Le culte de l’argent Par Dmitry Orlov
J’ai récemment écrit au sujet de la progression des taux d’intérêt de positifs à nuls (depuis 2008) et, enfin l’apparition des taux d’intérêt négatifs.
Et je posais à mes lecteurs une simple question : comment les taux
d’intérêt négatifs peuvent faire sauter le système financier?
Apparemment, aucun d’entre vous ne connaissait la réponse. Maintenant,
je dois avouer pour commencer que je ne connaissais pas la réponse non
plus, ce qui était la raison pour laquelle je posais la question, et mes
premières tentatives pour la trouver ont été un peu hésitantes. Mais
maintenant, après y avoir réfléchi, je crois avoir trouvé la réponse, et
c’est…
Mais d’abord, revenons un peu en arrière pour répondre à plusieurs questions préliminaires:
- Pourquoi les taux d’intérêt zéro sont-ils devenus nécessaires?
- Pourquoi les taux d’intérêt négatifs sont-il maintenant nécessaire?
- Et pourquoi les taux d’intérêt négatifs sont-ils vraiment une excellente idée?
Si vous ignorez certaines conséquences
imprévues au point 3 (ce qui est ce le cas de tout le monde tout le
temps, en fait, il ne faut pas vous en soucier pour l’instant).
1. Les taux d’intérêt sont descendus à
zéro parce que la croissance économique est tombée à zéro. Si vous vous
demandez maintenant pourquoi c’est arrivé, il vous suffit de googler Halte à la croissance en cliquant sur ce lien.
(Un avis public au sujet de la fin prévue de la croissance a été exposé
au bureau de planification global il y a quatre décennies. Ce n’est pas
la faute de quelqu’un d’autre si les gens de cette planète ne
s’intéressent pas aux affaires mondiales. Je veux dire : sérieusement…)
Les taux de croissance et les taux
d’intérêt sont liés : un taux d’intérêt positif est à peine plus qu’un
pari que l’avenir sera plus grand et plus prospère, ce qui permet aux
gens de payer leurs dettes avec intérêt. Ce point est évident : si votre
revenu augmente, il devient plus facile de rembourser vos dettes; s’il
stagne, cela devient plus difficile; s’il se rétrécit, cela devient
finalement impossible.
Oui, vous pouvez pinailler et couper les
cheveux en quatre, et prétendre qu’il y a encore une certaine
croissance. Mais dans les pays développés, la plus grande partie de
cette croissance n’a été que manigances financières, alimentées par une
explosion de la dette, et la plupart des avantages de ce bout de
croissance est tombée dans la poche des plus riches, le 1%. De fait,
elle n’a à peu près rien apporté aux autres. Cette croissance a-t-elle
aidé à soutenir une classe moyenne nombreuse, stable et prospère ? Non,
elle ne l’a pas fait.
En fait, les salaires aux États-Unis,
qui étaient autrefois la plus grande économie du monde, stagnent depuis
des générations. En réponse, la Réserve fédérale a réduit
continuellement les taux d’intérêt, jusqu’à ce qu’ils atteignent zéro en
2008. Et ils y sont restés depuis. Mais maintenant, il se trouve que ce
n’est pas assez. Si la Réserve fédérale veut garder la partie en cours,
elle doit faire plus, parce que…
2. Une fois que vous êtes confronté à
une économie en décroissance continue, maintenir les taux d’intérêt à
zéro ne suffit pas à prévenir l’effondrement financier. Les taux
d’intérêt doivent descendre en terrain négatif.
Voici seulement quelques exemples particulièrement frappants.
L’Australie a amassé une énorme pile de
dette, de plus de 120% du PIB, et la plus grande partie est une dette
hypothécaire due à la surévaluation des biens immobiliers. Maintenant
que l’économie de l’Australie, qui a été tirée par les exportations de
matières premières vers la Chine, est en stagnation, une grande partie
de cette dette est transformée en prêts à intérêts seulement, parce que
les Australiens n’ont plus l’argent pour rembourser le principal du
prêt. Mais que se passe-t-il s’ils ne peuvent même plus assurer le
paiement des intérêts ? La solution évidente est de refinancer leurs
prêts hypothécaires avec un intérêt à zéro pour-cent; problème résolu!
Bien sûr, comme les conditions se détériorent davantage, les Australiens
vont finir par être incapables de payer les taxes et les services
publics. Les taux d’intérêt négatifs arrivent à la rescousse!
Refinançons à nouveau à taux d’intérêt négatif. Cela implique que
maintenant les banques vont les payer pour vivre dans leurs maisons hors
de prix.
Un autre exemple : les compagnies
d’énergie (pétrole et gaz) aux États-Unis ont accumulé un fantastique
tas de dette. Tout cet argent a été aspiré dans le développement de
ressources marginales et très coûteuses, telles que les pétroles de
schiste et l’offshore profond. Depuis lors, les prix de l’énergie ont
chuté, ce qui rend tous ces investissements non rentables et réduit
considérablement les recettes. En conséquence, les sociétés d’énergie
aux États-Unis sont à quelques mois de devoir dépenser la totalité de
leur chiffre d’affaires en paiements d’intérêts. La solution, bien sûr,
est de leur permettre de rouler leur dette avec les taux à zéro
pourcent, et si vous voulez qu’ils recommencent les forages (leur
production diminue d’environ 10% en rythme annualisé), alors s’il vous
plaît, mettons en place les taux d’intérêt négatifs.
3. Vous commencez à voir comment cela
fonctionne? Alors qu’auparavant il fallait faire attention en
s’endettant et avoir un plan pour gérer le remboursement, avec des taux
d’intérêt négatifs, vous n’avez plus à vous en inquiéter. Si votre dette
vous rapporte, alors plus de dette est toujours mieux que moins de
dettes. Cela n’a plus d’importance que l’économie se contracte en
permanence, parce que maintenant vous pouvez être payé, rien que pour
vous tourner les pouces!
Mais y a-t-il des conséquences imprévues
aux taux d’intérêt négatifs? Les conséquences involontaires sont
difficiles à imaginer, et la plupart des gens se font mal à la tête rien
qu’en essayant. Comment peut-il en résulter qu’une énergie nucléaire
propre et abondante finira par polluer la planète entière avec des
radionucléides à vie longue, que les taux de cancer monteront jusqu’au
ciel? Comment se peut-il que de merveilleuses semences génétiquement
modifiées vont nous rendre malades et infertiles en quelques
générations? Et comment se peut-il que l’ingénieuse technologie de
l’informatique mobile ait transformé nos enfants en zombies, qui sont
constamment collés à leur smartphone comme des somnambules de la vie? Il
est difficile de penser à tout cela sans prendre quelques pilules du
bonheur; et comment se peut-il que la prise de ces pilules du bonheur…
Vous voyez l’idée.
La conséquence inattendue des taux
d’intérêt négatifs est qu’ils détruisent l’argent. C’est vrai dans un
sens tout à fait trivial : si vous déposez x dollars à –p % par an, un
an plus tard, vous n’aurez que x*(1–p) dollars parce x*p dollars auront
été détruits. (Dans le cas où vous préférez compter sur vos doigts et
vos orteils, si vous déposez 10 $ à –10 % par an, alors un an plus tard,
vous aurez seulement 9 $ parce que 1 $ a été détruit.) Mais ce que je
veux dire est quelque chose d’un peu plus profond : les taux d’intérêt
négatifs érodent le concept même de l’argent.
Pour en comprendre la raison, nous
devons poser une question un peu plus fondamentale : qu’est-ce que
l’argent? Je pense que l’argent est le culte du dieuMammon. Regardez les symboles suivants:
€ $ ¥ £
Est-ce qu’ils ne ressemblent pas à des
symboles religieux? En fait, voilà ce qu’ils sont : ils sont les
symboles de la foi dans l’argent. Ils sont également des unités sans
dimension, d’un genre particulier. Il y a quelques unités assez
adimensionnelles en mathématiques et en sciences, telles que π, e,
%, ppm, mais elles sont toutes des ratios reliant des quantités
physiques entre elles. Elles sont adimensionnelles, parce que les unités
s’annulent. Par exemple, π est le rapport entre la circonférence et le
diamètre d’un cercle; une longueur sur une longueur ne donne rien. Mais
les quantités monétaires ne se rapportent pas directement à une grandeur
physique. On peut dire que certains nombres d’unités monétaires
(appelons-les boules) sont équivalentes à un certain nombre de
navets, mais que, voyez-vous, ce n’est qu’une question de foi. Si le
producteur de navets se révèle être incroyant, il sera dans son droit de
dire : «Je ne vais pas prendre vos fichues boules!» Ou, s’il est un producteur de navets poli : «Votre argent n’est pas accepté ici, Monsieur!»
Bien sûr, si notre producteur de navets
devait le faire, il aurait quelques problèmes parce que, voyez-vous, le
culte de Mammon est un culte d’État. Vous n’avez pas le choix d’être
croyant ou non, parce que c’est seulement en adorant Mammon que vous
pouvez gagner de l’argent pour payer vos impôts, et si vous ne payez pas
vos impôts vous allez en prison. Et vous ne pouvez pas produire de
l’argent par vous même, parce que ce droit est réservé aux grands
prêtres de Mammon, les banquiers. Fabriquer votre propre argent fait de
vous un hérétique, et vous subirez l’équivalent moderne du bûcher, qui
équivaut à une amende de 250 000 $ et une peine d’emprisonnement de 20
ans.
Mais cela va au-delà, parce que l’État
insiste sur le fait que presque tout ce qui existe doit être évalué en
unités de son argent. Et la façon dont tout doit être évalué est au
centre d’un processus de légitimation mystique qui est le cœur du culte
de l’argent : lamain invisible de Mammon se fait apparente dans le marché libre, qui est le temple virtuel de Mammon. La main invisible
fixe le prix de tout comme une révélation mystique et, comme toute
révélation, elle est au-delà de la critique. C’est un rituel de
rédemption, dans lequel les gens agissent avec leurs plus vils instincts
antisociaux, la cupidité et la peur, grâce à l’intervention divine de
Mammon, pour servir le bien commun. On soupçonne également le marché libre d’avoir
toutes sortes de propriétés miraculeuses, et comme avec tous les
miracles, c’est une question de fumée, de miroirs et d’incrédulité. Par
exemple, le marché libre est réputé être efficace.
Mais il fixe le prix des navets, et le résultat est que 40 % de la
nourriture aux États-Unis finit par être gaspillée. Ce n’est
certainement pas efficace.
Ce genre d’inefficacité peut être
tolérée lorsque les ressources sont abondantes. Si jeter 40 % des navets
provoquait une pénurie de ces légumes, les producteurs de navets
pourraient en faire pousser plus et les vendre à des prix que les
consommateurs peuvent encore se permettre de payer. Mais lorsque les
ressources ne sont plus abondantes, cette astuce ne fonctionne plus, et
vous vous retrouvez avec quelque chose qui s’appelle une défaillance du
marché. L’état actuel de l’industrie mondiale de pétrole en est un bon
exemple : soit le prix est si élevé que les consommateurs marginaux ne
peuvent plus se le permettre (comme ce fut le cas jusqu’à tout
récemment), soit le prix est si bas que les producteurs marginaux ne
peuvent pas rembourser leurs frais (comme c’est le cas actuellement).
Donc un combat de destruction de l’offre
suit un épisode de destruction de la demande, puis le motif se répète.
Tout le monde perd, et de plus, c’est terriblement inefficace. Il serait
beaucoup plus efficace de mandater un planificateur central pour
calculer le prix optimal du pétrole une fois par mois. Ensuite, tous les
producteurs marginaux auraient à sauter par la fenêtre, tous les
consommateurs marginaux à s’ouvrir les poignets, et les conditions
d’équilibre prévaudraient. Comme l’approvisionnement en pétrole diminue
(il s’épuise d’environ 5% par an), un certain nombre supplémentaire de
producteurs et de consommateurs devraient se sacrifier pour le bien, et
ainsi de suite jusqu’à ce que le dernier baril soit produit et brûlé,
laissant ces producteurs et ces consommateurs nageant encore dans les
mares de leur propre sang.
Comme les ressources naturelles
diminuent, notre foi dans le culte de Mammon est mise à rude épreuve.
Mais quelles sont les alternatives? Eh bien, il y a un culte antique
encore plus ancien, qui est basé sur l’idolâtrie : le culte des métaux
précieux. L’or a certaines utilisations industrielles et esthétiques,
mais il est surtout utile pour créer un veau d’or pour que vous
l’adoriez (ou, si vous êtes l’ancien président ukrainien Viktor
Ianoukovitch, des toilette en or). Les économistes nous disent que l’or
est une relique barbare, et ils ont raison, mais qu’est-ce qu’il faudra faire quand il y aura une Götterdämmerung (un crépuscule des dieux) ? La nature a horreur du vide, et dans une Götterdämmerung, d’anciennes
divinités païennes peuvent parfois émerger et demander des vierges
sacrificielles, comme l’empoisonnement d’écosystèmes fluviaux entiers
pour l’exploitation minière de l’or à l’aide de mercure, ou le
gaspillage de quantités prodigieuses de combustibles fossiles dans
l’industrie minière, le broyage et le tamisage de millions de tonnes de
roche pour n’obtenir que trois parties par million d’or.
Les taux d’intérêt négatifs sont la Götterdämmerung de
Mammon. Le culte de l’argent est renforcé par l’idée que sa divinité
énorme et toute-puissante sera encore plus grande et toute-puissante
demain; si le contraire est démontrable, alors la foi des gens en elle
commencera à faiblir et à se faner. Les taux d’intérêt négatifs sont
comme un bain d’eau glacée pour Mammon, provoquant l’effacement de sa
divinité un peu plus à chaque plongeon. Les gens voient cela, et pensent
: «Je ne veux pas adorer ses boules qui rétrécissent.» Puis ils passent à autre chose et dépensent leurs propres boules
pour tout ce qu’ils peuvent trouver: des terres en jachère, des maisons
vides, des veaux d’or, des boîtes de boutons en laiton… Ils ne se
soucient pas d’investir leurs boulesdans des navets pour les
cultiver, parce que pour ce qui est de l’utilisation des navets, tout ce
que vous pouvez faire avec eux, c’est de les vendre pour encore plus de
boulesqui rétrécissent.
Les taux d’intérêt négatifs sont une
excellente idée et peut-être la seule façon de garder en vie le jeu
financier un peu plus longtemps, mais, compte tenu de ces conséquences
imprévues, ils sont aussi une idée terrible. Les banquiers le savent.
Ils veulent préserver le statut de leur culte, et parlent sans cesse de
hausser les taux d’intérêt. Mais ils ne l’ont pas encore fait, parce
qu’ils savent aussi qu’une seule petite augmentation se traduirait par
des milliards de dollars de pertes, ce qui déclencherait des
défaillances généralisées d’entreprises et ouvrirait la voie à la plus
grande Grande Dépression jamais traversée. Ce n’est pas un problème à
résoudre pour eux ; c’est un piège.
Ils vont retarder l’échéance, prier et
faire des déclarations chargées avec des mots clés prévus pour plaire
aux algorithmes de trading à haute fréquence conçus pour faire léviter
artificiellement le marché libre avec des injections judicieusement chronométrées d’argent gratuit.
Mais à la fin, tout ce qu’ils pourront faire, c’est avoir l’air
courageux, attendre un moment d’inattention et… courir vers la sortie!
Et votre travail consiste à sortir avant eux.
Traduit par Hervé, vérifé par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone