L’esclavage en France, une réalité méconnue et pas assez combattue
ALEXANDRE FACHE
JEUDI, 10 MARS, 2016
HUMANITE.FR
Les outils juridiques contre la traite des êtres humains existent, mais pas la volonté politique de les mettre en oeuvre, regrette la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (Cncdh), dans un rapport publié ce jeudi.
C’est, pour beaucoup, une sorte de révélation que livre le très complet rapport sur «la lutte contre la traite et l’exploitation des êtres humains»publié jeudi par la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (Cncdh) : oui, l’esclavage existe en France, et il ne s’agit pas seulement d’esclavage sexuel. 483 infractions au sens large ont été relevées en 2014 par le ministère de l’Intérieur, un chiffre très très en dessous d’une réalité bien plus massive que cette simple statistique, qualifiée de «partie émergée de l’iceberg» par Christine Lazerges, présidente de la Cncdh. Une réalité, par ailleurs, multiple, qui recouvre donc la prostitution, mais aussi la servitude domestique, l’exploitation dans des ateliers clandestins ou des fermes, ou encore la mendicité forcée de mineurs...
Face à cette grave entorse à la dignité des personnes, la France s’est (tardivement, en 2013) doté d’un arsenal juridique conséquent, transposant une directive européenne de 2011, et a lancé en 2014 un plan de lutte contre ce fléau ; mais ce dernier «est insuffisamment mis en œuvre», regrette Christine Lazerges. Premier écueil : la difficulté de repérer les victimes qui «ne s'auto-identifient pas en tant que telles et ne dénoncent que très rarement les faits dont elles font l'objet», pointe la Cncdh. Or, appuie l’organisation, «les moyens consacrés par la France à l'identification des victimes potentielles de traite sont très insuffisants».
La justice française pointée du doigt
Le rôle de la justice, et singulièrement des procureurs, est aussi pointé du doigt. Ces derniers sont accusés de parfois «sous-qualifier» les faits pour lesquels ils sont saisis, par exemple en transformant des poursuites pour«traite des êtres humains» en «conditions d’hébergement ou de travail indignes». Pour ce type de qualificatif, les preuves sont souvent plus faciles à rassembler, mais les peines nettement moins lourdes.
Pire, certaines victimes de la traite sont parfois «perçus d'abord comme délinquants avant d'être perçus comme victimes», fustige Christine Lazerges, citant le cas de ces mineurs forcés à mendier par des réseaux impitoyables. «Dans certains cas, les mesures éducatives appliquées pour ces jeunes en sont pas adaptées», renchérit la chercheuse Bénédicte Lavaud-Legendre (CNRS), auteure d’une étude à paraître bientôt intitulée«Mineurs et traite des êtres humains en France» (Editions Chronique Sociale). La juriste cite le cas d’un mineur condamné pour des vols et incarcéré, que la justice a choisi de maintenir en contact avec sa «prétendue» famille. «En réalité, il s’agissait du réseau qui le tenait en esclavage et a pu ainsi maintenir son emprise sur lui», relève Bénédicte Lavaud-Legendre.
On le comprend, la France pourrait faire beaucoup plus, et mieux, pour lutter contre la traite. Pourtant, ses manquements lui ont déjà été rappelés dans le passé : à deux reprises, elle a été condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour avoir failli dans sa lutte contre le travail forcé. En 2005, sur le cas d’une jeune togolaise qui avait été maintenue plusieurs années en esclavage domestique à Paris. Et plus récemment, en octobre 2012, sur celui d’une orpheline originaire du Burundi devenue esclave de sa tante, à qui la France avait été condamnée à verser 30.000 euros.
20 magistrats sur 7 000 formés contre la traite des êtres humains
Pour éviter de nouvelles mises au ban européen, la Cncdh avance une série de 58 recommandations. Elle propose notamment de créer une mission interministérielle autonome sur le sujet, qui soit disjointe de celle officiant aujourd’hui contre les violences faites aux femmes (la Miprof).«Les deux sujets méritent des moyens, chacun de leur côté, argumente Christine Lazerges. On nous dit que l’Etat est pauvre. Sans doute. Mais il a pourtant trouvé beaucoup d’argent à mettre dans l’état d’urgence, pour des résultats assez minces(http://www.cncdh.fr/sites/default/files/16.02.18_avis_suivi_etat_durgence_1.pdf). Qu’il en mette aussi dans la lutte contre la traite.» La Cncdh insiste aussi sur les progrès à faire en terme de formation, auprès «des policiers, gendarmes, magistrats et plus largement tous les professionnels susceptibles d’être en contact avec des victimes de traite (inspecteurs du travail, personnel de la protection de l’enfance, personnels hospitaliers…)». «Il y a à peu près 7000 magistrats en France, seuls 20 sont formés chaque année à ces questions», regrette Christine Lazerges.