Traduit par Questions Critiques 

© Paulo Whitacker/Reuters
Former Brazilian President Luiz Inacio Lula da Silva
« BRICS » est l'acronyme le plus obscène pour l'axe Washington/Wall Street, et cela pour une bonne raison : la consolidation des BRICS est le seul projet organique de portée mondiale qui a le potentiel de faire dérailler l'emprise de l'empire exceptionnaliste sur ce que l'on appelle la « communauté internationale ». 

Il n'est donc pas surprenant que les trois puissances clés des BRICS aient subi, depuis un certain temps, des attaques simultanées sur de nombreux fronts. Concernant la Russie, tout tourne autour de l'Ukraine et de la Syrie, la guerre des prix pétroliers, la curieuse attaque hostile contre le rouble et la diabolisation systématique de l'« agression russe ». Quant à la Chine, tout est lié à l'« agression chinoise » dans la mer de Chine méridionale et au raid (raté) contre la bourse de Shanghai/Shenzhen. Le Brésil est le maillon le plus faible de ces trois puissances clés émergentes. Fin 2014, il était déjà manifeste que la meute habituelle porterait sans retenue tous les coups possibles pour déstabiliser la septième économie mondiale, avec pour objectif un bon vieux changement de régime au moyen d'un méchant cocktail d'impasse politique (« l'ingouvernabilité ») poussant l'économie à s'enliser. 

Parmi la quantité de raisons justifiant cette attaque, on retrouve : la consolidation de la banque de développement des BRICS ; l'initiative concertée des BRICS de commercer dans leurs propres devises, en contournant le dollar US et visant à une nouvelle devise de réserve mondiale pour le remplacer ; la construction d'un câble sous-marin de télécommunication en fibre optique entre le Brésil et l'Europe, ainsi que le câble des BRICS reliant l'Amérique du Sud à l'Asie de l'Est - tous deux contournant la mainmise des Etats-Unis. 

Et par-dessus tout, comme d'habitude, il y a le saint des saints - lié à l'ardent désir de l'Empire exceptionnaliste de privatiser l'immense richesse naturelle du Brésil. Une fois encore, tout est question de pétrole. 

Coincer Lula à tout prix ! 

Déjà en 2009, Wikileaks exposait comment les majors pétrolières étaient actives au Brésil, en essayant de modifier - par tous les moyens d'extorsion nécessaires - une loi proposée par l'ancien président Luiz Innácio Lula da Silva (plus connu sous le nom de Lula), positionnant la lucrative compagnie nationale Petrobras comme opératrice en chef de tous les blocs offshore de la plus grande découverte de pétrole de ce début de 21ème siècle, les gisements pré-salifères. 

Lula n'a pas seulement maintenu hors du tableau les majors pétrolières - en particulier ExxonMobil et Chevron - mais il a également ouvert l'exploration pétrolière au Brésil à la Chinoise Sinopec, dans le cadre du partenariat stratégique sino-brésilien (BRICS entre BRICS). 

Un Empire exceptionnaliste humilié est capable de tout ! À l'instar de la Mafia, il n'oublie jamais ; un jour, Lula devra payer, comme Poutine doit payer pour s'être débarrassé des oligarques alliés aux Américains. 

L'affaire a démarré avec les révélations d'Edward Snowden sur la façon dont la NSA espionnait la Présidente brésilienne Dilma Rousseff et les dirigeants de Petrobras. Elle s'est poursuivie avec le fait que la police fédérale brésilienne coopère aussi bien avec le FBI que la CIA, qui lui prodiguent entraînement et formation et/ou qui la nourrissent, étroitement (surtout dans la sphère de l'antiterrorisme). Et cela a continué à travers l'enquête « Car Wash », qui dure depuis deux ans, laquelle a découvert un vaste réseau de corruption impliquant des acteurs au sein de Petrobras, des sociétés de construction brésiliennes et des politiciens du Parti des Travailleurs au pouvoir. 

Le réseau de corruption est bien réel - avec des « preuves » généralement orales, rarement étayées par des documents et obtenues essentiellement auprès de menteurs professionnels rusés qui mouchardent dans le cadre de procédures « plaider-coupable ». 

Mais pour les procureurs de l'opération « Car Wash », le véritable objectif, depuis le début, est comment prendre Lula au piège. 

Entre en scène l'Elliott Ness des tropiques 

Cela nous conduit à ce vendredi spectaculaire, une mise en scène hollywoodienne, à Sao Paulo, qui a envoyé des ondes de chocs dans le monde entier. Lula « détenu », interrogé, humilié en public. Voici mon analyse détaillée. 

Le Plan A pour le raid hollywoodien contre Lula était un pari ambitieux : il s'agissait non seulement de paver la voie pour la destitution de la Présidente Dilma Rousseff, sur une accusation d'« association de malfaiteurs », mais de « neutraliser » Lula pour de bon, en l'empêchant de se représenter à la présidentielle en 2018. Il n'y avait pas de Plan B. 

On pouvait s'attendre - comme dans tous les coups montés du FBI - à ce que toute l'opération se retourne contre ses instigateurs. Lula, dans un discours politique d'une grande maîtrise, diffusé en direct dans tout le pays, s'est non seulement positionné de façon convaincante comme la victime d'une conspiration, mais a également revigoré ses troupes ; même des conservateurs respectables ont fermement condamné la mise en scène hollywoodienne, parmi eux, un ministre de la Cour Suprême et un ancien ministre de la justice, ainsi qu'un économiste de premier plan, Bresser Pereira, l'un des fondateurs du PSDB - les anciens sociaux-démocrates devenus des agents néolibéraux sous influence américaine -, et des dirigeants de l'opposition de droite. 

Bresser a en fait déclaré que la Cour Suprême brésilienne devrait intervenir dans l'opération Car Wash pour empêcher les abus. Lula, par exemple, avait demandé à la Cour Suprême de détailler quelle jurisprudence était appropriée pour enquêter sur les accusations formulées contre lui. En outre, un avocat au centre de la scène durant le raid hollywoodien a dit que Lula avait répondu sans sourciller à toutes les questions durant cet interrogatoire de près de quatre heures - des questions auxquelles il avait déjà répondu auparavant. 

L'avocat Celso Bandeira de Mello, pour sa part, n'a pas mâché ses mots : la classe moyenne supérieure - dont une bande exécrable qui se vautre dans l'arrogance, l'ignorance et les préjugés, et qui rêve de posséder un appartement à Miami - est terrifiée à l'idée que Lula se représente en 2018, et remporte l'élection. 

Et cela nous amène au juge et à l'exécuteur de tout ce mauvais film : Sergio Moro, l'acteur principal de Car Wash. 

La carrière universitaire de Moro est loin d'être excitante. Ce n'est pas exactement une grosse-tête. Il a passé son diplôme d'avocat en 1995 dans une médiocre université perdue au milieu de nulle part dans l'un des Etats méridionaux du Brésil et a fait quelques voyages aux Etats-Unis, dont l'un d'eux fut financé par le Département d'Etat pour apprendre sur le blanchiment d'argent. Comme je l'ai déjà fait remarquer, son chef-d'œuvre est un article publié en 2004 dans un obscur magazine (seulement en portugais, intitulé Considérations à propos de Mani Pulite, CEJ, numéro 26, juillet/septembre 2004), dans lequel il vante clairement les mérites de la « subversion autoritaire de l'ordre judiciaire pour atteindre des objectifs spécifiques » et l'utilisation des médias pour intoxiquer l'atmosphère politique. 

En un mot, le juge Moro a littéralement transposé la fameuse enquête des années 1990 Mani Pulite (« Mains Propres ») de l'Italie au Brésil - instrumentalisant au maximum les médias institutionnels et le système judiciaire pour accomplir une sorte de « délégitimation totale » du système politique. Mais pas de tout le système politique ; juste le Parti des Travailleurs, comme si les élites à tout faire, infiltrées dans la droite brésilienne, étaient des chérubins. 

Il n'est donc pas surprenant que l'acolyte principal de Moro, tout du long de l'opération Car War, est la famille oligopolistique Marinho, de l'empire médiatique Globo - un nid de vipères réactionnaires, pas très futées, qui a entretenu des relations très étroites avec la dictature brésilienne, entre les années 1960 et les 1980. Ce n'est pas par hasard que Globo a été informé en avant-première de l'« arrestation » hollywoodienne de Lula, lui permettant de s'investir dans un reportage à la CNN très complet. 

Moro est considéré par quantité de personnes au Brésil comme un Elliott Ness du cru. D'autres avocats qui ont étroitement suivi son travail indiquent cependant qu'il nourrit le fantasme tordu que le Parti des Travailleurs est une mafia saignant et pillant l'appareil d'Etat dans le but de le livrer, en petits morceaux, aux syndicats. 

Selon l'un de ces avocats, un ancien président de l'association des avocats à Rio, qui ont parlé à des médias brésiliens indépendants, Moro est entouré d'une bande de jeunes procureurs fanatiques, avec peu de connaissance juridique, et posant comme l'Antonio di Pietro brésilien (mais sans la solidité du procureur milanais de « Mains Propres »). Pire, Moro oublie que l'implosion du système politique italien a conduit à l'avènement de Berlusconi. Au Brésil, cela conduirait certainement à l'avènement d'un clown, un idiot du village, soutenu par l'empire Globo, dont les pratiques oligopolistiques sont assez berlusconiennes. 

Les Pinochet du numérique 

On peut dire que le raid hollywoodien contre Lula ressemble étrangement à la première tentative de coup d'Etat au Chili en 1973, qui testa la température en termes de réponse populaire avant le véritable coup d'Etat. Dans le remix brésilien, les larves médiatiques assorties de Globo posent comme des Pinochet numériques. Au moins, beaucoup de rues à Sao Paulo arborent des graffitis disant « Plus jamais de coup d'Etat militaire ». 

Oui, parce que tout ceci est une question de coup d'Etat en douceur - sous la forme d'une procédure de destitution de Rousseff et de l'envoi de Lula à la potence. Mais les vieilles habitudes (militaires) ont la vie dure : les asticots médiatiques de Globo vantent maintenant les mérites de l'armée descendant dans la rue pour « neutraliser » les milices populaires. Et ce n'est que le début. La droite s'apprête à une mobilisation nationale, dimanche prochain, appelant - à quoi d'autre - à la destitution de Rousseff. Le mérite de Car Wash est d'enquêter sur la corruption, la collusion et l'influence dans un Brésil profondément corrompu. Mais tout le monde, toutes les factions politiques, devraient faire l'objet d'une enquête - y compris celles qui représentent les élites brésiliennes serviles. Ce n'est pas le cas. Parce que le projet politique lié à Car Wash se fiche pas mal de la « justice » ; la seule chose qui importe est de perpétuer la crise politique vicieuse comme un moyen d'entraîner la septième économie mondiale dans l'enlisement et d'atteindre le Graal : un coup d'Etat en douceur, c'est-à-dire un bon vieux changement de régime. Mais 2016 n'est pas 1973, et le monde entier sait désormais qui sera le dindon de la farce dans un changement de régime.