas s’améliorer à
court terme. La Slovénie elle-même n’est pas à l’abri de difficultés dans les
deux ou trois ans qui viennent. Et surtout, la grande différence entre la
Slovénie, l’Allemagne et l’Autriche, c’est que vous n’êtes pas au centre du
pouvoir européen. C’est Berlin, Paris, Londres et à un degré moindre Bruxelles
et Amsterdam qui influencent la politique des dirigeants européens, ce n’est pas
Ljubljana.
Quel regard portez-vous sur le rôle des médias ? On écrit
différemment sur le Portugal ou sur la Grèce. Il y a beaucoup de manipulation,
d’émotions aussi. On se perd dans le style et on oublie le fond – dans le style
de Yanis Varoufakis, par exemple. On se préoccupe de son doigt, voire de ses
vêtements.
Il est clair qu’on a stigmatisé la Grèce et la population grecque. Des
commentateurs qui devraient être sérieux ont dit que la Grèce ne collectaient
pas ses impôts depuis des siècles et qu’il s’agissait là d’un héritage de
l’Empire ottoman. Il est clair qu’il y a de l’évasion fiscale en Grèce ...
... et de la corruption. On est dans les Balkans... quand
même.
Partout en Europe, il y a de la corruption. Partout. A la FIFA, dans tous les
organismes … Mais on veut faire croire que c’est limité à quelques pays. Pour
cacher la très grande corruption, on met l’accent sur un petit pays que l’on
stigmatise. Ce que l’opinion publique slovène ne sait pas, c’est qu’un ministre
de la défense grecque, qui vient d’ailleurs du Pasok [Akis Tsohatzopoulos], a
été condamné en 2013 à 20 ans de prison ferme pour corruption. Il est en prison
avec cinq membres de sa famille. Mais personne n’en parle. Or, combien de
ministres en Europe sont en prison ? Je pense que certains ministres ou
ex-ministres slovènes auraient leur place en prison, mais ils ne s’y trouvent
pas, ils ne sont pas condamnés. En Grèce, il y a des procès pour corruption et
des condamnations : il y a un procès en cours contre 69 Grecs impliqués dans une
grosse affaire de corruption avec l’entreprise multinationale Siemens et il y
aura des condamnations dans les mois qui viennent.
Oui, la Grèce a de graves problèmes en matière de corruption et de collecte d’impôts, mais le problème est largement répandu dans toute l’Europe. Dans toute l’Europe, les grandes entreprises et le pour cent le plus riche de la population européenne ont réussi à obtenir des cadeaux fiscaux. Les Etats pallient à ce manque de recettes fiscales par le recours à l’endettement public. A cela s’ajoute l’évasion fiscale, par exemple l’affaire de la Banque HSBC, ou encore l’affaire Luxleaks qui implique directement Juncker. N’oublions pas que Draghi était directement impliqué dans le scandale du maquillage des comptes publics grecs en 2001 et 2002... On a un grand problème en Europe comme aux Etats-Unis : c’est qu’on a de grandes entreprises, notamment de très grandes banques qui se rendent systématiquement coupables de fraudes ou de corruptions. L’UE ne prend que des mesures extrêmement faibles à leur égard.
Oui, la Grèce a de graves problèmes en matière de corruption et de collecte d’impôts, mais le problème est largement répandu dans toute l’Europe. Dans toute l’Europe, les grandes entreprises et le pour cent le plus riche de la population européenne ont réussi à obtenir des cadeaux fiscaux. Les Etats pallient à ce manque de recettes fiscales par le recours à l’endettement public. A cela s’ajoute l’évasion fiscale, par exemple l’affaire de la Banque HSBC, ou encore l’affaire Luxleaks qui implique directement Juncker. N’oublions pas que Draghi était directement impliqué dans le scandale du maquillage des comptes publics grecs en 2001 et 2002... On a un grand problème en Europe comme aux Etats-Unis : c’est qu’on a de grandes entreprises, notamment de très grandes banques qui se rendent systématiquement coupables de fraudes ou de corruptions. L’UE ne prend que des mesures extrêmement faibles à leur égard.
Personne ne se sent responsable ni coupable.
Les institutions européennes, la Commission européenne, les gouvernements des
principaux Etats pourraient prendre des mesures fortes pour empêcher l’évasion
fiscale – qui est massive et qui porte surtout préjudice aux économies les plus
faibles. Les riches des pays de la périphérie européenne placent leur argent
dans les pays les plus sûrs, au Luxembourg, en Allemagne, en Autriche, en
Belgique, à la City de Londres. Les responsables européens ont parfaitement les
moyens de prendre des mesures, mais ils ne souhaitent pas le faire.
Est-il possible qu’un jour quelqu’un soit traduit devant la
justice ?
Je ne suis pas optimiste, surtout pas à court terme. Je ne crois pas que ces
personnages seront traduits devant la justice, ni qu’ils seront condamnés, alors
que leur comportement mériterait que la justice s’en occupe activement. Ce qui
peut se produire en positif c’est qu’on tire les leçons de ce qui s’est passé
avec la Grèce et que les nouvelles forces démocratiques progressistes
comprennent quelles doivent être plus fermes, plus que Tsipras ne l’a été, et
donc disposées en tant que gouvernements démocratiquements élus à désobéir aux
ordres de la Commission européenne et de la BCE, si – comme on l’a vu dans le
cas de la Grèce – elles prennent des mesures injustes pour les économies de
leurs pays.
La vague d’indignation dure déjà depuis un certain temps. Stéphane
Hessel a appelé à l’indignation il y a quelque années de cela. On a vu naître le
mouvement des Indignés en Espagne et la formation de Podemos, mais rien n’a
encore abouti. On se sent un peu face à une impasse.
Ces formations sont propulsées par une partie de la population qui veut des
réponses radicales. C’est pour cela que Jeremy Corbyn qui n’avait aucun
influence institutionnelle sauf dans les syndicats a gagné dans le Labour, et
c’est aussi pour cela que Bernie Sanders aux Etats-Unis, qui a très peu de
moyens, rencontre un grand soutien de la base dans le parti démocrate alors
qu’il est perçu comme un socialiste radical. Il y a vingt ans, ceux qui avaient
le vent en poupe, c’étaient Tony Blair et Gordon Brown, Clinton ou Barack
Obama... Maintenant ce sont Sanders, Corbyn, Podemos. Pourquoi ? Parce que cela
correspond à une volonté d’une partie de la population qui a elle-même tiré
comme conclusion qu’il faut des politiques qui traitent le mal à la racine. Dans
certains cas, les nouvelles formations politiques comme Syriza ou Podemos sont
parfois trop modérées. Même si elles disent qu’il faudrait des solutions
radicales, et recueillent pour cela un soutien populaire, elles ont peur de les
mettre en pratique. On a besoin d’un gouvernement progressiste qui n’a pas peur
de désobéir. L’intérêt des propos que tenait Stéphane Hessel, c’est de dire aux
gens : quand ceux qui ont le pouvoir appliquent des politiques foncièrement
injustes, il y a un devoir de rébellion, de révolte, de désobéissance. Et il est
important que cela vienne de quelqu’un qui a résisté au nazisme, parce que
justement ce sont ces gens-là qui ont résisté en France en s’opposant au régime
de Vichy, à la police française, et pas simplement aux nazis. Il fallait avoir
du courage pour lutter contre la police de son propre pays et contre son propre
gouvernement qui collaborait. Aujourd’hui, nous ne sommes pas, bien sûr dans la
même situation ; l’Allemagne d’Angela Merkel et de Wolfgang Schäuble n’est pas
l’Allemagne nazie. Il y a une énorme différence, mais indéniablement dans le
contexte actuel, il n’y a plus suffisamment d’espace pour exercer les droits
démocratiques, et donc il faut être prêt à désobéir et à se rebeller. J’espère
que ces forces politiques vont le comprendre, sinon on va aller de déception en
déception. Ce qui risque d’arriver, c’est l’extrême droite avec...
...Marine Le Pen en France...
ou Viktor Orbán en Hongrie. Le risque est grand que cette extrême droite
finisse par trouver des figures charismatiques et qu’avec une désobéissance
violente, dirigée contre les immigrés, elle puisse apparaître comme une
alternative crédible pour les populations. Il y a un danger réel en Europe. Il
n’est pas immédiat, ce n’est pas pour dans un an ou deux, mais le danger est
quand même là.
Quel regard portez-vous sur le rôle des syndicats ? On voit bien que,
dans le secteur privé, beaucoup d’usines ont fermé les portes. La classe
ouvrière est en train de disparaître.
C’est un peu exagéré, mais il est clair qu’il y a un affaiblissement
structurel des grands secteurs de salariés. Les concentrations de travailleurs
salariés se réduisent certainement dans certains pays ou bien dans des régions
entières de l’Europe. Le mouvement syndical a perdu de sa force dans toute une
série de pays.
Le syndicalisme se perd, du moins en Slovénie, dans une certaine
nostalgie, mais aussi – il faut le dire – dans la démagogie. Le monde est en
pleine mutation, il faut que les syndicats aussi suivent la
dynamique.
Je compte beaucoup sur la capacité du mouvement syndical de redéfinir une
doctrine cohérente dans le nouveau contexte. Un des grands problèmes en Europe
c’est qu’on a une Confédération européenne des syndicats avec, si je ne me
trompe pas, près de 60 millions de membres. Mais cette Confédération a soutenu
tous les traités européens, sauf le dernier, qu’elle a critiqué : le traité sur
la stabilité, la coordination et la gouvernance, le TSCG ou pacte budgétaire
européen. Elle s’y est opposée, mais de manière extrêmement molle, sans
mobilisation. Malgré cette réduction de grande concentration industrielle on a
encore – avec la Confédération européenne des syndicats qui unit presque tous
les syndicats – une puissance potentielle tout à fait considérable, mais ce
n’est que potentiel. En pratique, elle a tout laissé faire, en croyant que
l’Union européenne allait lui permettre comme direction syndicale de vivre
tranquillement dans un soi-disant dialogue social. En réalité, les dirigeants
européens n’avaient d’autre objectif que de précariser le travail et remettre en
cause les conventions collectives. La confédération européenne des syndicats
comprend très tardivement ce qui est en train de se passer et elle est incapable
de réagir, parce qu’il y a un manque de fonctionnement démocratique dans cette
énorme superstructure mais aussi et surtout un refus de la part de sa direction
et de certains des grands syndicats qui en sont membres d’affronter les tenants
de ces politiques de casse sociale.
Quel est le rôle des entreprises d’armes, vu la crise de la dette
publique aussi bien que la crise migratoire ?
Les industries d’armement jouent sans conteste un rôle important : dans le
cas grec, les fournisseurs d’armes à la Grèce sont principalement les
entreprises allemandes, françaises et nord-américaines. Elles sont responsables
de la corruption. Je viens de vous parler de la condamnation de ce ministre
grec ; évidemment il s’est fait corrompre par des entreprises comme Rheinmetall
en Allemagne, Thales en France et Lockheed Martin aux Etats-Unis. Il y a des
affaires très précises et bien connues où l’on a eu connaissance de pots-de-vin
d’un montant considérable pour corrompre des dirigeants politiques. Cela porte
sur des centaines de millions d’euros. On note la préoccupation d’une série de
pays européens de développer leur industrie d’armement – notamment la Pologne
qui vient de réaliser une grande foire internationale de l’armement. Le flux
important des réfugiés venant de Syrie est le produit de la politique de
l’Europe et des Etats-Unis à l’égard du Moyen-Orient. Je pense à l’intervention
militaire en 2003 en Iraq qui a destabilisé la région sans réellement apporter
la démocratie, à l’intervention en Libye, enfin à la politique menée à l’égard
de la Syrie. Tout cela a généré le renforcement d’Al-Qaïda en Lybie et dans la
zone proche du Soudan et du Mali et a favorisé la création de Daesh. On a des
fournisseurs d’armes qui approvisionnent les différentes parties en conflit et
entretiennent ainsi les guerres. Comme à d’autres moments de l’histoire, il y a
effectivement un lien entre la stratégie suivie par les fournisseurs d’armes et
le type de politiques menées pour résoudre les problèmes dans d’autres régions
du monde. De telles politiques ne correspondent pas à l’intérêt des peuples ; un
de leurs effets les plus désastreux est de jeter sur les routes des centaines de
milliers de personnes, notamment des enfants et des vieillards, réduits à venir
demander l’asile à des Etats qui refusent ou réchignent à les accueillir.
Récemment, la maison d’édition slovène CF a mis dans le livre sur la
dette publique intitulé Qui doit à qui ? une photographie de soldats allemands
hissant le drapeau nazi sur l’Acropole d’Athènes en 1941. Qu’en
pensez-vous ?
C’était un message très fort qu’a voulu faire passer la maison d’édition. Son
intérêt est de faire réfléchir car il ne faut pas oublier l’histoire européenne.
Il n’y a pas si longtemps, les troupes de Mussolini, suivies des nazis, ont
occupé la Grèce. La Grèce a été l’un des pays européens les plus martyrisés,
touchés et détruits pendant la Seconde Guerre mondiale, à côté de l’Union
soviétique, de la Pologne et en partie aussi de la Yougoslavie. La Grèce est
toujours en droit de demander des réparations de guerre à l’Allemagne. Je la
soutiens dans cette perspective-là. Cette photo doit faire réfléchir. Ce n’est
pas une caricature, on n’a pas mis en dessous d’un casque la tête de Wolfgang
Schäuble ou d’Angela Merkel. Cette photo ne veut pas dire que Angela Merkel se
comporte comme les nazis, mais elle doit être considérée comme un rappel de
notre histoire.
Je pense qu’il faudrait changer de rhétorique dans les médias et ne
plus parler du quatrième reich, par exemple. Trop de souvenirs empêchent
d’atteindre nos objectifs ; il vaut mieux apaiser le discours.
Il est très clair que nous ne sommes pas dans une situation de domination
totale, certes pas dans une domination militaire de la part de l’Allemagne sur
le reste de l’Europe. Au contraire, beaucoup de gouvernements nationaux sont
très contents qu’Angela Merkel et Wolfgang Schäuble apparaissent comme les
méchants et les plus durs. Cela arrange quelque part Matteo Renzi ou François
Hollande de pouvoir dire « Ce sont eux qui nous empêchent de faire des
concessions. »
Le problème aujourd’hui en Europe ce n’est pas seulement l’Allemagne, c’est
l’architecture européenne. Pour changer tout cela il devient évident – si l’on
veut véritablement une Europe démocratique – qu’il faudra abroger toute une
série de traités européens. Il faudrait initier au plus vite un processus
constituant au niveau européen, un processus démocratique – se traduisant par
l’élection d’une assemblée constituante européenne par les différents peuples
d’Europe. Dans chaque pays de l’Union européenne, des processus nationaux
seraient également lancés afin d’élaborer collectivement et démocratiquement un
nouveau projet pour l’Europe. On pourrait ici s’inspirer de l’expérience de la
France au XVIIIe siècle où les populations de toutes les contrées du pays
avaient rédigé « des cahiers de doléances » exprimant leur ressenti, leurs
attentes, leurs exigences... Il est plus que temps de faire un bilan de la
construction européenne des soixante dernières années et qu’on dise :
« Maintenant on reprend cette construction en la rendant réellement démocratique
avec la participation des peuples. » Je crois que toute une série de traités
européens ne permet pas cela. Il va donc falloir un grand bouleversement en
Europe, un grand mouvement européen permettant de déboucher sur un tel
changement. Quand est-ce que cela va avoir lieu ? Cela commencera par quelques
pays qui vont désobéir, certains vont sortir de la zone euro, l’Europe va
rentrer dans une crise plus grave qu’aujourd’hui. Mais cela peut prendre dix ans
ou vingt ans. Le processus sera lent et long. La sortie de l’Ancien régime
d’absolutisme royal a été le fruit d’une longue lutte.
Sera-t-il possible de le faire paisiblement, vu l’histoire et la
crise ?
Je crois que la force des structures autoritaires européennes s’appuie sur la
soumission et la docilité des peuples ainsi que de leurs représentants
politiques. Leur force est notre obéissance résignée. A partir du moment où une
indignation devient massive et se transforme en mobilisation, l’Europe sera
forcée de changer et cela n’implique pas d’exercer la violence. Il doit être
possible de le faire avec fermeté et détermination mais sans violence.
Est-il correct de parler de 1% de riches contre 99% de
pauvres ?
Oui, c’est bien. C’est très schématique, bien sûr, mais cela correspond à la
réalité. J’ai étudié cette problématique et les travaux de Thomas Piketty l’ont
bien mise en lumière. Le un pour cent le plus riche aux Etats-Unis détient 50
pour cent du patrimoine national. Si vous y ajoutez les neuf pour cent en plus,
vous n’obtenez pas beaucoup plus ... Parler d’un pour cent permet de dire qu’on
peut cibler des mesures sur un secteur minoritaire de la société et qu’on n’a
pas besoin de toucher à la classe moyenne. On est repassé à un tel niveau de
concentration de la richesse que la formule de un pour cent est beaucoup plus
juste qu’il y a trente ans. Il y a trente ans il fallait parler de 10%.
Mais en comparaison avec la période avant la Première Guerre mondiale
ou après ? Etait-ce la même chose ?
On est revenu, au niveau de concentration de la richesse, à la situation d’il
y a cent ans. C’est ce que montre Piketty.
Source en slovène : http://www.delo.si/sobotna/se-bomo-iz-vsega-kar-se-je-zgodilo-z-grcijo...
Le quotidien Delo est le principal quotidien slovène.
La traduction du slovène vers le français a été réalisée par Mimi
Podkrižnik. La version française a été revue par Patrick Saurin, Damien Millet
et Eric Toussaint
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