La spéculation sur la faim
Des crises alimentaires de plus en plus fréquentes
Basé sur un panier de 55 produits de base (céréales, oléagineux, produits laitiers, viande et sucre), l’indice FAO des prix alimentaires fournit une vue d’ensemble des cours alimentaires mondiaux. En observant sa courbe de variation annuelle (1), on constate un net changement de tendance environ à partir du milieu des années 2000 : jusque là compris dans une fourchette étroite et basse (90-115 points), cet indice évolue désormais dans une tranche beaucoup plus haute et large (125-170 points) avec des pics de plus en plus fréquents (courbe en dents de scie). Pour les populations pauvres, cela n’est pas sans conséquences. selon la FAO, « l’alimentation représente environ 10 à 20 % des dépenses de consommation dans les pays industrialisées, mais au moins 60 à 80 % dans les pays en développement ». Tout le monde garde en mémoire la crise alimentaire mondiale de 2007-2008, laquelle a vu les cours des matières premières alimentaires (blé, maïs, riz, soja …) exploser dans une soixantaine de pays du sud. Quelques rappels sur cette période : en Asie du sud-est (Bangladesh, Thaïlande, Cambodge …) le prix du kilo de riz a approximativement doublé en un an (dépassant même au Cambodge le salaire quotidien moyen) ; en Amérique centrale, la galette de maïs ou tortilla (principale denrée alimentaire des populations pauvres) a connu des hausses allant jusqu‘à 70 % (on a ainsi parlé de « crise de la tortilla ») ; dans certains pays d’Afrique, les prix du blé, du maïs, du sorgho ou du millet ont parfois augmenté de 50 voire 100 % et plus en quelques mois. Selon la Banque mondiale, ces hausses ont menacé l’approvisionnement alimentaire de 100 million de personnes dans le monde. Un peu partout, les évènements ont alors pris une tournure sociale et politique. Au Pakistan et en Thaïlande, l’armée a été déployée pour éviter le pillage de la nourriture dans les champs et les entrepôts ; en Afrique, des « émeutes de la faim » ont tourné en affrontements violents avec la police (lesquels ont même fait des dizaines de morts au Cameroun). En Haïti, ces émeutes ont provoqué la chute du pouvoir en place. Après une accalmie à la fin de l’année 2008, les prix alimentaires ont à nouveau grimpé au cours de l’année 2010 ; selon la banque mondiale, ce sont alors 44 millions de personnes supplémentaires qui ont été poussé vers la grande pauvreté.
Des raisons multiples
Qu’est ce qui explique de telles flambées de prix ? Il faut d’abord revenir aux fondamentaux de l’économie et notamment à la loi de l’offre et de la demande. D’un côté, l’augmentation de la population mondiale (nous serons bientôt 9 milliards en 2050) et la croissance économique des pays émergents (classe moyenne de plus en plus importante en Chine, en Inde …) s’accompagnent d’une demande croissante de denrées alimentaires (viande, lait, etc.). D’un autre côté, l’utilisation croissante des agrocarburants (maïs, soja, colza, canne à sucre …) dans les pays riches et le manque d’investissement agricole dans les pays pauvres (2)(notamment dû aux politiques de libéralisation impulsées par le trio FMI-Banque mondiale-OMC et aux prix de dumping pratiqués par l’Union Européenne et les Etats-unis (3)) engendrent une diminution de l’offre. A ce déséquilibre de fond, s’ajoutent quelques phénomènes paroxystiques : c’est le cas des hausses de cours pétroliers (tensions géopolitiques …(4)) lesquelles se répercutent systématiquement (5) sur les cours alimentaires (augmentation du prix des engrais, du carburant pour les machines agricoles, des transports) ; c’est aussi le cas des mauvaises récoltes (aléas climatiques, criquets …) dont les conséquences sont parfois aggravées par des réflexes protectionnistes (restrictions/blocages à l’exportation)(6). Par ailleurs, il faut aussi considérer la particularité des matières premières alimentaires : ce sont des produits de première nécessité et il est donc fondamental de se les procurer coûte que coûte. De cela découle deux conséquences : la première est que l’élasticité-prix de ces produits est faible (la demande se maintient même en cas de fortes hausses de prix), la seconde est que de faibles variations de quantité peuvent engendrer de fortes variations de prix (loi de Gregory King). En bref, les prix alimentaires ont une tendance naturelle à l’instabilité. Si cette tendance peut être atténuée par des mesures régulatoires (encadrement des prix, stockage en période de pléthore et déstockage en période de pénurie …), elle peut à contrario être aggravée par un système financier en roue libre (spéculation démesurée …). Mais avant de s’intéresser aux effets de la dérégulation financière sur les cours alimentaires, il faut d’abord décrire le principe des marchés à terme.
Les marchés à terme
Lorsqu’un agriculteur se lance dans la culture d’un produit, il sait qu’il ne pourra pas vendre sa récolte avant des mois ou des années : de fait, il peut craindre une baisse des cours du produit. A l’inverse, pour un industriel (qui s’approvisionne régulièrement en matières premières(7)), ce sont les hausses de cours qui sont à craindre. Dans les deux cas, on dit qu’il y a « risque de prix ». Les compagnies d’assurances ayant toujours refusé d’assumer ce risque (elles le considèrent comme non quantifiable en raison de l’importante fluctuation des cours), les marchés à terme ont été créés. Le but ? Mettre en relation des acheteurs et vendeurs qui veulent se prémunir des fluctuations de prix. Ces marchés existent depuis le XVIème siècle (les premières bourses de commerce apparurent à Anvers en 1515 et Amsterdam en 1530), mais il faut attendre le XIXème siècle (essor du commerce international) pour les voir apparaitre sous leur forme actuelle. C’est en 1848 qu’est créée la bourse de Chicago (Chicago Board Of Trade), laquelle est encore aujourd’hui le premier marché à terme mondial sur matières premières agricoles. Lorsqu’un contrat à terme (ou « future ») est conclu entre un vendeur et un acheteur cela revient à « fixer un prix aujourd’hui pour une livraison qui aura lieu demain » (à une date et un lieu donnés)(8). On dit que le vendeur acquière une « position courte » tandis que l’acheteur acquière une « position longue ». Au « terme » du contrat, ces deux positions doivent être « liquidées » de l’une des deux manières suivantes : soit par la livraison/réception physique de la marchandise, soit (le plus souvent) par la réalisation d’une transaction compensatoire dite « de débouclage » (l’acheteur devient vendeur (9) et inversement). Notons que la bourse exige aussi que les souscripteurs versent un dépôt de garantie (une « marge » plus éventuellement un « appel de marge », ce dernier étant fonction du risque de fluctuation de cours). Et la spéculation dans tout ça ? Contrairement aux acheteurs et aux vendeurs classiques (ou « hedgers »), les spéculateurs ne sont pas liés au marché physique. Ils n’utilisent donc pas les marchés à terme pour se protéger des fluctuations de prix (opérations de couverture), mais au contraire pour faire du profit à partir de ces fluctuations. Comme il y a souvent un déséquilibre entre le nombre d’acheteurs et de vendeurs « physiques », un certain nombre de spéculateurs peut être considéré comme utile (en facilitant les échanges (10), on dit qu’ils aident à « fluidifier » le marché). Le problème, c’est qu’une spéculation excessive peut entrainer un emballement des cours.
Régulation-dérégulation-rerégulation des marchés à terme
Pays phare dans le domaine des marchés à terme (et plus globalement de la finance), les Etats-unis ont d’abord commencé par fixer certaines règles. Les premières sont privées et proviennent du Chicago Board of Trade (CBOT) dans les années 1860 (11) : il s’agit alors d’imposer l’usage de contrats standardisés (les fameux contrats à terme), de rendre les appels de marge obligatoires ou encore d’interdire la pratique des « corners » (laquelle consiste à organiser la rareté sur le marché physique sous-jacent dans le but de faire grimper les prix). Si dès 1882, le sénat met en place une commission d’enquête sur les nombreux « corners and squeezes » (12), il faut attendre le début du XXème siècle pour voir apparaître les premières lois fédérales. Voté en 1922, le « Grain Futures Act » peut être considéré comme le premier véritable acte de régulation public (13). Cette loi définit les places (bourses) autorisées à proposer des contrats à terme sur matières premières, interdit les transactions hors de ces places (dites transactions de « gré à gré » ou « over the counter »/OTC) et surtout instaure pour la première fois une autorité publique de régulation : la « Grain Futures Administration » (14). En 1936, le « Commodity Exchange Act » étend les dispositions du Grain Futures Act à de nombreuses matières premières (huiles, soja, produits animaux) ; de plus, il envisage que des limites de position soient désormais définies au niveau fédéral (15) (un rôle confié à la « Commodity Exchange Commission »/CEC, successeure de la « Grain Futures Administration » et qui deviendra la « Commodities Futures Trading Commission »/CFTC en 1974 (16)). Pendant plusieurs décennies les pouvoirs publics renforcent ainsi leur capacité d’intervention pour prévenir ou stopper toute manipulation des cours (interdiction du trading sur oignons en 1956 (17), suspension temporaire des échanges sur le blé en 1980 (18), etc.). Mais à partir des années 80, un cycle de libéralisation se met en place. Des contrats de plus en plus complexes sont autorisés, les limites de position sont progressivement relevées (19) et les transactions OTC sont largement déréglementées (d’abord par le « Futures Trading Practices Act » en 1992 puis par le « Commodity Futures Modernisation Act » en 2000). Ce n’est qu’en 2010, avec le « Dodd Frank Act », que les Etats-unis reprennent finalement le chemin de la régulation : remise en place des limites de positions (étendues à de nouvelles matières premières (20)), encadrement accru des transactions OTC … (21)
Naissance des fonds indiciels sur matières premières
L’emballement des marchés agricoles trouve ses prémices dans la grande libéralisation des années 80 (nouvelle opportunité d’investissement dans un contexte d’explosion des flux financiers et de grande incertitude sur les autres marchés (22)(23)). En 1991, la banque d’investissement Goldman Sachs lance un nouvel indice, le Goldman Sachs Commodity Index (GSCI), indice par le biais duquel elle propose à ses clients d’investir facilement dans un panier de 25 matières premières (énergie, produits agricoles, métaux)(24). Rapidement, plusieurs banques se lancent sur sur ce créneau et proposent leurs propres indices (UBS/Dow Jones-UBS Commodity Index, Deutsche Bank/Deutsche Aktien Index, etc.). De fait, pour la première fois, la voie est ouverte à un grand nombre d’investisseurs dont la logique est purement financière. Non seulement ils ne sont pas liés au commerce physique des produits (spéculateurs), mais en plus ils ne sont porteurs d’aucune information utile pour le marché (la composition des paniers est figée alors que l’offre et la demande des différentes matières premières varient séparément (25)). Jusqu’à la fin des années 90 pourtant, la spéculation reste minoritaire et les cours sur les marchés agricoles dépendent principalement des facteurs classiques (prévisions météorologiques, récoltes escomptées, cours du pétrole …). Les années 2000 marquent un tournant. Avec l’explosion de la bulle internet en 2001, puis celle du marché immobilier en 2007, les marchés agricoles connaissent à cette période l’arrivée de gros investisseurs institutionnels (fonds de pension, caisses de retraites, compagnies d’assurance …), lesquels fuient les crises sur les autres marchés et/ou cherchent à répartir les risques (théorie du portefeuille). Parallèlement, les analystes abreuvent la presse économique d’incitations à acheter des matières premières. En 2004, deux spécialistes de la finance (Gary Gorton et Gert Rouwenhorst de l’université de Yale) publient une étude retentissante dans laquelle les matières premières sont présentées à la fois comme des valeurs refuges (leurs cours augmentent quand celui des actions baissent …) et comme des valeurs d’avenir (elles sont sûres et rentables à long terme). La machine est lancée. Selon une enquête menée par le sénat Etasunien en 2009, l’argent investi dans les indices de matières premières passe ainsi de 15 milliards de dollars en 2003 à 200 milliards de dollars en 2008 (26).
Emballement spéculatif et déni de réalité
Submergés par cet afflux de capitaux, les marchés de matières premières (relativement réduits) en ont perdu leur sens. Jean Ziegler, le rapporteur spécial auprès de l’ONU sur le droit à l’alimentation, relève en 2012 que « Seuls 2 % des contrats à terme portant sur des matières premières aboutissent désormais effectivement à la livraison d’une marchandise, les 98 % restants étant revendus par les spéculateurs avant leur date d’expiration » (27)(28). Ainsi déconnectée de l’économie réelle, la finance n’obéit dès lors plus qu’à ses propres règles. De fait, les crises sur les différents marchés (fluctuations des taux de changes ou d’intérêt, crises bancaires …), les stratégies d’investissement (des banques d’investissement, hedge funds etc.), les opinions du monde de la finance (analyses et prédictions dans la presse financière …) ou encore le comportement moutonnier de la plupart des investisseurs (le plus souvent, ce sont d’ailleurs des logiciels qui déclenchent des ordres d’achat ou de vente en fonction des signaux de prix) comptent désormais beaucoup plus que n’importe quelle nouvelle sur l’état de l’offre et de la demande. A ces facteurs d’instabilité (29)(30), s’ajoute une tendance globale à la hausse des prix. En effet, comme les investisseurs indiciels opèrent uniquement en tant qu’acheteurs (ils misent sur une hausse des prix) et sur de longues périodes (on appelle cela « rouler des positions longues »)(31), ils provoquent de facto une « accumulation (virtuelle) de la demande » (32). Bon nombre de déséquilibres (et de crises) peuvent désormais leur être imputés. Quelques exemples : entre 2004 et 2008, les cours de matières premières prises en compte dans les deux plus grands indices (GSCI, DJ-UBS) avaient d’abord progressé presque parallèlement puis elles avaient ensuite chuté ensemble alors que l’offre et la demande de ces différentes matières évoluaient de manière très différente (les matières premières non prises en compte dans les indices n’avaient quant à elles pas connu une telle évolution parallèle) ; autre exemple, celui du côton qui, en 2008, alors que les récoltes étaient bonnes, avait vu ses cours continuer d’augmenter pour finir par chuter brutalement ; citons enfin les crises pétrolières de 2008 et de 2011, crises pour lesquelles la spéculation avait été clairement mise en cause : « ce qui fait monter les prix du pétrole en ce moment, ce n‘est pas du tout le manque d’offre ; il y a assez de pétrole pour répondre à la demande mondiale » (discours d’Obama en 2011).
Les théoriciens du « laissez-faire »
Pour les défenseurs du modèle, l’impact de la spéculation serait minime. Selon eux, seule la loi de l’offre et de la demande compterait vraiment, la bourse étant juste un « avertisseur » de ce qu’il va se passer sur le marché physique. Ainsi les spéculateurs seraient-ils de simples messagers précoces, leur position boursière n’étant qu’une prédiction sur l’état futur de l’offre et de la demande (33). Cela n’est pas complètement faux : en effet, de nombreux groupes disposent d’une activité de recherche, laquelle cherche naturellement à anticiper ce ratio offre/demande à court/moyen/long terme : étude et prévision des phénomènes climatiques, photos satellites des emblavements, etc. Cependant, en pratique, les choses ne sont pas aussi simples. En effet, comment imaginer que les marchés de matières premières puissent rester fonctionnels alors que l’investissement indiciel sur ces marchés a été multipliée par plusieurs dizaines (voire plusieurs centaines) depuis l’éclatement de la bulle internet en 2000 ? Et que sont les fonds indiciels, sinon une manière, mise à la portée de tous, d’investir « à la louche » ? Ainsi, pour quelques investisseurs qui analysent le marché avec précision, combien d’autres suivent les tendances, placent « au feeling » ou encore investissent « un peu dans tout » ? De fait, si les prix alimentaires fluctuent par nature (offre/demande + loi de King), la spéculation ne fait qu’amplifier (considérablement) ces fluctuations ; d’où la grande volatilité des marchés agricoles ces dernières années (avec notamment des hausses de cours spectaculaires)(34). Si certains reconnaissent ces effets de yoyo, ils cherchent souvent à en minimiser la gravité. Pour eux, le phénomène serait interne au monde de la finance et impacterait uniquement ceux qui en acceptent les règles. Ainsi expliquent-ils que la bourse est un jeu « à somme nulle » (35), chaque acheteur d’une position longue correspondant à un vendeur acceptant la position courte. Ils omettent juste de préciser que le jeu en question englobe aussi les acteurs de l’économie réelle (c’est à dire ceux qui achètent et vendent les marchandises « physiques »). Les hedgers jouent-ils au même jeu que les spéculateurs ? Certainement pas. Les premiers utilisent la bourse pour se protéger des fluctuations tandis que les seconds utilisent ces mêmes fluctuations pour faire du profit.
Conséquences néfastes de la spéculation sur les marchés physiques
Alors qu’à la base, les activités boursières sont censées refléter les variations sur le marché physique, c’est désormais plutôt l’inverse qui se produit. Ainsi, selon une étude approfondie réalisée par l’International Food Policy Research Institute de Washington (une organisation financée par 64 gouvernements et fondations privées), « les variations de prix sur les marchés de futures provoquent plus souvent des variations sur les marchés physiques que l’inverse ». En cause, une tendance croissante des négociants physiques (agriculteurs, transformateurs et autres industriels) à établir leurs prix en se calquant sur les cours de la bourse (ceux du MATIF de Paris, par exemple (36)). Disposent-ils d’une manière plus simple de s’accorder sur les prix ? Assurément pas. Ainsi l’instabilité des prix sur les marchés à terme se répercute-t-elle sur les marchés physiques. A cela, s’ajoute un autre problème : la « défluidification » du commerce physique. En cause encore une fois, le fait que les agriculteurs/industriels s’intéressent à l’évolution des cours. Pourquoi un agriculteur proposerait-il aujourd’hui ses marchandises à un prix nettement inférieur à celui que les futures lui garantissent un ou deux mois plus tard ? de même, il serait insensé pour un transformateur d’acheter aujourd’hui des céréales qu’il sait pouvoir trouver moins cher dans un avenir proche. Ainsi les fluctuations boursières sont-elles génératrices de troubles sur le marché physique. Parfois même, ces troubles sont créés délibérément. Comme avec les « corners » : une pratique qui consiste à acheter puis stocker de grandes quantités de marchandises dans le but de créer de la rareté (et ainsi faire monter les prix). Le nom d’Anthony Ward, alias « Chocolate finger » est désormais célèbre : en 2010, ce trader avait acheté sur le marché du NYSE Liffe près 240.100 tonnes de cacao (soit 15 % des stocks mondiaux), ce qui avait amené les cours du produit à atteindre leur plus haut niveau depuis 33 ans. Parmi les autres exemples connus, citons le corner sur l’oignon en 1955 (lequel a donné lieu à l' »Onion Future Act » peu après), celui sur l’argent en 1980 ou encore celui sur le cuivre entre 1992 et 1995 … Notons que ces opérations d’accaparement peuvent être menées aussi bien par des industriels (les groupes Cargill, ADM, Bunge, Dreyfus et Glencore, qui contrôlent à eux 5 environ les 3/4 du commerce mondial de céréales, disposent chacun d’un réseau mondial d’entrepôts de stockage) que par des acteurs du monde de la finance (depuis peu, les plus grandes banques d’investissement -Morgan Stanley, Deutsche Bank, Goldman Sachs- se sont lancées dans le commerce physique de marchandises).
Vers un assainissement des marchés financiers ?
Ces dernières années, après les crises qui ont secoué les années 2000 (et notamment celle des subprimes), la tendance est plutôt à la régulation. Au sommet de Pittsburg (2009), les pays membres du G20 se sont engagés à mieux encadrer les transactions OTC sur produits dérivés (37)(recours aux chambres de compensation, déclaration auprès de référentiels centraux, etc.) ; des engagements déclinés en textes juridiques au sein des différents pays membres : Dodd Frank Act aux Etats-unis (2010), règlement EMIR en Europe (2012) … Au G20 de Cannes (2011), il a été plus spécifiquement question des marchés de dérivés agricoles ; à cette occasion, l’Organisation internationale des commissions de valeurs (OICV) a émis un certain nombres de recommandations pour limiter l’effervescence spéculative sur ces marchés : surveillance en temps réel des échanges, mise en place de limites de positions, de limites aux variations de prix quotidiennes, etc. Des propositions pertinentes … mais qui n’ont malheureusement pas fait consensus. Essentielle, la question des limites de position a par exemple été rejetée en bloc par certains pays (38)(rappelons que le G20 est une sorte de forum de discussion dans lequel les décisions sont prises à l’unanimité). Il y a là un obstacle majeur : en effet, comment résoudre un problème mondial (rappelons que la finance s’est globalisée dans les années 70-80) si les différents pays n’arrivent pas à se mettre d’accord ? Si certains pays régulent et d’autres non, cela signifie que les seconds pratiquent de facto une sorte de dumping financier. Et c’est justement là que le bât blesse. Sans accord global, les pays jouent souvent la carte de la concurrence financière et les initiatives réglementaires sont généralement assez timides. On peut certes reconnaître des avancées : comme la possibilité donnée aux autorités financières de fixer des limites de positions (Dodd Franck Act aux Etats-unis, directive MIFID 2 en Europe (39) …) ; comme la réglementation des activités bancaires spéculatives pour « compte propre » (règle Volcker aux Etats-unis, loi du 26 juillet 2013 en France (40)) ; ou comme la séparation stricte entre les banques de dépôt et les banques d’investissement (réforme Vickers en Angleterre,projet de la commission Barnier en Europe … (41)). Mais tout cela reste insuffisant. Entre les mesures théoriques (les autorités de régulation peuvent fixer des limites de position …), superficielles (la loi du 26 juillet 2013 n’a pratiquement rien changé pour les banques Françaises …) et/ou celles qui sont facilement contournables (participer aux commerce physique est par exemple un moyen pour les banques d’échapper aux limites de position …), rien ne semble vraiment faire bouger les lignes pour l’instant. Une mesure beaucoup plus efficace serait de taxer les positions spéculatives (et de façon suffisamment forte, afin d’en réduire drastiquement le volume (42)). Une idée soutenue depuis longtemps par les courants altermondialistes (Attac notamment), mais toujours âprement combattue par les lobbys financiers … (43)
Notes
(2) ce qui explique que la plupart des pays touchés sont des pays dépendants des importations.
(3) grâce à leurs subventions agricoles (celles de la PAC dans l’UE).
(4) … et emballement spéculatif (comme dans le cas des pics pétroliers de 2008 et de 2011), nous y reviendrons plus loin.
(5) à hauteur de 30 % environ.
(6) exemple : le blocage des exportations de céréales décidé par la Russie après la terrible sécheresse de l’été 2010.
(7) exemples : une compagnie aérienne (qui doit acheter régulièrement de grande quantités de pétrole), un transformateur de céréales, etc.
(8) notons que « l’actif sous-jacent » d’un contrat à terme n’est pas forcément une marchandise physique ; il peut s’agir d’un autre produit financier (taux de change, taux d’intérêt, action, indice boursier …).
(9) pour un volume équivalent de contrats.
(10) il n’y a pas toujours adéquation entre le nombre d’acheteurs et de vendeurs « physiques » : de fait, les spéculateurs peuvent permettre cet ajustement.
(11) celui-ci vient d’être reconnu en 1859 « autorité privée de régulation » par le gouverneur de l’Illinois.
(12) à cette époque le cas du spéculateur Joseph Leibtner a fait grand bruit ; durant l‘hiver 1898, il a acheté de grandes quantités de blé plusieurs mois en avance ce qui a provoqué une envolée des cours de 50 %.
(13) il remplace le « Future Trading Act » qui, voté l’année d’avant, vient d’être déclaré inconstitutionnel.
(14) laquelle a notamment le pouvoir d’autoriser ou de fermer une place de marché.
(15) une limite de position désigne, pour tel ou tel type de marchandise, le nombre maximal de contrats à terme pouvant être détenus par une même société ; la mesure, qui vise à limiter la spéculation, ne concerne normalement que les spéculateurs (pas les opérateurs de couverture) ; à l’époque du Commodity Exchange Act (1936), la Commodity Exchange Commission avait par exemple « interdit à toute entreprise ou négociant qui n‘était pas directement lié au commerce physique de céréales d‘acquérir plus de 500 contrats standard par type de céréale ; cela correspondait à un volume de deux millions de boisseaux, soit un peu moins de 55 000 tonnes de blé ou 51 000 tonnes de maïs. » (rapport Foodwatch p 22).
(16) la CFTC est indépendante ; elle n’est pas rattachée au ministère Etasunien de l’Agriculture (USDA) comme l’étaient ses deux prédécesseures.
(17) suite au corner sur l’oignon pratiqué l’année d’avant au Chicago Mercantile Exchange par deux traders (Sam Seigel et Vincent Kosuga).
(18) pendant l’embargo sur le blé Etasunien à destination de l’URSS (embargo décrété par le président Carter).
(19) dans les années 90, les limites de positions définies par le CBOT (bourse de commerce de Chicago) passent ainsi de 600 à plusieurs milliers (voire dizaine de milliers) de contrats par acteur et type de céréale ; autre signe de dérégulation, la CFTC renonce en 1999 à l’autorisation qu’elle doit donner au lancement de tout nouveau contrat
(20) la CFTC ajoute 10 nouvelles matières premières aux 9 pour lesquelles il existe déjà des limites de position.
(21) précisons que le Dodd Frank Act dépasse largement le cadre des produits agricoles et contient beaucoup d’autres dispositions (il s’agit d’une réforme globale des marchés financiers).
(22) à partir des années 70, on assiste à un boom des marchés financiers : d’abord celui des taux de change (fin des accords de Bretton Wood et mise en flottaison des monnaies) puis celui des taux d’intérêt (gonflement de la dette publique des pays occidentaux, mise en fluctuation des taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation) et enfin celui des produits dérivés (comme conséquence des fluctuations sur les deux marchés précédents) ; parallèlement, une politique de dérégulation se met en place (abolition du contrôle des changes, du contrôle des taux d’intérêts, désintermédiation financière/titrisation, décloisonnement des activités bancaires, déréglementation des bourses …) ; initiée aux Etats-unis (Reagan) et en Angleterre (Thatcher), cette dérégulation se propage ensuite aux autres pays développés (jeu de la concurrence financière entre les pays, facilitation des échanges grâce à la mise en réseau des bourses et à la dématérialisation informatique, standardisation des produits financiers …) ; peu à peu, la finance s’est ainsi mondialisée.
(23) Parmi les produits dérivés, on trouve principalement :
– les contrats à terme (ou futures), lesquels permettent la livraison future d’un actif sous-jacent (marchandise agricole, taux d’intérêt …), à une date et un prix convenu ; ils sont négociés en bourse.
– les contrats de « gré à gré » ou « over the counter/OTC » (forwards) qui sont basés sur le même principe que les futures mais sont négociés hors bourse.
– les swaps qui permettent l’échange de deux sous-jacent (un à prix fixe contre un autre à prix variable par exemple) ; ils sont généralement négociés directement entre banques (ce sont donc des OTC).
– les options, qui sont un droit (et non une obligation) d’acheter ou de vendre le sous-jacent à une date future à un prix convenu ; les options peuvent être négociées sur des marchés organisés ou de gré à gré.
(24) la valeur d’un indice repose sur l’évolution des cours d’un panier de 25 matières premières (chacune ayant une pondération spécifique) : lire les pages 29 à 31 du rapport Foodwatch.
(25) les spéculateurs avancent souvent l’idée qu’ils sont, par leur prise de position boursière, des « annonceurs précoces de nouvelles » ; pour eux, les fluctuations boursières dévoilent par anticipation celles du marché physique (offre et demande) ce qui permet du coup aux acteurs physiques de gagner en prévisibilité (production en quantités nécessaire, etc.) ; le principe même de l’investissement indiciel vient donc contredire cette théorie.
(26) remarque : d’autres analyses donnent des valeurs beaucoup plus hautes (voir le graphique p 43 du rapport Foodwatch).
(27) article de Jean Ziegler dans Le Monde Diplomatique : « Quand le riz devient un produit financier » (février 2012)
(28) selon d’autres sources, la part de la spéculation est moins importante : selon Foodwatch (2011), les spéculateurs détiennent 80 % des contrats (page 40).
(29) notons au passage que plus les fluctuations sont importantes, plus les acteurs physiques se sentent obligés de recourir au « hedging » pour « couvrir le risque » ; cela correspond là encore aux intérêts des banques (commissionnés en tant qu’intermédiaires) et des bourses (qui prélèvent une commission sur chaque transaction effectuée).
(30) notons également que plus les fluctuations sont importantes, plus les utilisateurs doivent payer en marge (dépôt de garantie exigé par la bourse lors de la souscription à un future) ; d’une certaine façon, la fonction « couverture du risque » (qui est, rappelons le, la raison d’être des marchés à terme) est donc rendue plus contraignante qu’autrefois.
(31) selon Foodwatch : « les quelque trente gestionnaires de fonds indiciels répertoriés par la CFTC détiennent à eux seuls entre 35 et 50 % de toutes les positions longues pour les contrats de blé négociés à Chicago. Ils sont ainsi de loin les plus grands acheteurs de blé du monde et dominent l’ensemble du marché. ».
(32) donc les prix montent, ce qui provoque l’affluence de nouveaux investisseurs (effet boule de neige).
(33) voir (25).
(34) dans un article du Guardian, c’est un gestionnaire de fonds spéculatif, Mike Masters, qui admet lui-même que « quand des milliards de dollars de capital sont injectés dans de petits marchés comme ceux des matières premières agricoles, ça augmente inévitablement la volatilité et la hausse les prix ».
(35) ce qui se perd d’un côté se gagne d’un autre.
(36) lesquels suivent eux-mêmes ceux de la bourse de Chicago.
(37) voir (23).
(38) le Brésil, l’Australie, l’Angleterre …
(39) le Dodd Frank Act (E.U, 2010) comme la directive MIFID 2 (U.E., 2014) prévoient aussi tous deux un encadrement accru des échanges OTC ; notons que la directive MIFID 2 succède à la directive MIFID 1 (2004), laquelle, en ouvrant les bourses à la concurrence, avait permis le développement considérable des plates-formes opaques/ »dark pools » et des transactions OTC.
(40) la règle Volcker a été intégrée au Dodd Frank Act de 2010 ; elle interdit aux banques de spéculer pour leur propre compte ; la loi Française du 26 juillet 2013 autorise cette activité, mais impose son cantonnement dans une filiale dédiée
(41) cette mesure de « séparation des activités bancaires » ne date pas d’aujourd’hui ; elle a été instaurée aux Etats-unis en 1933 (Glass Steagall Act) ; mais battue en brèche dans les années 70, elle a finalement été abbrogée en 1999 (par le Gramm–Leach–Bliley Act) ; l’actuelle règle Volcker (précitée) est bien moins contraignante que le Glass Steagall Act.
(42) lesquels reprendraient alors leur rôle originel, celui de « rééquilibrateurs » des échanges sur les marchés financiers.
(43) beaucoup d’autres mesures concrètes pourraient être mises en oeuvre : rétablir un véritable Glass Steagall Act (projet très combattu aux Etats-unis comme en Europe par les lobbys financiers), interdire les fonds indiciels (et plus généralement, interdire aux banques d’investir l’argent de leurs clients dans les matières premières), définir des limites de positions beaucoup plus strictes, punir très fortement les tentatives de manipulation des cours (corners et autres) …
Références