mercredi 10 février 2016

La sécheresse et le réchauffement climatique commencent à affamer l’Amérique centrale (basta)

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Au Guatemala, au Salvador, au Honduras et au Nicaragua, plus de 3 millions de personnes, essentiellement des familles de petits agriculteurs, se trouvent actuellement affectées par la sécheresse qui frappe la région depuis plus d’un an. Elle a détruit entre 75 et 100% des récoltes de maïs et de haricots. C’est l’une des conséquences du réchauffement climatique auxquelles fait face l’Amérique centrale. S’y ajoutent des inondations, la multiplication des moustiques vecteurs de maladies graves, comme le virus Zika qui provoque des maladies congénitales, et des ouragans... Reportage au Guatemala auprès de familles frappées par la sécheresse.
Blanca et Floridalma caressent tristement les feuilles de leurs plants de sorgho qui ont viré au noir. C’est la première fois que la « tâche d’asphalte » fait son apparition à Chiltote, petite communauté rurale de la ville de Concagua, dominée par les montagnes qui séparent le Guatemala du Salvador. Ce mélange complexe de champignons ronge pernicieusement les plantes pour leur ôter la force de produire les petites billes jaunes que les deux sœurs quadragénaires attendaient tant.
Le maïcillo, surnom donné au sorgho en espagnol pour sa ressemblance avec le maïs, était leur seul espoir de sortir de la crise économique et alimentaire dans laquelle les a plongées la sécheresse. Celle-ci a durement frappé une partie de l’Amérique centrale durant les hivers 2014 et 2015, remplaçant les saisons des pluies, censées tomber de juin à fin octobre. L’absence de précipitations a privé des milliers de personnes de maïs et de haricots ces deux dernières années. Elle a aussi favorisé la propagation de nombreuses maladies fongiques dans les cultures.

« Je ne sais pas comment nous allons faire »

En août, afin d’assurer leurs arrières, les deux mères de famille ont planté un champ de maïcillo en plus du maïs habituel, le petit cousin de la céréale préférée des Centraméricains étant connu pour sa résistance aux fortes chaleurs. Mais novembre touche à sa fin et elles savent désormais que « cela ne donnera rien ».
« Je ne sais pas comment nous allons faire, s’inquiète Blanca. Il va nous falloir chercher du travail dans les champs de café. Comme tout le monde est dans le même cas et qu’en plus de nombreuses plantations ont été touchées par la rouille, il y a peu de chance d’en trouver. » La rouille, encore un champignon qui pullule depuis trois ans dans les cafétiers d’Amérique centrale et s’est férocement répandu cette année.

Une tortilla et une mangue par jour

« Avant la sécheresse, notre famille récoltait entre une et deux tonnes de maïs et 276 kilos de haricots. On en consommait une partie et on en vendait l’autre », se souvient Floridalma, qui vit avec son mari, ses quatre enfants et la famille de sa sœur. « En 2014, nos cultures se sont desséchées, nous avons eu à peine de quoi nous nourrir et n’avons rien pu vendre. C’est pire cette année : les semis de mai n’ont absolument rien donné et ceux du mois d’août juste de quoi manger un peu et payer la redevance au propriétaire du terrain », renchérit Blanca.
Après l’hiver 2014, cette famille comme des milliers d’autres dans la région a bénéficié de programmes alimentaires émanant des gouvernements locaux, d’institutions internationales ou d’ONG. L’aide dont elle bénéficie actuellement est sur le point de se terminer. La faim la guette à nouveau. En 2014, « il y avait des jours où nous ne mangions qu’une tortilla (galette de maïs) et une mangue chacun », raconte Floridalma. « Il nous est arrivé plusieurs fois de ne pas manger pendant toute une journée et de ne donner aux enfants qu’un peu de yucca achetée chez le voisin. »
L’une de ses filles, Berlin Marina, 8 ans, a très mal vécu cette période. Elle souffre depuis de violentes douleurs à l’estomac qui l’empêchent d’aller à l’école. Ses parents n’ont pas les moyens de payer les examens qu’elle doit passer à l’hôpital et son état ne s’améliore pas avec les infusions a la menthe qu’ils lui préparent.

Trois millions de personnes affectées

Au Guatemala, 1,3 million de personnes se trouvent actuellement affectées par la sécheresse de ces deux dernières années, près de 10% de la population. Au Salvador, elles sont 825 000 (13% de la population) et au Honduras, 1,4 million (près de 20%), selon un rapport du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’Organisation des Nations Unies en Amérique latine et aux Caraibes (OCHA-ROLAC) publié en octobre [1]. Il s’agit essentiellement de familles de petits agriculteurs ou de journaliers dépendant de leur production pour se nourrir et subvenir à leurs besoins les plus basiques. Sur ces 3,2 millions de victimes du « Triangle du Nord » auquel se limite cette étude, 1,1 million requièrent une assistance alimentaire immédiate selon l’institution, qui calcule qu’entre 75 et 100% des récoltes de maïs et de haricots ont été perdues. Le nord du Nicaragua a également été touché.
Ces quatre pays sont traversés par « le corridor sec ». C’est le nom donné par les géographes à une frange de forêt tropicale sèche proches des côtes du Pacifique et des Caraïbes, caractérisée par sa longue saison sèche (son été, qui dure de novembre à fin mai) et sa courte saison humide. Ces deux derniers hivers, il a trop peu plu pour que les terres des petits agriculteurs qui sèment en mai et n’ont pas de système d’irrigation puissent être fertiles. Les habitants de certaines communes du Guatemala n’ont pas vu une seule goutte d’eau tomber du ciel pendant 48 jours d’affilée entre juillet et août, ce qui ne leur était jamais arrivé.

El Niño grandit sous l’effet du réchauffement climatique

Voilà dix ans que les saisons des pluies s’amenuisent dans la région. En 2014, la perturbation climatique El Niño, qui se produit tous les trois à sept ans, n’avait pas encore fait son apparition et pourtant les précipitations étaient déjà beaucoup plus faibles que la normale. Ce réchauffement de l’océan Pacifique tropical est survenu cette année avec une grande intensité que l’on ne lui avait pas vue depuis deux décennies. Outre la sécheresse, l’enfant terrible a d’autres effets indésirables, comme les pluies diluviennes hors-saison, qui ont commencé à faire des dégâts dans la région, notamment au Guatemala. En octobre, 280 personnes ont péri lors d’un glissement de terrain à El Cambray, près de la capitale.
Le phénomène ne prendra fin qu’au printemps 2016. Selon les experts, il faut s’attendre à ce qu’il revienne avec force plus souvent qu’auparavant. Une étude publiée l’an dernier dans la revue Nature par une équipe de chercheurs internationale a conclu que la fréquence des épisodes extrêmes de El Niño allait« doubler à l’avenir sous l’effet du réchauffement climatique », passant d’un cas tous les vingt ans à un tous les dix ans [2].

« C’est nous qui payons les dégâts »

« Les pays de notre région ne produisent pas autant de CO2 que les pays développés et pourtant c’est nous qui payons les dégâts », déplore Guido Calderón, secrétaire exécutif de la Concertation régionale pour la gestion des risques (CRGR), rencontré dans son bureau de la ville de Guatemala. La Concertation regroupe des associations de toute l’Amérique centrale spécialisées dans l’accompagnement des populations affectées par des désastres tels que la sécheresse et les inondations.
Elle fait partie du Forum « Amérique Centrale vulnérable unie pour la vie » qui a vu le jour en 2008. Très mobilisés lors de la COP21, ses membres espéraient du nouvel accord sur le climat qu’il soit contraignant, qu’il fasse de la réduction des émissions une réalité, et que l’objectif de limiter l’augmentation de la température globale soit fixé à 1,5°C – et non 2°C – par rapport à l’ère pré-industrielle d’ici à 2100. C’est ce qu’avait d’ailleurs discrètement recommandé un rapport technique de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) en mai dernier [3]. L’accord de Paris, « pas suffisamment ambitieux » selon le Forum, mentionne bien cet objectif de 1,5ºC, mais sans en faire son véritable objectif, qui reste 2ºC (avec beaucoup de questions quant à la volonté de la communauté internationale de l’atteindre effectivement).

Besoin de fonds et d’assistance technique

Le Forum souhaite que la région soit officiellement reconnue comme « hautement vulnérable au réchauffement climatique », ce qu’elle n’a pas obtenu dans l’accord de Paris, dont le préambule évoque néanmoins les « besoins et circonstances spéciales » des pays en développement. « Cela nous permettrait de bénéficier de financements dont nos pays ont besoin pour renforcer leur capacité à faire face aux désastres, explique Guido Calderón. Notamment pour constituer des fonds nationaux dédiés à l’assistance alimentaire qui puissent être activés avant que les populations ne commencent à souffrir de faim. L’aide doit aussi être technique et préventive et servir entre autre à mieux équiper nos centres d’investigation météorologiques et hydrologiques et à former leur personnel. »
Loin de nier la responsabilité des gouvernements centro-américains, il plaide également pour des réformes intérieures en matière de choix énergétiques, de gestion des déchets, d’infrastructures et de transports. « C’est une question d’agenda politique : les ministères qui ont les plus gros budgets au Guatemala, après la Défense, sont celui du Logement et des Infrastructures, qui utilise mal son argent, et celui de l’Économie, qui préfère se concentrer sur la promotion de l’industrie extractive. » Un secteur dans lequel les entreprises étrangères jouent un rôle très important. Dans le département de Jutiapa où vivent Blanca et Floridalma, la Canadienne Goldcorp, première compagnie minière des Amériques, a notamment commencé à extraire de l’or et de l’argent en 2007 dans une mine souterraine à travers sa filiale locale Entremares. Le projet, baptisé « Cerro Blanco », a été suspendu temporairement cinq ans plus tard pour des raisons financières. Il reste une épée de Damoclès pour les populations, qui verraient leurs ressources hydriques gravement menacées par cette activité.

Côtes inondées, moustiques et perte des semences natives

Les membres du Forum sont pour la mise en place d’un système permettant de quantifier les « pertes et préjudices » climatiques subis par certains pays et d’identifier les pays qui en sont les responsables pour les obliger à indemniser les victimes. C’est l’idée du mécanisme de Varsovie, qui a été à moitié intégré dans l’accord de Paris : on y parle bien de « pertes et préjudices » mais, au grand regret du Forum, il n’est nullement question d’obliger qui que ce soit à les compenser. En Amérique Centrale, ils vont bien au-delà de la perte des récoltes. On peut citer entre autres l’élévation du niveau des eaux qui menacent d’inonder les villes côtières de l’isthme, la multiplication des ouragans, la salinisation des terres côtières dues à la perte d’eau douce dans les terres, ou encore la propagation des moustiques vecteurs de graves maladies : dengue, malaria, chikungunya et désormais le virus zika.
La perte des espèces agricoles endémiques est aussi un véritable problème.« J’avais du maïs jaune, du maïs noir et du maïs blanc, mais j’ai perdu toutes mes semences en 2014, quand je n’ai rien pu récolter », se souvient Valdemero Pérez, qui vit et travaille la terre à San Jacinto, près de la frontière avec le Honduras. En mai, il a planté des graines de maïs blanc fournies par la municipalité mais elles n’ont rien donné. En août, il a semé des graines hybrides issues d’un programme humanitaire, blanches également. Elles ont été fertiles et il espère pouvoir les planter l’an prochain, laissant les couleurs qui parsèment les champs de l’Amérique Centrale s’estomper peu a peu.

Pour récupérer la souveraineté alimentaire, l’espoir de l’agroécologie

Pour Carlos Sotto, de la Fondation pour la reconstruction et le développement au Salvador (REDES), également membre du « Forum Amérique Centrale vulnérable unie pour la vie », l’adaptation de la région au réchauffement climatique réside en partie dans le passage de l’agriculture traditionnelle héritée de la révolution verte, celle qui promeut l’usage des produits chimiques et la monoculture, à l’agroécologie.« Les agriculteurs bio du Salvador ont perdu entre 20 et 30 % de leur récoltes seulement pendant la sécheresse », assure-t-il, expliquant que « les terres des agriculteurs bio ont une meilleure couverture végétale et une diversité de cultures grâce auxquelles l’humidité se conserve plus longtemps, même s’il arrête de pleuvoir pendant plusieurs jours ». Les États, soi-disant unis face au réchauffement climatique depuis la COP21 de Paris, seront-ils prêts à soutenir une transition agricole qui ne dépendra pas des multinationales ?
Marie-Pia Rieublanc (texte et photos)
En photos :
- Valdomero Pérez dans son champ de San Jacinto. Derrière lui, les semis de maïs blanc du mois d’août donnent leurs fruits. Dans ses mains, l’un des rares épis de maïs issus de ses semis du mois de mai, beaucoup moins épais que la normale.
- Blanca montre la “tâche d’asphalte”qui gâte ses plants de sorgho.
- Blanca Rosa Albarado Castro (à gauche) et sa soeur Floridalma entourée de trois de ses enfants : Eddy, Dinamérica et Natividad de la Merced, la plus grande. Elles posent au milieu de leur champ de maïcillo à Chiltote.
- Elías Alazar Domínguez, habitant de Yupiltepeque (département de Jutiapa), tient dans ses mains un épi de maïs né de ses semis de mai. La récolte a été misérable dans ces terres où il n’a pas plu pendant 29 jours d’affilée.