Oui, un Nobel d’économie peut raisonner comme un abruti
GÉRARD LE PUILL(*)
LUNDI, 30 NOVEMBRE, 2015
Alors que s’ouvre aujourd’hui la conférence de Paris pour tenter de trouver les voies d’une limitation de la hausse de la température du globe à + 2°C d’ici la fin du siècle en cours, Jean Tirole continue d’affirmer que cela dépend, exclusivement et miraculeusement, du prix de la tonne de carbone sur le marché mondial des droits à polluer.
Le 5 juin dernier je posais la question suivante comme titre d’un article sur l’Humanité.fr : « Un Nobel d’économe peut raisonner comme un abruti?». La question visait nommément Jean Tirole qui, avec son collègue Christian Gollier de l’école d’économie de Toulouse, considérait dans le Monde daté de ce même jour qu’une taxe carbone suffisamment élevée permettrait de réduire miraculeusement les émissions de gaz à effet de serre sans rien changer au fonctionnement de l’économie libérale mondialisée.
Dans le supplément économique du Monde daté du 28 novembre, Jean Tirole récidive dans le cadre d’un entretien croisé avec Antoine Frérot, PDG de Veolia. L’entretien s’étale sur une page entière du quotidien du soir et n’a, de manière générale, que peu d’intérêt. A une question de la rédaction sur l’intérêt de « l’économie circulaire » basée sur le recyclage des matières premières, Jean Tirole répond « pourquoi pas?». Puis il ajoute à l’adresse de son compère Frérot : « Le jour où il y aura un prix du carbone décent, cela donnera à Veolia l’occasion d’en faire plus ». Car Tirole en est sûr, « une fois le signal (par le prix NDLR) donné, tout le monde va s’y mettre, les chercheurs, les industriels, les ménages ».
Il se garde toutefois de préciser que les industriels auront la possibilité de répercuter le coût de la taxe carbone dans leurs prix de vente tandis que les ménages n’auront plus qu’à payer plein pot, si, par exemple , il n’ont pas d’autre possibilité que d’utiliser leur voiture pour aller au travail. A la question de savoir comment rendre un tel accord contraignant pour des pays qui ne voudraient pas prendre d’engagements à Paris tout en profitant des efforts faits par les autres , Antoine Frérot avance la proposition suivante : « Et même si on n’y arrivait qu’au niveau de l’Union européenne, on pourrait taxer les produits qui entrent dans l’Union en fonction de la quantité de carbone émise pour les produire et les acheminer. Ce serait une taxe carbone à la frontière».
Réplique immédiate de Jean Tirole : « Les taxes aux frontières, c’est à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de la décider, pas au gouvernement français ou à l’Europe. On ne peut pas être juge et partie, il faut faire attention à cela. Même si je pense, bien sûr, que les pays qui n’ont pas de prix du carbone ou des prix très faibles font du dumping environnemental ». Ce demi-aveu de Jean Tirole mérite un développement auquel les lecteurs du Monde n’ont pas eu droit.
Il faut ici faire un peut d’histoire et rappeler ce que fut la conclusion du cycle des négociations commerciales de l’Uruguay round qui s’est achevé par l’accord de Marrakech en 1994. Basé sur des baisses de tarifs douaniers aux frontières, surtout à celles des pays capitalistes développés, cet accord a favorisé les délocalisations de productions industrielles vers les pays à bas coûts de main d’œuvre. Les industriels ont joué à fond et jouent toujours la carte du dumping social et environnemental, tandis que les grandes enseignes de la distribution ont accentué la pression pour obtenir des prix d’achats toujours plus bas afin d’avoir des marges bénéficières toujours plus élevées. C’est de cette manière que le coût de la main d’œuvre pour la production d’un tee-shirt vendu 29€ à Paris n’était que de 18 centimes Dacca au Bengladesh, tandis que la marge du distributeur s’élevait à 17€ comme l’avait montré un reportage « d’Envoyé Spécial » de France 2 en 2014. C’est aussi cette nouvelle forme d’esclave qui a fait mourir 1.135 personnes lors de l’effondrement d’une usine textile de la banlieue de Dacca le 24 avril 2013, laquelle approvisionnaient certaines de nos grandes enseignes commerciales.
Dans l’industrie comme dans la production agricole, le bilan carbone des délocalisations a été désastreux. Appliquées selon la vieille théorie des avantages comparatifs conceptualisée par le spéculateur anglais David Ricardo au début du XIXème siècle, les délocalisations ont augmenté de plusieurs manières les émissions de gaz à effet de serre. Des forêts continuent d’être rasées pour développer des cultures de rente tandis que les importations ruinent nos paysans. Des grandes et des petites usines en bon état de marche ont été détruites dans les pays développés pour être remplacées par d’autres dans des pays à bas coûts de main d’œuvre. Ce que certains économistes libéraux qualifient trop rapidement de « destruction créatrice »en reprenant à leur compte la théorie de Joseph Schumpeter sur le rôle destructeur de certaines innovations créatrices de nouveaux emplois, ne devait souvent rien à une quelconque innovation. Le choix de la délocalisation était seulement fondé sur une différence de coût de la main d’œuvre.
Autre élément aggravant concernant le bilan carbone de ces délocalisations, dans ces pays d’accueil à bas coûts de main d’œuvre on produit de l’électricité en brûlant du charbon tandis que les rejets de polluants se font dans la nature, surtout au détriment des cours d’eau, faute de normes environnementales. Il faut ensuite réexpédier ces productions délocalisées vers les pays consommateurs qui sont souvent les pays capitalistes qui avaient délocalisé leurs productions. Si le transport maritime par conteneur est peu émetteur de gaz à effet de serre, il n’en va pas de même avec la ronde des camions en amont et en aval des ports d’embarquement.
Voilà ce que gomme délibérément le prix Nobel d’économie de 2014. C’est en cela qu’il raisonne comme un abruti. Reste à savoir pour quelles raisons, voire en fonction de quels intérêts ?
(*) Journaliste et auteur, Dernier ouvrage paru : « L’écologie peut encore sauver l’économie », une coédition de Pascal Galodé et de l’Humanité.