Eva Joly : « Il est urgent de créer un statut pour protéger les lanceurs d’alerte »
Le procès du lanceur d’alerte Antoine Deltour et du journaliste de Cash Investigation Edouard Perrin, à l’origine des révélations sur le scandale fiscal « LuxLeaks », vient de s’ouvrir. L’intervention de lanceurs d’alerte s’avère souvent décisive pour rendre publics, au nom de l’intérêt général, des documents censés rester secrets. Mais ils le payent parfois très cher : perte de leur travail, convocation devant les tribunaux... Comment les protéger et les soutenir ? Entretien avec l’euro-députée Eva Joly, vice-présidente de la commission parlementaire en charge de faire la lumière sur les rouages de l’évasion fiscale.
Basta ! : Le procès du lanceur d’alerte Antoine Deltour et du journaliste Edouard Perrin s’est ouvert mardi dernier (lire notre article). Vous vous êtes insurgée contre ce procès. Pourquoi ?
Eva Joly : C’est un procès choquant par son injustice profonde. Voir Antoine Deltour [1] dans le box des accusés, c’est le monde à l’envers. On devrait plutôt lui tresser des couronnes de laurier et punir ceux qui ont mis en place ce système : les multinationales qui n’ont pas payé leurs impôts en France, en Italie et ailleurs, avec la complicité d’une partie du pouvoir luxembourgeois. Ce procès montre bien le monde malade dans lequel nous vivons. L’intérêt particulier prime sur l’intérêt général.
Le rôle des lanceurs d’alerte est très important pour la démocratie ! De plus en plus important, au fur et à mesure que s’épaissit le secret des affaires. Sans eux, on ne peut pas lutter efficacement contre la fraude et la corruption. Sans eux, on ne peut pas identifier les entreprises et les personnes coupables de délits d’évasion fiscale. Celle-ci dessert les intérêts financiers européens mais également les contribuables [l’évasion et la fraude fiscale sont évaluées à 1000 milliards d’euros par an dans l’Union européenne, ndlr]. Ce sont toujours les mêmes qui en profitent : les puissants, les criminels qui blanchissent leur argent, certains partis politiques.
Vous défendez la création d’un statut européen pour les lanceurs d’alerte. À quoi ressemblerait-il ?
Les Verts vont, dans les prochains jours, publier leur projet de directive européenne de protection des lanceurs d’alerte. Il faut selon nous protéger l’anonymat via une institution interposée. Et si l’identité du lanceur d’alerte est découverte, et qu’il se retrouve au cœur d’une procédure judiciaire, il faut pouvoir financer sa défense. Se défendre face à des multinationales peut coûter des dizaines de milliers d’euros. C’est une arme puissante pour faire taire les citoyens. En plus de ces fonds pour faire face aux frais de justice, il faudrait pouvoir rémunérer les personnes lanceuses d’alerte pendant quelques temps. Parce que bien souvent, les lanceurs d’alerte sont bannis de leur profession.
J’en ai fait l’expérience pendant « l’affaire Elf ». Des ingénieurs qui avaient refusé d’augmenter les factures de quelques millions de francs étaient écartés par leur entreprise [2]. Actuellement, la sécurité matérielle des lanceurs d’alerte est réellement mise en danger. Enfin, il faudrait créer une infraction spécifique pour ceux qui s’attaquent aux lanceurs d’alerte. Irène Frachon, le médecin qui a dénoncé le scandale du Médiator, rappelle dans une tribune publiée ce lundi 25 avril par le journal Le Monde que le laboratoire Servier menaçait systématiquement les médecins qui disaient que le Médiator provoquait des cardiopathies. Ces attitudes ne sont pas tolérables en démocratie.
La Commission européenne n’a pourtant pas mis à l’ordre du jour la protection des lanceurs d’alerte. Et les parlementaires européens non plus. La directive sur le secret des affaires, qui vient d’être votée (lire ici), risque plutôt de compliquer encore un peu plus la vie des lanceurs d’alerte...
La Commission européenne, à qui j’ai posé la question, m’a clairement répondu que la protection des lanceurs d’alerte n’était pas une priorité. Pire, avec le texte sur lesecret des affaires, leur situation sera encore plus difficile. Je pense que le président de la Commission européenne, Jean-Claude Junker, n’aime pas les lanceurs d’alerte. Et Antoine Deltour, en particulier, lui a créé beaucoup de problèmes. Le scandale qu’il a dénoncé a été mis en place alors que M. Junker était Premier ministre du Luxembourg. D’ailleurs, la révélation des tax rulings dans la semaine de sa nomination a failli lui coûter son poste. Je décris tout cela précisément dans mon dernier ouvrage, Le loup dans la bergerie [3].
Les défenseurs de la directive sur le secret des affaires avancent que des exceptions sont prévues pour les lanceurs d’alerte. Mais ces exceptions ne sont pas suffisantes. Elles font peser sur les lanceurs d’alerte la charge de la preuve : c’est à eux de prouver qu’ils sont de bonne foi. Si on avait une législation moderne efficace, ce poids ne reposerait pas sur les lanceurs d’alerte.
Les multinationales ont-elles la main sur les politiques menées en Europe sur ces sujets – évasion fiscale, secret des affaires, protection ou non des lanceurs d’alerte ?
La genèse de la directive sur le secret des affaires est particulièrement obscure. Nous pensons qu’elle a été commanditée par les lobbyistes, qui ont malheureusement plus de pouvoir que nous, les parlementaires. Les lobbyistes sont partout à Paris, Berlin, Bruxelles, Rome. Nos institutions nationales et européennes sont devenues leur terrain de jeu. Les ministres nationaux, quand ils viennent à Bruxelles, se comportent trop souvent en VRP de leurs grandes multinationales. Par exemple, en matière de régulation bancaire, la France bloque depuis des années toutes avancée permettant de réduire le risque systémique lié à la taille et à l’irresponsabilité des méga-banques, BNP Paribas et Société Générale en tête. Après le « dieselgate » tous les ministres, y compris Ségolène Royal, ont joué de toutes les contorsions possibles pour avoir un discours de dénonciation, tout en protégeant leurs constructeurs nationaux.
La santé publique et la stabilité financière passent après les intérêts de ces entreprises. Les lanceurs d’alertes, que ce soit Irène Frachon, Stéphanie Gibaud [4], Hervé Falciani [5] ou Antoine Deltour, ont chacun à leur manière levé le voile sur une bataille larvée pour la démocratie, où les multinationales et les méga-banques tentent par tous les moyens d’influencer nos lois, jusqu’à parfois les écrire directement par le biais de parlementaires, de ministres ou de fonctionnaires trop zélés. En faisant la lumière sur ce qui se passe, les lanceurs d’alertes rééquilibrent les forces et permettent aux citoyens de s’organiser et de peser sur la puissance publique, nationale ou européenne, pour que celle-ci cesse de pencher dans le sens de quelques intérêts particuliers, et défende à nouveau le bien commun.
Suite aux accusations de fraude fiscale liées à l’affaire des Panama Papers, vous venez de lancer une pétition dans laquelle vous exigez la fin du secret fiscal et des sanctions contre les banques. Vous prenez ainsi le relai des lanceurs d’alerte...
Nous avons une énorme responsabilité en tant que membre du Parlement européen. L’opinion publique doit aussi faire pression pour maintenir ces questions dans l’actualité, pour exiger toujours plus de transparence. L’avenir de nos démocraties, si nous ne laissons pas toute leur place aux contre-pouvoirs, dont les lanceurs d’alerte font partie intégrante, est tout à fait inquiétant. Les Panama Papers ont révélé la façon dont certaines élites utilisent le secret pour cacher leurs activités financières. Ce secret permet à de riches individus de ne pas payer leur part normale d’impôts, mais il permet également à la grande criminalité de se financer – de l’esclavage humain à la vente d’armes illégales, en passant par le financement du terrorisme.
Cette question des paradis fiscaux est éminemment politique. En France, il y a un vrai problème avec le « verrou » de Bercy, le ministère des finances, qui est le seul à pouvoir déposer plainte en matière fiscale. Et il ne le fait jamais ! Mais le temps du secret – celui du verrou de Bercy, des régulations européennes frileuses et de l’impunité des banques et des intermédiaires – doit prendre fin. Plus de 520 000 personnes ont signé une pétition pour que les gouvernements européens poursuivent en justice les banques et les intermédiaires, qui laissent leurs clients cacher leurs actifs dans des paradis fiscaux, sans informer les administrations fiscales des agissements suspects de citoyens européens.
J’aimerais qu’il y ait des équipes compétentes pour nous aider à établir clairement le rôle des banques dans l’évasion fiscale. Il est urgent d’étoffer la brigade qui gère la grande délinquance économique et financière. C’est ce que j’ai aidé à faire en Islande après l’effondrement du système bancaire en 2008. Il faudrait une équipe pluridisciplinaire d’au moins 50 personnes, avec des gendarmes, des policiers et des juges d’instruction. Et il ne devrait pas y avoir de problèmes d’argent pour cela, car chaque enquêteur rapporte dix fois ce qu’il coûte !
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Photo : Procès d’Antoine Deltour et Édouard Perrin, Luxembourg, avril 2016 © Mélanie Poulain
A lire, notre reportage à Luxembourg sur ce procès :
Procès Luxleaks : journalistes et lanceurs d’alerte sur le banc des accusés à la place des multinationale
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