Fabio De Masi : « Les directives européennes ont détruit la capacité des gouvernements nationaux à se défendre contre l’évasion fiscale »
Suite à la perquisition
qui a eu lieu mardi dernier au siège de Google France dans le cadre
d’une enquête pour fraude fiscale, le député européen allemand Fabio De
Masi explique les difficultés qu’il y a à lutter aujourd’hui contre
l‘évasion fiscale dans une Europe qui ne veut pas s’en donner les
moyens. Fabio De Masi est membre du groupe de la Gauche Unitaire
européenne / Gauche verte nordique au Parlement européen, spécialiste
des questions financières et fiscales.
Vous avez étudié en détail le système mis en place par Google pour échapper à l’impôt. Pouvez-vous nous en résumer le principe ?
Fabio De Masi. Le
capital le plus important de Google c’est la technologie de son moteur
de recherche. Parce qu’il y a des milliards de personnes dans le monde
qui utilisent Google pour passer l’Internet au peigne fin, afin de faire
de la publicité sur les pages Google. C’est très lucratif. Les annonces
publicitaires, ce sont donc une grande partie de l’activité réelle de
Google. Mais Google ne paie pas d’impôt sur les bénéfices de ces ventes.
Si un client installé en France ou en Allemagne conclut un contrat de
publicité avec Google, ce contrat est passé avec une société Google en
Irlande, pas en France ni en Allemagne . Dans ces deux pays là, Google
se contente de faire du marketing ou du service à la clientèle, des
activités qui rapportent très peu d’argent. Après avoir transité par
l’Irlande, les bénéfices publicitaires se déplacent vers une société
écran aux Pays-Bas, puis reviennent dans une seconde société en Irlande
qui est gérée depuis les Bermudes, qui, en vertu de la législation
irlandaise, bénéficie d’une franchise d’impôt. Basée sur trois
entreprises – deux en Irlande et une qui sert d’intermédiaire aux
Pays-Bas – cette stratégie est appelée « une double irlandaise avec un sandwich néerlandais. »
En vendant des services à l’étranger aux
clients français, Google essaie d’éviter une présence trop stable en
France qui rendrait l’entreprise imposable. C’est ce que contestent les
autorités françaises, mais c’est pourtant ce qui arrive trop souvent
dans le commerce numérique à l’échelle mondiale. Une fois l’argent
transféré, Google utilise les droits de licence fictifs pour canaliser
l’argent vers les Bermudes, au lieu de payer le taux d’impôt irlandais
habituel qui est de 12,5% ( en France, il est de 30% ). Google a besoin
des Pays-Bas comme passerelle, parce que c’est l’un des rares pays qui
ne taxe pas l’argent qui transite vers un pays comme les Bermudes, où la
fiscalité des entreprises est de 0%.
Lorsque Google s’est présenté devant la
commission spéciale du Parlement européen sur l’évasion fiscale, j’ai
demandé à ses représentants si je pouvais visiter la société
néerlandaise à travers laquelle des milliards d’euros transitent chaque
année mais qui n’a aucun employé . En public, ils m’ont répondu « oui, bien sûr », mais plus tard ils ont fait marche arrière sur ce point et je n’ai jamais pu m’y rendre.
Est-ce que la France a des chances de récupérer les impôts que Google n’a pas payés ?
Fabio De Masi. Oui et
non. Selon les règles actuelles, un grand nombre de combines de Google
sont légales. C’est là qu’est le vrai scandale. Mais les autorités
françaises peuvent contester l’affirmation de Google selon laquelle la
vente de contrats de publicité en France n’est pas une activité
économique suffisamment durable pour qu’elle puisse être imposée. Le
Royaume-Uni – en passant un accord en début d’année avec Google – a
réussi à contourner le problème. Ils sont en train d’essayer de devenir
eux-mêmes un paradis fiscal global. Donc, ils ont surtout négocié pour
récupérer un peu plus d’argent de Google, mais ça se fait dans une
opacité complète, et sans remettre en cause le principe de l’évasion
fiscale.
Cependant tout ce système d’évasion
fiscale paraît tellement évident qu’on peut le contester en s’appuyant
sur les règles actuelles. Le cas français est particulièrement
prometteur pour moi. L’Italie aussi, a récupéré des sommes importantes
d’Apple. Il est cependant extrêmement difficile pour le ministère public
de récupérer de l’argent auprès de ces sociétés très riches qui
commandent à des armées d’avocats et d’experts fiscaux, parce que les
règles sont très complexes et opaques. Mais si on a la volonté
politique, et en s’en tenant à une interprétation stricte de la loi , on
pourrait déjà faire beaucoup plus aujourd’hui.
Est-ce que la législation
européenne permet réellement de lutter contre cette évasion fiscale ou
au contraire, est-ce qu’elle la favorise ?
Fabio De Masi. La
Commission prétend jouer les durs sur l’évasion fiscale . Mais en
réalité, les outils dont elle veut doter les Etats pour qu’ils les
utilisent contre Amazon, Apple ou Starbucks sont des épées émoussées .
Les procédures sont extrêmement longues et complexes. Elles ne peuvent
cibler que les entreprises qui ont obtenu un avantage démontrable dans
la concurrence avec les autres. Mais pour toutes celles qui ont
seulement réussi à éviter l’impôt, il n’y a pas de problème. Et si les
sociétés sont reconnues coupables, de toutes façons l’argent retourne
dans les pays qui ont accordé un traitement préférentiel, ce qui les
incite à faire encore davantage de dumping fiscal.
Le problème fondamental de l’Union
européenne, c’est qu’elle n’a aucune politique fiscale coordonnée, et
pas de mesures de défense communes contre l’évasion fiscale. Les
directives européennes ont par ailleurs détruit la capacité des
gouvernements nationaux à se défendre. Le gouvernement allemand, par
exemple, a cessé de faire valoir son droit contre des filiales à faible
taux d’imposition à l’étranger, en raison d’un arrêt de la Cour
européenne de Justice en 2008 dans l’affaire Cadburry-Schweppes (un
jugement qui donnait raison au groupe Cadburry-Scweppes, contre la
législation britannique qui voulait taxer cette société NDLR). Et en
l’absence de législation européenne, aucun pays ne peut empêcher
l’argent de circuler librement, sans être taxé, vers les Pays-Bas d’où
il peut ensuite facilement quitter l’Europe pour les paradis fiscaux
comme les Bermudes ou Panama. L’échec complet pour faire appliquer des
mesures contre ces méthodes nuisibles, révélées par le LuxLeaks – ou au
moins pour faciliter les échanges d’informations entre les autorités des
différents pays – mesures qui auraient dû être obligatoires depuis
1977, en est un autre exemple clair.
Chaque mois, on découvre de
nouvelles affaires d’évasion fiscale qui concernent des grandes
entreprises et il semble impossible de lutter contre. Que
préconisez-vous ?
Fabio De Masi. Il ne
serait pas impossible de combattre l’évasion fiscale, mais les
gouvernements de l’U-E n’ont pas la volonté politique de lutter
frontalement contre ce problème. Tout d’abord, nous aurions besoin de
beaucoup plus de transparence afin de permettre le débat public et un
meilleur contrôle. Nous avons besoin de rapports publics établis pays
par pays, qui obligent les multinationales à montrer où elles font des
affaires et où elles paient des impôts. Le gouvernement français s’est
malheureusement opposé à son Parlement qui voulait essayer de légiférer
sur cette question l’an dernier. Nous espérons que les députés français
réussiront à reprendre la main par le biais d’amendements à la loi sur
le budget de cette année – compte tenu, en particulier, du fait qu’il y a
une forte résistance de l’Allemagne sur ce point.
Ensuite, nous avons besoin de mesures de
défense plus ambitieuses contre le transfert des bénéfices. Le
commissaire Moscovici (qui affirme vouloir faire de la lutte contre
l’évasion fiscale sa priorité NDLR) a proposé une série de règles
décevantes en janvier, et les représentants des états membres au Conseil
européen n’ont pas réussi la semaine dernière à se mettre d’accord sur
un texte commun qui avait pourtant été édulcoré par tous les pays qui
sont des paradis fiscaux au sein même de l’Union européenne . Nous avons
besoin d’imposer les transferts de bénéfices et nous devrions en
limiter les mouvements s’ils ne sont pas suffisamment imposés dans les
pays où ils sont transférés.
Et puis nous devons être beaucoup plus
fermes envers les banques et les cabinets d’avocats qui conçoivent les
systèmes d’évitement fiscal, comme le Big 4 (les quatre plus grands
groupes d’audit financier au niveau mondial NDLR) dans le cas de
LuxLeaks ou le cabinet Mossack Fonseca révélé par les Panama Papers.
Mais toutes les grandes banques européennes sont impliquées. Nous avons
besoin de lourdes amendes pour décourager les activités criminelles ou
frauduleuses, et en cas de contravention répétées, les licences des
entreprises doivent être retirées.
L’Humanité.fr, le 30 mai 2016 (via Crashdebug.fr)
Interview et traduction Jean-Jacques Régibier