jeudi 18 février 2016

Une bombe contre le monde du travail (L'Humanité)

Une bombe contre le monde du travail

Kareen Janselme et Paule Masson
Jeudi, 18 Février, 2016
L'Humanité

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Photo : Patrick Nussbaum
Paris octobre 2015. Manifestation contre le travail dominical.
Photo : Patrick Nussbaum
Loin d’être une « simplification à droits constants » du Code du travail, le préprojet dévoilé hier par le Parisien remet au patronat les clés de la relation de travail. Le modèle ultralibéral de l’économie numérique prend les commandes. Décryptage.
Les 150 pages du préprojet de loi de réforme du Code du travail que Myriam El Khomri doit présenter en Conseil des ministres le 9 mars prochain creuse la tombe d’un siècle de droit du travail. Les 35 heures volent en éclats et la possibilité d’en travailler 60 se généralise. La modulation des salaires pourra durer jusqu’à cinq ans. Le contournement des syndicats par l’employeur est facilité. Les pleins pouvoirs sont accordés aux patrons et l’ubérisation de l’économie est en marche. « Ce gouvernement entend donner un blanc-seing aux entreprises pour déréglementer le temps de travail et, avec lui, la santé, la vie personnelle et familiale des salariés », s’alarme la CGT.

1. Temps de travail : fini les 35 heures !

Le gouvernement l’aura sans cesse rabâché : mais non, on ne touchera pas aux 35 heures… Même si le principe est posé, l’avant-projet de loi sur la négociation, le travail et l’emploi (Nete) va permettre d’y déroger à tout-va. Et ce, en généralisant la négociation au niveau de l’entreprise qui s’imposerait à la loi. Le seuil de déclenchement des heures supplémentaires correspond toujours à la 36e heure, mais les entreprises pourront en augmenter le volume hebdomadaire. Jusqu’ici, il était interdit de faire des heures supplémentaires au-delà d’une durée maximale de 48 heures (Article L. 3121-35), sauf dans certains cas très précis comme dans les branches d’activité à caractère saisonnier. Le préprojet rend ce dépassement possible jusqu’à 60 heures « en cas de circonstances exceptionnelles, une convention ou un accord d’entreprise, ou, à défaut, un accord de branche », bref à tout niveau et sans respect de la hiérarchie des normes. Tout cela sans nécessiter l’autorisation de l’inspection du travail. Les apprentis de moins de 18 ans pourront travailler au-delà des 8 heures actuelles jusqu’à 10 heures par jour et 40 heures par semaine. Sans besoin de connaître l’avis du médecin ou de l’inspecteur du travail, qui devront simplement être informés. Et le forfait jours, qui peut lisser le travail des cadres sur 235 jours par an sans comptabiliser le nombre d’heures effectuées, va maintenant pouvoir être proposé à un salarié sans qu’un accord collectif ne l’y autorise.

2. Négociation collective : le pouvoir aux entreprises

Le modèle des accords de maintien dans l’emploi, qui permettent de revoir pour un temps déterminé le temps de travail et les salaires (c’est-à-dire augmenter le premier et baisser les seconds), est élargi « en vue de la préservation ou du développement de l’emploi ». Ils s’imposeront au contrat de travail. Si les salariés refusent, l’employeur pourra les licencier pour « cause réelle et sérieuse ». Pour éviter que des accords ne soient soi-disant bloqués par des syndicats majoritaires (voir reportage ci-contre), l’avant-projet de loi veut légaliser les référendums, jusqu’ici consultatifs. Au premier abord, l’article peut apparaître comme une amélioration : un accord ne pourra être validé que si 50 % des syndicats représentatifs le signent. Mais il y a un loup ! En effet, en relevant ce seuil de 30 % à 50 %, le projet supprime, de fait, le droit d’opposition des syndicats majoritaires. Un accord signé par les syndicats représentant 30 % des salariés pouvait en effet être contesté par ceux représentant 50 %. Ce droit est désormais caduc. Désormais, si un accord n’obtient pas de majorité, les syndicats prêts à signer peuvent déclencher les processus référendaires. Si les salariés votent à plus de 50 %, l’accord sera considéré comme valable. Sous couvert de démocratie directe, on délégitime les syndicats et on fait comme si aucune pression ne pouvait influencer le salarié, subordonné pourtant à son employeur. Quant aux prud’hommes, on le subodorait, c’est confirmé : les indemnités sont plafonnées au plus bas, c’est-à-dire à quinze mois de salaire maximum quelle que soit l’ancienneté du salarié dans l’entreprise. Le patron pourra donc provisionner a priori les licenciements même injustifiés…

3. Économie numérique : Uber se frotte les mains.

Enterrée, la loi Macron 2 sur les « nouvelles opportunités économiques » de l’économie numérique ? Au contraire. Le modèle « Uber », bâti sur l’utilisation d’une cohorte de travailleurs faussement indépendants, fait une entrée fracassante dans le Code du travail, avec l’ajout d’un chapitre les concernant. La loi Macron 2, présentée en novembre dernier, avait délivré une définition de l’emploi futur, se partageant en deux catégories : d’un côté, des emplois « bien rémunérés avec un haut niveau de qualification », de l’autre des jobs « peu qualifiés ». Des petits boulots hyperprécarisés, mal rémunérés, et qui ont vocation à le rester. Reprenant à son compte cette philosophie, la loi El Khomri inscrit que le travailleur « ne peut être regardé comme ayant avec la plateforme un lien de subordination juridique caractéristique du contrat de travail… ». Les Uber, Airbnb et compagnie peuvent se frotter les mains. La dépendance de leurs chauffeurs ou loueurs d’appartement à leur plateforme pour trouver des clients est considérée comme relation de gré à gré. Le travailleur ne dépend pas de son employeur, il se soumet librement aux règles édictées par la plateforme. Le travailleur doit procéder lui-même au « recouvrement des cotisations de Sécurité sociale et allocations familiales ». La plateforme, elle, est exonérée de contrôle de la part de l’inspection du travail.
En contrepartie de la consécration dans la loi de ce modèle totalement dérégulé, le compte personnel d’activité s’ouvre aux « professions non salariées ». Maigre consolation quand on sait que ce « sac à dos » de droits attachés à la personne et non plus au contrat de travail vise essentiellement à accorder un crédit de formation professionnelle, plafonnée dans la loi à 150 heuresn contre 120 actuellement.