Jean-Jacques REGIBIER
Vendredi, 29 Janvier, 2016
Humanite.fr
Présentées comme la réponse de l’Europe face à l’évasion fiscale des entreprises et au scandale du Luxleaks, les mesures annoncées jeudi par la Commission européenne soulèvent les critiques croisées des ONG spécialisées dans les questions fiscales, et d’élus du Parlement européen.
L’intention était pourtant louable. « Le manque à gagner dû à l'évasion fiscale se chiffre chaque année à des milliards d'euros, qui pourraient servir à financer des services publics comme les écoles et les hôpitaux ou encore à stimuler l'emploi et la croissance ( … ) C'est inacceptable et nous prenons toutes les mesures qui s'imposent, » a martelé Pierre Moscovici, le Commissaire européen ( France ) chargé des affaires économiques et financières.
Des milliards d’euros, c’est un peu vague comme chiffre quand on est Commissaire européen à la fiscalité chargé de la lutte contre la fraude. Mais heureusement, Oxfam, une ONG spécialisée dans les questions de fiscalité internationale, a fait le calcul. Selon elle, un réseau mondial de paradis fiscaux a permis aux plus riches de cacher quelques 7600 milliards de dollars. Voilà qui est plus précis, surtout si on replace ce chiffre dans le contexte d’autres informations financières qui font apparaître que le fossé entre riches et pauvres n’a jamais été aussi abyssal sur la planète.
Ainsi, selon le Crédit Suisse, 1% des plus riches du monde ont désormais accumulé plus de richesses que tout le reste de la population mondiale, soit 99%. Une situation qui avait été anticipée, mais qui est intervenue une année plus tôt que prévu, ce ne sont pas les bénéficiaires qui s’en plaindront… En 2015, 62 personnes possédaient à elles seules les mêmes richesses que 3,5 milliards de personnes ( la moitié la plus pauvre de l’humanité ), leur fortune ayant augmenté de 44% en 5 ans, tandis que dans le même temps, les ressources de la moitié la plus pauvre de l’humanité chutaient de 41%. Oxfam parle d’une crise des inégalités qui échappe à tout contrôle, notamment au contrôle fiscal, l’évasion fiscale étant l’un des moyens de creuser les inégalités.
Les mesures de « justice fiscale » prises par la Commission européenne pour lutter contre l’évasion fiscale des entreprises, permettront-elles d’inverser la tendance ? Rien n’est moins sûr.
Tout d’abord parce que malgré ce qu’aimerait faire croire la Commission, les mesures prises n’ont rien de vraiment nouveau. La Plateforme Paradis fiscaux et judiciaires, un groupement de 21 syndicats et ONG, rappelle que ces mesures ne sont que la transcription des décisions prises par l’OCDE ( Organisation de Coopération et de Développement économique ) en novembre dernier au G20 à Antalya, des décisions qui avaient été jugées très insuffisantes et que la Commission européenne n’interprète qu’a minima. Parmi les points particulièrement préoccupants, la transparence fiscale.
La Commission européenne prétend vouloir accroître la transparence sur les impôts que paient les sociétés - toujours les bonnes intentions-, mais les informations ne seront échangées que par les administrations fiscales, pays par pays, et la mesure ne concernera que les très grandes entreprises européennes, celles qui font plus de 750 millions d’euros de chiffre d’affaire. La question de rendre ces informations publiques, est remise à plus tard. C’était pourtant l’une des revendications des groupements citoyens.
Pour Lucie Watrinet, de CCFD-Terre Solidaire « il est extrêmement dommage que la Commission se soit précipitée pour transcrire le reporting non-public ( la transmission des rapports d’activité des entreprises et de leurs bénéfices en mode confidentiel NDLR ) alors que des discussions sont toujours en cours au sujet du reporting public et que le Parlement européen s'est déjà prononcé quatre fois en sa faveur ( … ). Il est pourtant nécessaire que chacun ait accès à ces données pour que cette mesure soit efficace». Ce qui fait dire à l’ONG que « la transparence, ce n’est pas pour maintenant. » Un point de vue partagé par Oxfam qui explique que « la confidentialité de ces informations retire l’efficacité première du reporting : son effet dissuasif, » ajoutant que « la fin de l’ère des paradis fiscaux doit passer par une réelle transparence sur l’activité des entreprises. »
Les autres critiques portent sur les aspects relevant plus directement de la technique financière. La Commission propose ainsi une uniformisation de certaines règles pour décourager les entreprises de transférer leurs bénéfices dans des paradis fiscaux, des règles qui concernent les filiales, et qui doivent permettre aux Etats de taxer des revenus réalisés par leurs entreprises dans des juridictions à fiscalité faible. Or, la Commission ne propose pas de définition uniforme de ce qu'est une juridiction à fiscalité faible, ce qui, toujours selon Oxfam « risque même d'accélérer la course au moins-disant fiscal qu'on observe déjà en Europe. »
Même chose à propos des transferts de bénéfices, via le paiement d'intérêts (déductibles d'impôts) au sein d'une même entreprise, une méthode connue pour échapper à l'impôt, dont les entreprises abusent largement en s'endettant auprès de leurs filiales situées dans des paradis fiscaux. « Là encore, la Commission européenne a fait le choix d'un encadrement a minima des paiements d'intérêts », dénonce la Plateforme Paradis fiscaux et judiciaires.
Et puis reste la question controversée de la fameuse liste des paradis fiscaux. Après l’élaboration d’une première liste noire très limitée des paradis fiscaux en juin dernier, la Commission européenne souhaite pour l’instant en rester aux discussions avec les états membres dans l’optique de recenser et de se prémunir contre les paradis fiscaux, mais uniquement ceux qui sont extérieurs à l’Union européenne. Cette mesure, quand elle aura abouti, ne s’appliquera donc pas aux états membres, alors que certains d’entre eux sont régulièrement pointés du doigt parce qu’ils font la sourde oreille lorsqu’il s’agit de collaborer avec les autres pays sur les questions de fiscalité des entreprises. Comme le fait remarquer Manon Aubry, d’Oxfam :
« Le fait que les négociations sur ce paquet anti-évasion fiscale se déroulent sous la présidence néerlandaise est plutôt ironique, car les Pays-Bas sont eux-mêmes un paradis fiscal, comme l’affaire Starbucks n’a pas manqué de l’illustrer. Si les Etats-Membres de l’UE, et notamment la présidence actuelle du Conseil, se résolvent effectivement à mettre fin à l’ère des paradis fiscaux, il leur faut cesser d’être hypocrites. »
Pour le député européen portugais Miguel Viegas ( GUE/GVN ) , c’est effectivement bien là la question. Pour lui, si l’Europe a dû céder à la pression populaire suite au scandale Luxleaks ( les accords financiers avantageux et secrets passés entre le fisc du luxembourgeois et des cabinets d’audit travaillant pour des multinationales ), « la Commission européenne fait semblant de faire quelque chose, mais elle évite de prendre des mesures qui pourraient sérieusement endiguer le phénomène de l’évasion fiscale « .
Un point de vue largement partagé par les syndicats – dont le syndicat de la magistrature – et les ONG de la Plateforme, pour qui « la Commission a revu à la baisse ses ambitions de réforme «, alors que les investissements des entreprises dans les paradis fiscaux ont quadruplé depuis l’an 2000. « Cela laisse planer le doute sur la volonté réelle de l’UE de réprimer fermement l’évasion fiscale. », concluent-ils.