jeudi 17 mars 2016

« Le syndicalisme est un des rares espaces où les ouvriers peuvent encore lutter contre leur domination » (Basta)

« Le syndicalisme est un des rares espaces où les ouvriers peuvent encore lutter contre leur domination »

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Paradoxe : alors que la réforme du droit du travail sera discutée à l’Assemblée nationale dans les prochaines semaines, celle-ci ne compte aucun ouvrier parmi les élus « du peuple ». Avec les employés, ils constituent pourtant la moitié de la population active française. Le syndicalisme demeure l’un des rares espaces qui leur offre une expression et une action collective. Le sociologue Julian Mischi a suivi des militants CGT d’un atelier de la SNCF dans une localité rurale en Bourgogne. Son ouvrage Le bourg et l’atelier bat en brèche plusieurs idées reçues : celle d’un syndicalisme agonisant ou corporatiste, et celle d’un monde rural qui n’aurait d’autres choix que de se replier sur lui-même. Entretien.
Basta ! : Pourquoi s’intéresser aux ouvriers dans le monde rural ?
Julian Mischi [1] : Je suis sociologue à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), ce n’est pas un hasard. Je travaille sur le principal groupe social des campagnes françaises : les ouvriers. Si on raisonne en termes de pourcentage dans la population active, les ouvriers constituent le groupe social le plus représenté : 32 % de la population qui vit dans les espaces ruraux est ouvrière, et seulement 6 % est agricole. À l’opposé des représentations que nous avons de la campagne, qui sont essentiellement liées au tourisme, aux espaces verts, aux activités agricoles. Elles sont diffusées par les élites urbaines et les élites agricoles.
Et pourquoi à la SNCF, où les travailleurs disposent encore d’une relative protection ?
Ce qui m’intéresse, c’est pourquoi certains ouvriers en viennent à adhérer à un syndicat, et comment cet engagement les transforme progressivement. Au début, j’ai pris contact avec des ouvriers agricoles et des métallos qui habitent dans une petite ville de Bourgogne où j’ai réalisé l’enquête. J’ai aussi rencontré les travailleurs des abattoirs, ou des supermarchés. Mais les cheminots sont en fait les derniers ouvriers encore relativement organisés dans cette localité.
Pourquoi adhère-t-on à un syndicat quand on est ouvrier cheminot ?
Avant, les cheminots se syndiquaient dès l’embauche. Il y a certains ateliers où cela fonctionne encore de cette manière, mais c’est de plus en plus rare. Les nouvelles générations adhèrent désormais plus tardivement, plusieurs années après l’embauche. L’engagement est aussi plus progressif. L’adhésion est aujourd’hui davantage liée aux problèmes que les salariés rencontrent au travail. Elles se nourrit des inégalités vécues dans l’atelier et du rejet d’un management agressif. Ensuite, progressivement, les adhérents découvrent un monde syndical qu’ils n’imaginaient pas. Le plus souvent, ils ne sont pas issus de familles militantes. Certains sont enfants de commerçants, de paysans, ou de cheminots non syndiqués. Plus que les valeurs transmises par famille, c’est ce qui se passe dans l’entreprise qui les pousse aujourd’hui à s’engager.
Et pour certains, les inégalités ressenties en dehors de leur travail…
Ces ouvriers cheminots bénéficient d’une stabilité de l’emploi mais ils sont insérés au sein de classes populaires plus précarisées. Effectivement, quand ils parlent de leur engagement, c’est aussi en fonction de la situation de leur compagne ou de leurs enfants, ou de ce qu’ils ont vécu dans leurs précédents emplois. Souvent, avant de devenir cheminots, ils sont passés par l’usine, la métallurgie, par des petits boulots dans les services, les supermarchés. C’est souvent là qu’ils ont acquis une conscience de classe, qui se traduit par un engagement syndical seulement lorsqu’ils stabilisent leur position au sein de la SNCF. La stabilité professionnelle est essentielle pour se syndiquer. Et très vite, ce n’est plus seulement pour défendre leur propre condition de travail que ces cheminots s’engagent à la CGT. C’est aussi pour faire en sorte que les intérimaires soient embauchés au statut de cheminot. Leur engagement s’inscrit dans une solidarité avec les autres travailleurs de la localité, avec les caissières du supermarché par exemple…
Si certains attendent dix ans pour adhérer à un syndicat, cela signifie-t-il que, même dans une entreprise publique, se syndiquer est loin d’être évident ?
Même à la SNCF, se syndiquer est difficile. À cause de la répression patronale et de la discrimination syndicale. Je l’ai vu dès que je suis arrivé. Le fait d’être syndiqué à la CGT ou à Sud peut constituer un frein à l’avancement, qui passe de plus en plus par une évaluation de la hiérarchie, et même signifier une dégradation des conditions de travail car les militants peuvent être marginalisés sur certains postes. Avant, la direction tentait parfois de récupérer des militants syndicaux en leur donnant des positions d’agent de maîtrise ou de cadre. Cela les mettait en porte-à-faux avec le syndicat. Aujourd’hui, il est plus difficile de procéder de la sorte parce qu’il y a un clivage plus fort entre les syndiqués, essentiellement des agents d’exécution, et les membres de l’encadrement.
Un clivage social plus fort ?
Les cadres sont désormais formés pour lutter contre les syndicats. Ils sont de plus en plus distants des ouvriers. Les anciens dirigeants de l’atelier étaient plutôt issus de familles ouvrières et avaient bénéficié de promotions internes. Aujourd’hui, ces cadres techniciens ont laissé la place à des managers formés dans les grandes écoles et issus du privé. Ils viennent sur des contrats courts et n’habitent pas sur place. Ils restent en ville. Leurs enfants ne vont pas dans les mêmes écoles. Ils ne font pas leurs courses au même endroit. Les anciens cadres « maison » connaissaient le travail ouvrier et défendaient le service public parce qu’ils disposaient aussi du statut de cheminot. Certains cadres ou agents de maîtrise de cet atelier pouvaient même, auparavant, militer à la CGT. Aujourd’hui, c’est presque impensable. Un seul agent de maîtrise est à la CGT. Et il est isolé.
Quelles sont les nouvelles formes de répression mises en œuvre contre l’engagement syndical ?
Cela se joue essentiellement sur l’évaluation individuelle et les rappels à l’ordre de la part des responsables hiérarchiques. Il est plus difficile de distribuer les tracts, de se déplacer d’une salle à l’autre dans l’atelier. Souvent, la direction prend le prétexte d’impératifs de sécurité. Tout est fait pour qu’il n’y ait plus de sociabilité entre travailleurs. Les espaces de convivialité, au moment des repas ou des anniversaires, se réduisent. D’une manière générale, la direction de la SNCF cherche à diviser les collectifs de cheminots. Tout est fait pour que les agents soient plus individualisés, via leurs salaires ou leurs pratiques de travail. Cela joue en défaveur du syndicat. Face à ces évolutions, le syndicat permet, au contraire, de maintenir une solidarité cheminote au-delà des frontières établies par le management. Le syndicat est un formidable lieu de rencontre entre différents métiers et entre générations. Et c’est un des rares lieux où les hiérarchies scolaires et professionnelles ont peu d’influence. Dans l’entreprise, il y a une hiérarchie liée au diplôme et au grade. Dans le syndicat, ce n’est pas parce qu’on est le plus diplômé ou qu’on a le poste le plus important qu’on exerce automatiquement une responsabilité plus importante.
Avez-vous constaté une continuité entre l’engagement syndical et l’engagement politique, en dehors des questions strictement liées à l’entreprise ?
Nous imaginons souvent que les ouvriers ruraux seraient naturellement conservateurs, voteraient forcément Front national (FN), seraient repliés sur eux-mêmes. Concernant ces ouvriers syndicalistes, j’observe l’inverse. Les thématiques liées au racisme et au sexisme sont présentes dans les discussions internes au syndicat. C’est même par refus du racisme que certains jeunes vont se rapprocher de la CGT. Ils adhèrent pour s’opposer à des collègues qui adoptent un discours favorable au FN. Le fait d’être raciste, misogyne, homophobe, est considéré, pour un militant CGT, comme n’étant pas adapté, surtout s’il doit prendre des responsabilités. Les valeurs syndicales à la CGT dépassent la question des conditions de travail, elles s’articulent à des préoccupations progressistes globales, d’ordre politique.
Ce qui a changé, comparé aux années 1960-1970, c’est qu’il n’y a plus véritablement de débouché politique pour les syndicalistes. Les anciennes générations qui se mobilisaient politiquement rejoignaient, en général, le Parti communiste. Pour les nouvelles générations, il n’y a plus vraiment d’organisation politique susceptible d’accueillir des militants ouvriers. Les cheminots avec lesquels j’ai travaillé sont des militants de gauche, engagés à gauche au niveau des valeurs, mais de moins en moins membres d’organisations politiques. Il y a un décalage de plus en plus fort entre les milieux syndicaux, où les classes populaires sont présentes, et les organisations politiques, y compris de gauche, où on trouve essentiellement des membres des classes supérieures ou des classes moyennes.
L’engagement syndical conserve-t-il une fonction de formation politique ?
On retrouve peu d’ouvriers parmi les élus dans les municipalités. Souvent, ils ont utilisé le tremplin syndical, qui leur a permis d’acquérir des savoir-faire militants pour s’investir dans l’espace local. L’engagement syndical leur a donné confiance en eux. Cette confiance est essentielle pour se sentir légitime face aux élites locales : les commerçants, les cadres, les professions intellectuelles, les exploitants agricoles influents… Être militant syndical apporte bien plus que des ressources pour la défense des conditions de travail. Le passage par le syndicat aide aussi à s’engager dans l’espace local, pour résister aux processus de marginalisation politique auxquels font face les ouvriers.
Dans le bourg dont il est question dans mon livre, un seul adjoint au maire est d’origine ouvrière. Il était syndicaliste dans l’atelier de la SNCF. Il a son certificat d’études, son épouse est femme de ménage. Les autres adjoints sont agents de maîtrise ou cadres. Le maire est un professionnel de la politique, passé par le collège de Bruges, qui forme les hauts fonctionnaires européens. C’est probablement la personne la plus diplômée de tout le bourg et elle se retrouve maire. Dans les territoires ruraux, il existe des possibilités pour les ouvriers de ne pas être complètement marginalisés au niveau politique. Parce qu’ils restent nombreux dans les campagnes, dont une partie des élites s’est installée en ville. Les classes populaires rurales y sont davantage en position de force que leurs homologues urbaines. Elles peuvent s’appuyer sur des réseaux de sociabilité locale pour investir le pouvoir, comme ici, l’atelier et le syndicat. Dès que nous franchissons des échelons supérieurs de représentation – des députés ou des municipalités intégrées dans des agglomérations –, nous ne retrouvons que des classes supérieures. À l’Assemblée nationale, il n’y a pas de militants cheminots, ni d’ailleurs d’ouvriers [sur 577 députés, et seulement 18 employés, alors qu’ouvriers et employés représentent environ la moitié de la population active, ndlr][[Voir l’ensemble des députés selon leur catégorie socio-professionnelle.].
Ce site de la SNCF compte environ 360 cheminots mais peu de femmes. Les militantes syndicales que vous avez rencontrées disent que leur fardeau domestique, leur « double journée », n’est pas bien prise en compte par le syndicat…
Le syndicat reconnaît qu’il faut essayer de dépasser cette situation. Certaines sections CGT comptent seulement des hommes, et l’on y valorise le fait d’être entre hommes. C’est mal vu et critiqué par les responsables de la fédération. Auparavant, comme il y avait une usine textile et une laiterie dans le bourg, des travailleuses avaient des responsabilités syndicales et politiques au niveau local. Ces entreprises féminines ont disparu.
Vous vous êtes plongé dans ce territoire pendant cinq ans. Vous y retournez parfois. Comment la situation a-t-elle évolué ?
Pour les ouvriers, les agents d’exécution, les conditions de travail se sont dégradées, avec des charges de travail plus importantes et une pression accrue de la hiérarchie. Ce sont des évolutions qui remontent aux années 2000 mais qui se renforcent. Le contrôle sur les objectifs et les rendements individuels est plus strict, au détriment des exigences liées à la sécurité. L’autonomie dans la gestion des charges de travail diminue. Surtout, l’ambiance au travail s’est détériorée. La convivialité a décliné. Certains cheminots sont en dépression. Ils regrettent les évolutions des dernières années : l’avancement qui se fait en compétition avec les autres ; la mise en concurrence avec des primes individuelles et des gratifications exceptionnelles.
Votre travail va à l’encontre de l’image d’un syndicalisme qui serait agonisant et corporatiste…
En sociologie du monde ouvrier, les principales recherches mettent l’accent sur la crise du monde ouvrier, sur le déclin des organisations militantes. Je pense notamment au travail de Stéphane Beaud et Michel Pialoux mené à l’usine Peugeot de Sochaux. C’est un travail essentiel. Trente ans après leur étude, il existe toujours des militants ouvriers CGT à Sochaux. Je voulais poursuivre cette analyse des transformations du monde ouvrier, mais en explorant ses recompositions syndicales, son renouvellement militant. Il y a encore des militants dans les syndicats et de nouveaux adhérents qui les rejoignent. Certes, les conditions actuelles sont beaucoup plus difficiles pour l’engagement syndical. Mais le syndicalisme reste un des rares espaces où les ouvriers peuvent lutter contre leur domination sociale. Dans le syndicalisme, les ouvriers, loin d’être considérés comme incompétents, sont aux avant-postes de la lutte.
Propos recueillis par Rachel Knaebel
Photo : manifestant dans le cortège de la CGT lors de la journée d’actions du 9 mars contre le projet de réforme du droit du travail / © Eros Sana

Acheter Le bourg et l’Atelier sur le site des éditions Agone.

Notes

[1] Auteur de Le bourg et l’atelier. Sociologie du combat syndical, paru en février aux éditions Agone, Julian Mischi est directeur de recherche en sociologie à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra). Il a auparavant publié Le Communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, éditions Agone, 2014 et Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF, éditions Presses universitaires de Rennes, 2010.