mardi 15 mars 2016

DiEM échouera, DiEM perdidi, par Frédéric Lordon (les crises)



DiEM échouera, DiEM perdidi, par Frédéric Lordon

Source : Le Monde diplomatique, Frédéric Lordon 16-02-2016


Carpe diem
par Eco Dalla Luna

n’en pas douter, le lipogramme est un exercice littéraire de haute voltige – en tout cas selon la lettre sacrifiée, puisque le lipogramme consiste précisément à tenter d’écrire un texte en renonçant totalement à l’usage d’une certaine lettre. Il fallait tout le talent de Perec pour affronter la mère de tous les lipogrammes en langue française, le lipogramme en « e ». Trois cents pages de livre, La Disparition – forcément… –, sans un seul « e » (Il suffira au lecteur de s’essayer à former une seule phrase qui satisfasse la contrainte pour prendre aussitôt la mesure de l’exploit). Fidèle à la tradition oulipienne, on pourrait généraliser l’exercice et demander de faire une phrase en interdisant certains mots ou groupes de mots (lipolexe ? liporème ? liposyntagme ?). Par exemple demander à Yves Calvi de faire une phrase sans « réforme », ou à Laurent Joffrin sans « moderne », Christophe Barbier sans « logiciel » (« la gauche doit changer de logiciel » – on notera au passage cet indice du désir constant de l’éditocratie que la gauche devienne de droite que jamais personne n’enjoint la droite de « changer de logiciel »), etc. Au grand silence qui s’abattrait alors sur l’espace public on mesurerait enfin le talent exceptionnel de Perec. La langue altereuropéiste elle aussi fait face à ses propres défis lipolexiques. Qu’il ne lui soit plus permis de dire « repli national » et la voilà à son tour mise en panne.

« Le repli national », l’impossible lipolexe de l’altereuropéisme

Sous un titre – « Démocratiser l’Europe pour faire gagner l’espoir » (1) – qui n’est pas sans faire penser au Robert Hue de « Bouge l’Europe » (ou bien à un reste de stage « Power point et communication événementielle »), Julien Bayou, après avoir parcouru réglementairement les évocations de notre « passé le plus sombre », nous met en garde contre « le repli national, même de gauche », et avertit que « la dynamique d’un repli sur des agendas purement nationaux » pourrait « accélérer la défiance entre Européens ». Dans une veine très semblable, Katja Kipping, co-présidente de Die Linke se dit « totalement opposée à l’idée d’un retour aux Etats nationaux » (2). Qui serait « un retour en arrière », pour ainsi dire un repli donc – national. Or, « en tant que gauche, nous devons avoir le regard tourné vers l’avenir » – oui, c’est un propos très fort. Au passage, on se demande quelles sont, à Die Linke, les relations de la co-présidente et du président, Oskar Lafontaine qui, lui, plaide franchement pour un retour au Système monétaire européen (SME), et ce faisant regarde à l’évidence dans la mauvaise direction. Moins de surprise à propos de Yanis Varoufakis, qui répète de longue date son hostilité à toute sortie de l’euro, à laquelle il donne la forme d’un refus de « l’affreux dilemme entre d’un côté notre système actuel en pleine déconfiture, et de l’autre le retour en force de l’idéologie de l’Etat-nation voulue par les nationalistes » (3).
Ce qui frappe le plus dans ces extraits presque parfaitement substituables n’est pas tant leur stéréotypie que la force d’inertie de leurs automatismes et leur radicale imperméabilité à tout ce qui se dit par ailleurs dans le débat de l’euro – et pourrait au moins les conduire à se préoccuper d’objecter aux objections. Mais rien de tout ça n’arrivera plus semble-t-il, en tout cas dans ce noyau dur de « l’autre Europe » qui se retrouve dans le mouvement DiEM (4) de Varoufakis. Tous les liens n’ont pourtant pas été rompus partout à ce point avec la réalité extérieure du débat, et il faut reconnaître avec honnêteté qu’à la suite de l’été grec, bon nombre de ceux qui tenaient la ligne altereuropéiste avec fermeté se sont sensiblement déplacés. Non pas que le débat soit tranché ni les convergences parfaites, mais au moins les exigences dialogiques élémentaires n’ont pas toutes succombé. Pas de ce genre d’embarras à DiEM, où l’automatique de la répétition a parfois des airs de canard à la tête tranchée courant droit devant soi – « repli national ».
Ça n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de dire des choses, et depuis un certain temps déjà. D’avoir fait remarquer par exemple la parfaite ineptie de l’argument « obsidional » qui fait équivaloir sortie de l’euro et retranchement du monde : 180 pays ayant une monnaie nationale, tous coupés du monde ? L’économie française jusqu’en 2002, coupée du monde ? Le Royaume-Uni, déjà hors de l’euro, peut-être bientôt hors de l’UE ? Tellement coupé du monde !
On reste plus perplexe encore du refus borné d’entendre quoi que ce soit des différentes propositions de reconfiguration de l’internationalisme, précisément faites pour montrer qu’il y a bien des manières d’en finir avec l’euro, et parmi elles certaines qui, parfaitement conscientes du péril des régressions nationalistes, travaillent précisément à le contrecarrer. Faut-il être idiot, bouché, ou autiste – on est bien désolé d’en venir à ce genre d’hypothèse, mais c’est qu’on n’en voit guère plus d’autres – pour continuer d’ânonner aussi mécaniquement « repli national » quand on explique qu’il est urgent de développer les liens de toutes les gauches européennes, mais sans attendre une impossible synchronisation des conjonctures politiques nationales, pour préparer celui qui sera en position à l’épreuve de force et à la sortie ? Faut-il être idiot, bouché ou autiste pour continuer de glapir au péril nationaliste quand on fait remarquer que les réalisations européennes les plus marquantes (Airbus, Ariane, CERN) se sont parfaitement passées de l’euro, que si l’intégration monétaire pose tant de difficultés, rien n’interdit – sauf l’obsession économiciste qui ne mesure le rapprochement entre les peuples que par la circulation des marchandises et des capitaux – de concevoir une Europe intensifiée autrement, par d’autres échanges : ceux des chercheurs, des artistes, des étudiants, des touristes, par l’enseignement croisé des littératures, des histoires nationales, par la production d’une histoire européenne, par le développement massif des traductions, etc. ? Mais à quoi sert de répéter tout ceci : dans l’ultime redoute de « l’autre euro » qu’est DiEM, on n’entend plus rien et on ne répond plus à rien – on court tout droit (comme le canard).

Europe démocratique ou Europe anti-austérité ?

Il y a sûrement bien des réserves à garder à l’endroit du plan B, pour l’heure plan de papier dont les volontés réelles sont toujours incertaines, mais dont au moins les intentions, et les créances, internationalistes, elles, sont peu contestables. Mais peu importe, pour lui comme pour les autres, et comme pour tout le monde, ce sera le même tarif : « repli national ». Il est à craindre pourtant que l’internationalisme-contre-le-repli-national soit mal parti s’il se donne pour seul critère l’euro authentiquement démocratisé. Pour toute une série de raisons qui ont été abondamment développées ailleurs (5), l’euro démocratique n’aura pas lieu, en tout cas pas dans son périmètre actuel. Car la démocratisation de l’euro est un processus self defeating comme disent les anglo-saxons : la possibilité croissante qu’il réussisse entraîne la probabilité croissante de la fracture de l’eurozone. Et sa dynamique de succès a donc pour terminus… son échec. On voudrait d’ailleurs, comme un argument a fortiori, poser deux questions simples à Yanis Varoufakis : 1) n’a-t-il pas fait partie de ces gens qui, dès 1992 et le Traité de Maastricht, ont immédiatement vu l’indépendance de la Banque centrale européenne comme une anomalie démocratique majeure (dont on ne se guérira pas par la simple publication des minutes ou quelque autre gadget de « transparence ») ? ; et 2) pourrait-il soutenir sans ciller que les Allemands seraient prêts à abandonner bientôt le statut d’indépendance de la banque centrale ? La question subsidiaire s’ensuit aussitôt qui demande par quel miracle, dans ces conditions, l’euro des dix-neuf pourrait devenir pleinement démocratique…
Mais Varoufakis a pris une telle habitude de se mouvoir dans un entrelacs de contradictions qu’on commence à s’interroger sur les finalités réelles de son mouvement DiEM. C’est qu’en réalité il y a deux « autre-Europe-possible », qu’on fait souvent subrepticement passer l’une dans l’autre, ou l’une pour l’autre : l’Europe anti-austéritaire et l’Europe démocratique. Qu’il puisse se constituer une force politique européenne pour obtenir, au cas par cas, quelques accommodements ponctuels, peut-être même une renégociation de dette (pour la Grèce par exemple), et pouvoir ensuite clamer avoir fait la preuve que l’Europe peut échapper à la fatalité austéritaire, la chose est peut-être bien possible. Et certainement serions-nous mieux avec ces rustines que sans. Mais il faut savoir ce qu’on veut, et savoir en tout cas qu’une Europe démocratique ne consiste pas en une brassée de points de dette en moins, et qu’une faveur de déficit primaire « mais n’y revenez plus » ne remplace pas le droit à délibérer de tout – la définition la plus robuste de la démocratie (et, en passant, de la souveraineté).
Dans ces conditions, il faut dire sans ambages que toute ambition d’une « Europe démocratique » en retrait de ce critère-là – délibérer de tout – a le caractère d’une tromperie. On vante souvent la logique raisonnable du compromis, celle qui, par exemple, pour garder l’Allemagne, et « parce qu’il faut accepter de ne pas tout avoir », concèderait la banque centrale indépendante, ou bien un TSCG « détendu », ou quelque autre chose encore – qui ne voit là la destination réelle de DiEM ? Mais c’est le genre de prévisible maquignonnage qui fait bon marché des principes – derrière lesquels usuellement on s’enveloppe avec grandiloquence, avant de tout céder en rase campagne. Or le principe démocratique ne se modère pas. Ou bien tout ce qui intéresse le destin collectif du corps politique, politiques monétaire et budgétaire comprises et en tous leurs aspects, est offert à la délibération, ou bien ça n’est pas la démocratie. Ne serait-il pas cependant envisageable de trouver un groupe de pays qui, quant à eux, se retrouveraient sur cette question de principe et comprendraient formellement la souveraineté de leur ensemble de la même manière que leurs souverainetés séparées, c’est-à-dire sans restriction de périmètre ? C’est bien possible après tout. Mais ce qui est certain, c’est que ce ne seront pas les dix-neuf actuels, et notamment pas l’Allemagne. Et que, sous cette configuration réduite, à plus forte raison sans l’Allemagne, l’euro d’aujourd’hui aurait vécu.

La stratégie de la désobéissance comme vérification expérimentale

Le secteur de l’altereuropéisme qui a conservé la tête au bout de son cou – il y en a un – semble bien conscient que l’épreuve de force, sous la forme, par exemple, de la désobéissance ouverte à laquelle il appelle désormais plutôt que d’envisager la sortie « brute » et unilatérale, a toute chance de déboucher sur une rupture – au moins, de la rupture, assume-t-il maintenant la possibilité, et c’est un progrès considérable.
Ce préalable qui demande que l’abcès soit ouvert et puis qu’on voie, au lieu de claquer immédiatement la porte, on peut l’accorder tout à fait. Pour ma part je ne l’ai jamais écarté. Mais c’est que, dans l’état où était alors le débat, on en était à seulement faire entendre la possibilité de la sortie. La chose faite et l’idée d’une stratégie de la tension acquise, c’est surtout qu’on peut déjà raconter la fin de l’histoire : ça rompra. Ça rompra, car l’euro démocratique, l’Allemagne n’en veut pas – et n’en voudra pas pour encore un moment. De son point de vue à elle d’ailleurs, il n’y a dans la constitution monétaire qui porte son empreinte aucune carence démocratique. Toutes les sociétés n’ont-elles pas leurs principes supérieurs, leurs points d’indiscutable en surplomb de tout ce qui reste offert à la discussion ? L’Allemagne a les siens, et ses principes supérieurs à elle sont monétaires. C’est ainsi et nul ne pourra lui en faire le reproche. S’il y a des reproches à adresser, ils doivent aller aux inconscients qui se sont toujours refusés à la moindre analyse, qui pensent que les rapports objectifs de compatibilité, ou plutôt d’incompatibilité, sont solubles dans le simple vouloir, qui n’ont jamais mesuré de quels risques il y allait de faire tenir ensemble à toute force des complexions hétérogènes au-delà d’un certain point – notamment quand la même question, monétaire, fait à ce degré l’objet de divergences quant à l’appréciation du caractère démocratique, ou non, de son organisation : terriblement problématique pour certains, aucunement pour d’autres. Est-ce ainsi, à l’aveugle et dans le refus de toute pensée, que DiEM entreprend de « démocratiser l’euro », avec le simple enthousiasme du volontarisme en remplacement de l’analyse ?
Cependant, que la fin de l’histoire soit connue n’empêche pas de se soumettre à une sorte de devoir d’en parcourir toutes les étapes – on évite simplement de se trouver pris de court au moment (anticipé) où les choses tourneront mal… On pourrait arguer à ce propos d’une sorte de pari, mais lucide et sans grand espoir, qui laisserait sa chance au miracle : s’il y a une probabilité même infinitésimale d’un dernier sursaut, ou bien d’une conversion inouïe de l’Allemagne, rendue au point d’avoir à choisir entre elle-même et l’Europe, alors il faut la jouer. La jouer pour s’être assuré de sa position en réalité, et ne pas l’avoir laissée qu’à une conjecture – et l’on peut consentir d’autant plus à cette sorte d’acquit de conscience expérimental qu’en l’occurrence l’affaire devrait être vite pliée…
Il entre aussi dans ce « devoir » la logique plus politique du partage public des responsabilités. Car la question démocratique sera posée à tous, et chacun sera sommé de répondre : si l’on appelle démocratie la prérogative souveraine de délibérer et de décider de tout, comment l’eurozone peut-elle justifier l’anomalie patente d’y avoir soustrait des choses aussi importantes que la politique budgétaire, le statut de la banque centrale, la nature de ses missions, les orientations de sa politique monétaire, etc. ? On verra bien alors qui répond quoi à cette question. C’est-à-dire qui est vraiment démocrate et qui ne l’est pas. À ce moment précis, ceux qui ne pratiquent pas la restriction mentale quant au périmètre de la démocratie seront entièrement légitimes à ne plus vouloir appartenir au même ensemble que ceux qui la pratiquent – puisque c’est bien là l’issue qu’on anticipe : il y aura d’irréductibles opposants à la déconstitutionnalisation des politiques économiques. Aussi, revêtus de leur plein droit à vivre sous une constitution entièrement démocratique, et d’ailleurs prévenus de longue date de cette issue, les démocrates réels pourront désigner les démocrates factices, rompre avec eux, et reprendre en main leur propre destin. L’euro sera mort, mais on saura par la faute de qui.
Mais DiEM ne veut rien voir de tout ceci. Par conséquent DiEM échouera. DiEM échouera parce que l’attente du miracle ne saurait remplacer l’analyse des complexions et des tendances réelles, c’est-à-dire, en l’occurrence, l’analyse de l’impossibilité du miracle. DiEM échouera… et en prime DiEM nous fera perdre dix années supplémentaires – puisque tel est bien l’horizon qu’il se donne à lui-même pour refaire « démocratiquement » les traités. Diem perdidi ? Si seulement : decennium perdidi oui ! Et comme toujours dans ces affaires, les dépenses temporelles sont faites aux frais des populations. On reste d’ailleurs rêveur qu’un ancien ministre grec puisse épouser avec une telle légèreté les perspectives grandioses de l’histoire longue quand son propre peuple, à toute extrémité, et dont il devrait pourtant connaître l’épuisement, ne tiendra plus très longtemps.
Pourtant, à supposer que cette douce négligence temporelle n’ait pas dans l’intervalle ouvert la voie à quelque monstrueuse alternative, DiEM, s’il échouera, n’aura pas fait qu’échouer. À part son intenable promesse, il aura produit autre chose : son mouvement même. Pour sûr, le mouvement échouera – c’est en tout cas la conjecture qu’on forme ici. Mais il restera, après l’échec, le mouvement lui-même. Un mouvement européen. Or, à qui considère avec un peu de conséquence que l’internationalisme réel consiste en le resserrement aussi étroit que possible des liens autres qu’économiques, monétaires et financiers entre les peuples européens, l’idée d’une initiative politique transversale européenne ne peut pas être accueillie autrement qu’avec joie, et ceci quel que soit son destin : elle est bonne par elle-même. DiEM échouera donc, mais pas tout à fait pour rien.

Post-scriptum : du désir collectif de bifurcation

Les illusions de DiEM mises à part, il se pourrait que le paysage de la question de l’euro à gauche soit en cours de clarification. Mais qu’en est-il au sein des populations mêmes ? Quand tout lui échappe, il reste toujours à l’éditocratie la planche de salut des sondages frauduleux. Elle en aura recueilli du monde cette planche-là, lors de l’été grec 2015 : « la population ne veut pas » – c’étaient les sondages qui l’assuraient. Mais les sondages n’assurent rien d’autre que leur propre ineptie quand ils posent à brûle-pourpoint une question à des personnes dépourvues du premier moyen, notamment temporel, d’y réfléchir, individuellement et surtout collectivement. Comme on sait les sondages de janvier 2005 donnaient le TCE gagnant haut la main – malheureusement pour eux, cinq mois plus tard, après un vrai débat… Si un sondage n’a de sens qu’après (et non avant) un débat collectif, force est de constater que, de débat sur la sortie de l’euro, il n’y en aura jamais eu d’ouvert en Grèce. D’abord parce que Tsipras n’en voulait à aucun prix, ensuite parce que la minorité de la Plateforme de gauche, qui était la plus désireuse de le porter, s’est tenue à une obligation de solidarité gouvernementale et de silence jusqu’au 13 juillet 2015 – et quand personne ne propose au pays l’ouverture d’un authentique débat politique, il reste… la bouillie des sondages.
Il est bien certain qu’en France, par exemple, où la situation est infiniment moins critique qu’en Grèce, les incitations à ouvrir le débat y sont encore plus faibles. C’est que les effets de la contrainte européenne, quoique très réels, n’y ont pas pris le caractère extrêmement spectaculaire qu’ils ont revêtu en Grèce ou au Portugal, et que dans ces conditions la question de l’euro reste une abstraction au trop faible pouvoir d’« embrayage ». Mais c’est au travail politique qu’il appartient de faire « ré-embrayer », c’est-à-dire de construire les problèmes, et en l’occurrence de rendre perceptibles, on pourrait presque dire sensibles, les abstractions lointaines, et pourtant opérantes, de la monnaie européenne.
En réalité, on le sait bien, l’obstacle principal à une proposition politique de sortie de l’euro est d’une autre nature : la peur. Et plus précisément la peur de l’inconnu. C’est un affect politique très général qui sert ici d’ultime rempart à la monnaie européenne, une asymétrie qui a toujours servi de soutènement à l’état des choses, et qui voit les peuples préférer un désastre connu à un espoir assorti d’inconnu, la servitude dont ils ont l’habitude à une libération risquée. La « catastrophe », voilà alors le destin systématiquement promis à ceux qui oseraient.
À DiEM, pas moins qu’ailleurs, on n’est pas feignant de l’évocation apocalyptique – « le cataclysme qu’entrainerait la sortie de l’euro », prophétise l’économiste Julien Bayou . Il n’est pas une année depuis le début de leur crise où l’on n’ait averti les Grecs du « désastre » qui les attendait si jamais leur venait l’idée de s’extraire. Mais au juste, comment pourrait-on nommer la situation où ils ont été rendus selon les règles européennes… sinon un désastre ? 25% d’effondrement du PIB, 25% de taux de chômage, plus de 50% chez les moins de 25 ans, délabrement sanitaire, misère, suicides, etc., est-ce que ce ne serait pas par hasard le portrait-type du désastre ?
La grande force de l’ordre en place, c’est qu’il tolère les désastres accomplis dans les règles, selon ses conventions
La grande force de l’ordre en place, c’est qu’il tolère les désastres accomplis dans les règles, selon ses conventions, et qu’en réalité le pire désastre n’y recevra jamais la qualification de désastre – celle-là on la réserve à toute expérience alternative et à la première difficulté qu’elle rencontrera. L’ordre en place peut avoir échoué pendant des décennies, on n’en réclamera pas moins de la politique qui rompt avec lui qu’elle réussisse dans le trimestre, sous le regard distordu des médias bien sûr, certificateurs asymétriques des « désastres ».
Alors oui, toutes les entreprises de transformation politique en général, celle de la sortie de l’euro en particulier, doivent compter avec ces effets, et d’abord avec la peur, la préférence pour le désastre connu. Aussi faut-il que le corps politique soit porté à un point de crise intolérable, pour qu’il consente enfin à révoquer ses habitudes et à envisager de nouveau des voies inédites. Ce point d’intolérable, c’est le point où même l’asymétrie est défaite, le point où le connu est devenu si haïssable que même l’inconnu lui est préféré. Où se situe ce point, nul ne le sait – sans doute très loin, à voir ce que le peuple grec a enduré sans l’avoir encore rencontré. La réduction de la distance qui nous en sépare pourtant n’est pas laissée qu’au travail des causes extérieures. Le travail politique a aussi pour effet de le déplacer, en faisant voir comme anormal ce que l’idéologie en place donne pour normal, comme… désastreux ce qu’elle donne pour habituel, comme contingent ce qu’elle donne pour naturel. Et surtout comme possible ce qu’elle donne pour impossible.
On n’a d’ailleurs jamais si belle attestation du mensonge de l’impossibilité que lorsque c’est l’ordre en place lui-même qui, pour se sauver de l’écroulement, révoque d’un coup ses propres partages allégués du faisable et de l’infaisable. Ainsi à l’automne 2008, où l’on ne compte plus les choses faites qui quelques mois à peine auparavant auraient été déclarées délirantes – procédures extraordinaires des banques centrales, nationalisations flash et massives, oubli soudain du droit européen des aides d’Etat, etc. Mais si tout peut de nouveau être envisagé quand il s’agit pour le système de se sauver lui-même, pourquoi tout ne pourrait-il pas l’être quand il s’agit de le congédier ?
Frédéric Lordon