Temps de travail, salaires, licenciements, dumping social, santé : tout ce que la loi va changer pour les salariés
Le
projet de loi travail a été largement amendé, entend-on, et ne
changerait presque rien au quotidien des salariés. Vrai ou faux ? Si
certaines dispositions ont été retirées, la loi remet toujours en cause
les 35 heures, risque de généraliser les baisses de salaires, facilite
les licenciements, complique les recours des salariés qui les jugeraient
abusifs, tout en instaurant de fait un dumping social malsain entre
entreprises d’un même secteur. Alors que le texte passe devant le Sénat,
où la majorité de droite le durcit, Basta ! fait le point.
Après
trois mois de contestation, de manifestations, de grèves et de
blocages, le texte de la loi travail est arrivé au Sénat le 1er juin. Il
y sera discuté jusqu’au 24, avant de revenir à l’Assemblée nationale.
Que prévoit le texte dans son état actuel [1] ? A-t-il vraiment été « largement réécrit » comme l’assure
la CFDT, qui soutient son adoption, et comme l’avance le gouvernement ?
Que changerait cette loi dans la vie des travailleurs si elle entrait
en vigueur en l’état ?
C’est le point central de cette nouvelle loi travail. Aujourd’hui, en
matière de droit du travail, les dispositions du Code du travail
servent de socle commun. Ensuite, les accords conclus au sein d’une
entreprise puis au sein d’une branche – qui regroupe les entreprises
d’un même secteur d’activité – ne peuvent pas être moins favorables aux
salariés. C’est ce qu’on appelle la hiérarchie des normes. Et c’est ce
verrou là que la loi travail fait sauter dans son article 2. Or,
là-dessus, rien, ou presque, n’a bougé depuis l’avant-projet de loi.
Des heures sup’ moins payées : soumis à un accord d’entreprise
« Ce n’est pas l’accord d’entreprise en lui-même qui pose
problème. C’est l’accord d’entreprise qui de fait remplace la loi de
manière régressive », explique Fabrice Angei, du Bureau confédéral de la CGT. Et c’est bien dans ce sens-là que va le texte. « L’exemple le plus simple, ce sont les heures supplémentaires », souligne Jean-Claude Mailly, secrétaire général de Force ouvrière. « Aujourd’hui,
seul un accord de branche peut prévoir une rémunération des heures sup’
à moins de 25 % de majoration. Une seule branche a négocié cela, celle
des centres de loisir. Mais avec cette loi, demain, la branche
sauterait. On pourrait négocier une rémunération moindre des heures sup’
au niveau de chaque entreprise. » À la place des 25 % de majoration
obligatoire pour les huit premières heures supplémentaires, puis de
50 % au-delà, la direction d’une entreprise pourra désormais fixer,
suite à un accord, un taux à seulement 10 %.
Forfait-jours : soumis à un accord d’entreprise
Avec des heures supplémentaires qui pourront être majorées de
seulement 10 % sur simple accord d’entreprise, dépasser les 35 heures
coûterait moins cher à l’employeur. Deux autres mesures du texte
remettent en cause la loi Aubry. Le projet initial étendait le
dispositif des « forfaits-jours », qui calcule le temps de travail non
pas en heures mais en jours travaillés. Ce système avait été mis en
place avec les 35 heures pour permettre aux cadres en particulier de les
contourner [2].
C’est déjà une exception française en Europe. Avec la loi travail, le
forfait-jours pourrait concerner davantage de salariés. Sur ce point, le
texte a été modifié : la décision d’étendre le calcul du temps de
travail en forfait-jours ne pourra être prise de manière unilatérale par
l’employeur mais devra faire l’objet d’un accord des représentants
syndicaux.
Travailler 12 h par jour, 46 h par semaine : toujours possible
La loi travail donne aussi la possibilité aux accords d’entreprises
d’augmenter la durée maximum de travail par semaine à 46 heures, au lieu
des 44 heures actuellement. Il sera aussi possible de passer de 10
heures de travail quotidien – la règle aujourd’hui – à 12 heures
maximum. « Le principe de faire primer les accords d’entreprises sur
les conventions collectives et le Code du travail est pour l’instant
limité aux questions de temps de travail et d’heures supplémentaires.
Mais l’idée de cette loi, c’est que ça s’applique ensuite partout, sur
tous les domaines », précise Jean-Claude Mailly.
Moduler les 35 heures : soumis à un accord de branche
Depuis la mise en place des 35 heures, les entreprises peuvent, par
accord, moduler le temps de travail d’une semaine sur l’autre, pour
éviter de payer des heures supplémentaires. Actuellement, sans accord de
branche ou d’entreprise, la modulation se fait au maximum sur quatre
semaines. Avec accord, sur un an. La loi travail prévoit qu’avec un
accord collectif, la modulation pourra aller jusqu’à… trois ans. La
nouvelle version renvoie la négociation sur cette question au niveau de
la branche.
Cette question révèle un des enjeux centraux de cette loi : s’attaquer au temps de travail légal des salariés. « Dans
les faits, les 35 heures sont déjà mises à mal de toutes parts. Mais
cette loi, aussi bien avec l’extension des forfaits-jours que sur la
question des congés et des horaires décalés, va encore déréguler le
temps de travail, souligne Eric Beynel, porte-parole de Solidaires. Ces
mesures vont dégrader les conditions de travail des salariés, et aussi
empêcher les chômeurs de travailler en augmentant le temps de travail au
lieu de le réduire. Ce qu’il faudrait pourtant faire pour lutter contre
le chômage. »
Concurrence malsaine entre PME : toujours possible
« La loi et les accords de branche, c’est la garantie de
protection collective et de l’égalité des salariés. Les remettre en
cause, c’est encore renforcer la concurrence entre les entreprises, en
particulier dans des branches particulièrement concurrentielles comme le
commerce, le BTP, les transports… et tout spécialement chez les
sous-traitants, qui sont souvent de très petites entreprises », analyse Eric Beynel. Risque d’effets pervers : le dumping social entre entreprises françaises d’un même secteur.
« Déjà, beaucoup de PME nous disent que leurs donneurs d’ordre
leur demandent de baisser leur prix quand elles ont reçu des Crédits
d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Aujourd’hui, dans la
chimie ou la métallurgie, l’accord de branche précise que les heures
sup’ doivent être payées à 25 % de majoration. Mais si on peut faire
baisser la rémunération des heures sup’ à 10 % par simple accord
d’entreprise, les donneurs d’ordre vont faire pression sur les
sous-traitants pour l’exiger et faire ainsi baisser leurs coûts. Ce sera
pareil pour le temps de travail », craint Jean-Claude Mailly.
Licenciement pour cause réelle et sérieuse : toujours facilitée
De nouveaux types d’accords d’entreprise, dits de « préservation et de développement de l’emploi »
(article 11), permettraient de modifier les rémunérations et le temps
de travail. Aujourd’hui, ce type d’accord n’est possible qu’en cas de
difficultés économiques de l’entreprise. Ce ne sera plus le cas si la
loi travail est adoptée en l’état. Le texte fait sauter cette
protection. Si le salarié refuse, il serait licencié, « pour cause réelle et sérieuse ».
Cela rendra beaucoup plus compliqué une éventuelle contestation aux
prud’hommes si le salarié estime son licenciement abusif ou injustifié.
Licenciement économique : toujours facilité
En plus d’autoriser le licenciement « pour cause réelle et sérieuse »
des salariés qui refuseraient de se soumettre aux nouvelles conditions
de travail imposées par accord d’entreprise, le projet de loi facilite
les licenciements dits économiques. Aujourd’hui, un plan de licenciement
économique n’est valable qu’en cas de fermeture d’entreprise, de
réorganisation, de mutations technologiques ou de difficultés
économiques. Avec la nouvelle loi (article 30), une simple baisse des
commandes ou du chiffre d’affaires pendant quelques mois suffira à
justifier des licenciements économiques. « Avec ce texte, on
déconnecte le licenciement économique d’une réelle difficulté économique
qui mettrait en jeu la viabilité de l’entreprise. Ce sont les salariés
qui ont le moins de protection, ceux des plus petites entreprises, qui
vont être le plus soumis à la précarisation. », analyse Fabrice
Angei, de la CGT. Pour les très petites entreprises, un seul trimestre
de baisse des commandes suffira à justifier les licenciements.
Indemnités plafonnées : supprimées
Les licenciements seront aussi facilités en cas de transferts
d’entreprise (article 41). Plus besoin de faire pression sur les
salariés comme à Free
quand le groupe de téléphonie a racheté Alice. Dans le cas d’un
licenciement économique déclaré nul aux Prud’hommes, les indemnités
versées au salariés baisseraient : 6 mois de salaires minimums pour les
salariés avec au moins deux ans d’ancienneté, au lieu de 12 mois
aujourd’hui. Un licenciement abusif coûtera donc deux fois moins cher à
l’employeur ! Dans la deuxième version du texte, les montants plancher
de dommages et intérêts en cas de licenciement non justifié ont été
supprimés [3].
Accord d’entreprise validé contre les syndicats majoritaires : toujours possible
Aujourd’hui, un accord d’entreprise n’est valable que s’il est signé
par un ou plusieurs syndicats représentant au moins 30 % des votes
exprimés aux élections. Cet accord peut cependant être refusé par les
autres organisations syndicales si celles-ci pèsent au moins 50 % des
votes aux élections professionnelles. Exemple ? La direction de la Fnac
avait proposé un accord sur l’extension du travail le dimanche et en
soirée. La CFTC, la CFDT et la CGC (cadres), syndicats minoritaires,
l’avaient signé. La CGT, SUD et FO, majoritaires, ont pu le faire
invalider en janvier. Un mois plus tard, le projet de loi travail était
prêt. Ce contre-pouvoir des syndicats majoritaires ne sera plus
possible.
Le projet de loi modifie ces conditions (article 10 dans la nouvelle
version). Si les syndicats majoritaires s’opposent à un accord
d’entreprise, les syndicats minoritaires et l’employeur pourront
organiser une « consultation » – ce terme a remplacé celui de
« référendum d’entreprise » – directe des salariés pour faire valider un
accord minoritaire. Vive la démocratie directe pourrait-on croire... La
seule chose qui a changé sur ce point dans la deuxième version du
projet : ces consultations ne pourront valider pour l’instant que des
accords concernant les questions d’organisation du temps de travail.
Mais l’idée est bien d’élargir par la suite.
Un progrès pour la démocratie sociale ? Faux
Le projet de loi parle du « renforcement » de la légitimité
des accords collectifs…Mais s’agit-il vraiment d’un progrès de la
démocratie sociale ? Le syndicat des avocats de France n’est pas de cet
avis. « Le projet de loi est politiquement incohérent puisque, alors
qu’il prétend renforcer le dialogue social, les salariés sont
instrumentalisés pour affaiblir les syndicats dont ils ont pourtant
eux-mêmes déterminé la représentativité aux dernières élections. Les
salariés sont donc utilisés pour désavouer les syndicats majoritaires
qu’ils ont élus », résume le syndicat des avocats [4]. « Le
gouvernement met en avant la question de la démocratie sociale. Mais
les référendums de ce type, en général, se font sur des régressions
sociales, comme chez Smart, où une consultation de ce genre a été
organisée sous la menace de perte d’emploi », déplore Éric Beynel.
Dans l’usine Smart de Moselle, la direction a organisé à l’automne
une consultation des salariés pour augmenter le temps de travail. Les
cadres l’approuvent en majorité mais pas les ouvriers. Au total, le oui
l’emporte. Mais la CGT et la CFDT, majoritaires à elles deux, refusent
l’accord. Menaçant de fermer le site, la direction fait cependant signer
des avenants à leur contrat de travail à la quasi-totalité des 800
salariés du site. Ces avenants prévoient une augmentation du temps de
travail et une baisse de salaire. Avec la loi travail, le référendum
voté par les cadres auraient eu valeur d’accord d’entreprise tel quel,
sans possibilité pour les syndicats majoritaires de s’y opposer. « Plus
les négociations se font au plus près des entreprises, plus elles sont
soumises au chantage des employeurs. Voilà la réalité qui remonte du
terrain aujourd’hui », rapporte Fabrice Angei. « Le référendum
tel qu’il est prévu dans le projet de loi est là pour faire valider des
accords minoritaires. Cela signifie bien que le gouvernement souhaite
faire passer des régressions. »
Médecine du travail : la santé des salariés sacrifiée sur l’autel de la sélection ?
L’article 44 du projet de loi s’appelle « moderniser la médecine du travail ».
Selon Alain Carré, médecin du travail et vice-président de
l’association Santé et médecin au travail, il s’agit en fait bien plutôt
« d’affaiblir la médecine du travail et de la transformer en médecine de sélection de la main d’œuvre ». La loi prévoit de supprimer l’obligation de visite d’embauche par un médecin. Un infirmer pourrait la faire. « Or,
c’est essentiel pour un médecin de faire des consultations. En faisant
faire les visites par un tiers, on empêche le médecin d’exercer son
activité clinique », souligne Alain Carré.
Surtout, la réforme envisagée dans cette loi transformerait le rôle même de la médecine du travail. « L’examen
médical d’aptitude permet de s’assurer de la compatibilité de l’état de
santé du travailleur avec le poste auquel il est affecté, afin de
prévenir tout risque grave d’atteinte à sa santé ou sa sécurité ou à
celles de ses collègues ou des tiers évoluant dans l’environnement
immédiat de travail », édicte le point 65 de l’article 44 du texte. « Normalement,
la mission du médecin du travail, c’est d’aménager les postes afin que
tout salarié puisse travailler. Avec cette réforme, vous devez au
contraire décider si le salarié est apte ou inapte, explique Alain Carré. C’est
intenable. Par exemple, aujourd’hui, pour un salarié qui subit une
maltraitance au travail de la part de son employeur, vous allez, en tant
que médecin du travail, intervenir pour que quelque chose change dans
les tâches qu’on lui confie, dans la manière dont on lui parle. C’est le
poste qu’on modifie. Mais avec cette loi, dire “le salarié est en
danger”, c’est le déclarer inapte, et l’employeur peut le licencier pour
motif personnel. ». D’une médecine destinée à protéger la santé des
salariés, la loi travail veut faire une médecine de sélection de la
main d’œuvre, dénonce Alain Carré.
« Cette loi va faciliter les licenciements de salariés qui ont des
problèmes de santé. C’est ce que demande le Medef depuis longtemps, analyse Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire générale du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). Et
si les médecins du travail empêchent les salariés de travailler,
ceux-ci vont tout simplement taire leurs problèmes de santé. La nouvelle
loi prévoit par exemple que pour certains postes à risque, la visite
d’embauche se fasse en fait avant l’embauche. Cette visite sera donc
susceptible d’écarter quelqu’un d’un poste. En conséquence, le salarié
va évidemment cacher ses antécédents, taire le fait qu’il prend des
médicaments, etc. » Les médecins du travail se retrouveraient dans
la position de décider si quelqu’un sera embauché ou pas, sera licencié,
ou pas. « On va avoir des atteintes à la santé des travailleurs et on construit en plus l’invisibilité de ces atteintes », déplore Alain Carré.
Le médecin du travail attire l’attention sur une autre mesure
dangereuse à ses yeux prévue dans la loi travail, qui a même été ajoutée
dans la deuxième version : « Il y a un passage de l’article 44 tout à
fait stratégique, qui dit que pour contester l’avis du médecin du
travail, le salarié devra aller aux Prud’hommes. Aujourd’hui, si le
médecin prend une décision qui ne convient pas au salarié, celui-ci
saisit l’inspection du travail, qui saisit le médecin inspecteur. Faire
passer la contestation de l’avis du médecin du travail du côté du
conflit privé, cela signifie que l’État se démet de cette garantie de la
santé au travail. » « Cette mesure est un non-sens »,
s’indigne aussi Jean-Michel Sterdyniak. Qui ne baisse pas les bras
devant cette nouvelle attaque contre la médecine du travail, déjà mise à
mal par les lois Macron et Rebsamen. « Nous allons trouver des façons de résister à ce système s’il est mis en place. »
Les mobilisations des syndicats et du mouvement social ont déjà
abouti à quelques modifications significatives du projet de la loi entre
sa première et sa deuxième version, même sil elles sont peu nombreuses.
Le premier texte prévoyait que les apprentis de moins de 18 ans
pourraient travailler jusqu’à 10 heures par jour. Cette mesure a été
retirée. De même que l’augmentation prévue de la durée maximum de
travail de nuit. Par ailleurs, le congé minimum en cas de décès d’un
proche restera garanti par la loi.
Au Sénat, suppression des 35 heures et travail de nuit des mineurs
Mais même là-dessus, rien n’est sûr. Les premiers amendements
votés la semaine par le Sénat, en majorité de droite, reviennent sur
plusieurs points de la loi à la première version du texte. Les sénateurs
ont par exemple réintroduit le barème des indemnités prud’homales en
cas de licenciement injustifié. Ils sont même allés plus loin que le
premier projet dans la déréglementation du temps de travail.
La commission des affaires sociales du Sénat a ainsi voté un
amendement pour faciliter le travail de nuit des apprentis mineurs. Elle
a aussi supprimé la durée minimum de 24 heures par semaine pour les
temps partiel. Surtout, les sénateurs ont tout bonnement fait sauter les
35 heures. « À défaut d’accord, la durée de référence est fixée à 39 heures par semaine »,
ont voté les sénateurs. Cet amendement scelle-t-il la fin définitive
des 35 heures ? Non. Le Sénat va examiner ce texte en séance plénière à
partir du 13 juin. Mais ensuite, le projet reviendra à l’Assemblée
nationale, en juillet. Et là, tout peut encore changer.
« Après le passage au Sénat, le jeu du gouvernement, ce sera de
montrer que si ce n’est pas lui, ce sera pire. C’est un jeu de dupe », analyse Eric Beynel, porte-parole de Solidaires. « Nous, nous concentrons nos forces sur la manifestation du 14 juin et sur la votation citoyenne. », organisée par l’intersyndicale opposée à la loi travail.
Rachel Knaebel
Photo : Eros Sana