mercredi 16 mars 2016

En finir avec le charme mortifère des mythes économiques (L'Humanité)

En finir avec le charme mortifère des mythes économiques

Éloi Laurent, économiste à l’OFCE, professeur à Sciences-Po Paris et à stanford
ELOI LAURENT
SAMEDI, 12 MARS, 2016
HUMANITÉ DIMANCHE
Dans un petit livre alerte et fluide, Éloi Laurent, économiste, propose aux lecteurs une véritable cure de désintoxication : non, l’économie n’est pas une « science », mais « une mythologie qui désenchante le monde » et « pollue le débat public ». Au fil du texte, l’auteur déconstruit les trois discours aujourd’hui dominants : le néolibéralisme, la social-xénophobie et l’écolo-scepticisme. Voici les premiers extraits de son ouvrage.
L’économie est devenue la grammaire de la politique. Elle encadre de ses règles et de ses usages la parole publique, dont le libre arbitre se cantonne désormais au choix du vocabulaire, de la rhétorique et de l’intonation. Le politique parle de nos jours sous réserve d’une validation économique, et on le rappelle promptement à l’ordre dès que son verbe prétend s’affranchir de la tutelle du chiffre. Or cette grammaire économique n’est ni une science ni un art, mais bien plutôt une mythologie, une croyance commune en un ensemble de représentations collectives, fondatrices et régulatrices, jugées dignes de foi, aussi puissantes que contestables. Quelle est donc l’utilité de la mythologie économique ? Qu’espère le politique en se soumettant à son empire ? Il croit vraisemblablement en tirer l’autorité qui, de plus en plus, lui file entre les doigts.
L’économie est devenue l’impératif social que ceux qui gouvernent ne sont plus capables d’imposer par la force ou la persuasion. La rhétorique économique – c’est sa fonction primordiale – dit « il faut » et « on doit » aux citoyens à la place d’un politique dont la parole ne porte plus. Elle ordonne, elle arbitre, elle tranche, bref, elle donne l’assurance réconfortante qu’une solution existe à la complexité bien réelle du monde social. Plus que jamais « lugubre », l’analyse économique se voit ainsi réduite à un culte de la fatalité, mettant en scène un univers pénible d’obligations, de contraintes, de refus, de punitions, de renoncements et de frustrations. Elle répond invariablement « on ne peut pas », quand les citoyens disent « nous voulons ». Elle ravale les projets, les ambitions et les rêves à des questions faussement sérieuses : « Combien ça coûte ? », « combien ça rapporte ? » Elle signe la fin des alternatives alors que sa vocation est justement d’ouvrir dans le débat public l’éventail des possibles et d’énoncer non pas une sentence irrévocable, mais des options ouvertes et toujours négociables entre lesquelles elle n’a ni la vocation ni les moyens de trancher. Du coup, qui veut paraître important de nos jours « fait l’économiste ».
Dans un mélange particulièrement toxique d’idéologie et d’amateurisme, un nombre croissant de « commentateurs » dont la compétence est minuscule récitent sur un ton professoral et souvent comminatoire un catéchisme auquel ils ne comprennent à peu près rien. Peu importe, c’est de l’incantation : ils en appellent aux pouvoirs supérieurs de l’économie. Ils savent que « parler l’économie » les placera du côté des forts, c’est-à-dire de ceux qui disent « non ». Et que peu oseront leur disputer leur autorité par procuration. L’économie mythologique, nébuleuse de contes et de légendes à usage social, pollue donc le débat public. Mais elle empoisonne aussi l’esprit démocratique. Les pouvoirs contemporains se sentent obligés d’invoquer les mythologies économiques pour asseoir leur « crédibilité » et démontrer leur sérieux. Même les postures en apparence les plus éloignées des cercles de gouvernement (depuis longtemps « économisés ») se plient à la nouvelle injonction commune et ne parlent plus guère que d’économie. Ce faisant, tous ruinent leur crédit démocratique. En somme, plus que jamais sans doute, la crédibilité économique dévore la légitimité politique.