Dans les maisons de retraite, manque de moyens et conditions de travail dégradées rendent la situation « explosive »
« On marche sur la tête ! »,
alerte une aide-soignante. Tandis que les baby-boomers quittent le
monde du travail et que la population vieillit, les réductions
budgétaires dans les maisons de retraite déstabilisent le travail des
personnels. Les repas, les soins, l’hygiène, de même que les activités
proposées aux personnes âgées subissent de plein fouet ces politiques
d’austérité – quand il s’agit du public – ou de « préservation des
marges » – lorsqu’il s’agit du privé. Pour quelles conséquences ? Une
pression devenue insupportable pour les soignants, et des conditions
d’accueil à la limite – voire au delà – de la maltraitance pour les
résidents. Témoignages sur une situation explosive.
Les grèves de personnels de maisons de retraite se sont multipliées depuis le printemps, en Ile-de-France, à Niort, à Bordeaux,
ou encore en Indre-et-Loire, dans des établissements privés comme
publics. Les grévistes dénoncent la dégradation de leurs conditions de
travail, le manque de personnel, le non remplacement des salariés
malades, le recours systématique aux vacataires et CDD… et l’effet
désastreux de ces politiques sur les conditions de vie des résidents. Du
fait du vieillissement de la population, ceux-ci sont de plus en plus
nombreux : environ 700 000 personnes vivent en maison de retraite [1].
Pour en prendre soin, 360 000 professionnels s’activent à leurs
côtés : infirmiers, aides médico-psychologiques, aides-soignants,
agents de service hospitalier, cuisiniers, ou encore animateurs [2]. Les résidents intègrent une maison de retraite à plus de 80 ans en moyenne, et sont de plus en plus dépendants. « La
forte dépendance des résidents contribue à faire réaliser aux
professionnels des prises en charge plus lourdes, demandant donc un
temps accru, qui ne sont pas compensées par un accroissement des moyens
humains », pointe une toute récente étude du ministère de la Santé [3].
Une douche par semaine... voire toutes les deux semaines
« Aujourd’hui, avec les réductions de personnel, nous ne pouvons
plus donner qu’une vraie douche par semaine aux résidents. Et encore,
parfois c’est une douche toutes les deux semaines », témoigne Anne,
aide-soignante dans un établissement public d’hébergement pour personnes
âgées dépendantes (Ehpad) dans une commune rurale près de Tours. Elle
et ses collègues sont en grève depuis mai dernier pour demander
davantage d’effectifs et de meilleures conditions de travail. Depuis
cinq mois, tous les jours, elles se déclarent grévistes. Elles sont
néanmoins assignées à travailler quand même pour dispenser les soins.
Leur mouvement vient d’être reconduit jusqu’au 18 octobre.
« Nous ne demandons pas d’augmentation de salaire. Nous voulons
simplement des conditions de travail dignes. Lors des négociations, on
nous dit que pour donner de l’oxygène au personnel, il suffit de ne
donner aux résidents qu’une douche tous les 10 à 12 jours, et de
l’expliquer aux familles. Mais nous ne pouvons pas accepter cela. Je ne
peux pas défendre ça devant les familles ! Chez nous, tous les départs
en retraite depuis 2014 ont été couverts par des contractuels, avec des
temps partiels imposés, et des horaires qui changent tout le temps. Dans
ces conditions, c’est impossible pour les filles de chercher du travail
ailleurs pour compléter un temps partiel. Elles sont vraiment
exploitées. »
Une employée renvoyée... après neuf ans de CDD
Anne est devenue aide-soignante après une reconversion, à 40 ans passés. « C’est toujours ce que j’avais voulu faire, et j’aime mon métier. » Il est pourtant difficile, mentalement et physiquement. « Dans
notre établissement, les résidents entrent souvent à plus de 85 ans.
Ils arrivent de plus en plus dépendants. Nous avons trois ou quatre
centenaires. Et la moyenne d’âge du personnel est de 48 ans. Pour un
travail aussi physique, ce n’est pas toujours facile. » Alors, quand
les salariés malades ou en disponibilité ne sont pas remplacés pour
faire des économies, continuer en se taisant devient impossible.
« Une nouvelle direction est arrivée en 2015. Elle a renvoyé les
remplaçantes qui étaient en CDD. Puis les a reprises, mais uniquement
sur des contrats au mois. Quand nous nous sommes mises en grève, cela
faisait un an que nous subissions cela. Nous avions une collègue qui
était en CDD depuis neuf ans, comme agente de service hospitalier. La
direction l’a jetée, sachant qu’elle était sur le point de finir une
validation des acquis de l’expérience pour acquérir le grade
« d’aide-soignante », souligne Anne. C’est ce jour-là que les
salariés se sont mis en grève. Il y avait alors six personnels de soins
au lieu des neuf normalement nécessaires, « pour 83 résidents à lever, faire manger, laver… ». Soit une aide-soignante pour 14 personnes de plus de 85 ans.
Des élus qui « ne se sentent pas concernés »
C’est la première fois de sa vie qu’Anne fait grève. Ce qu’elle
ressent, après cinq mois de cette lutte peu visible puisque le travail
est fait chaque jour sur réquisition, c’est un grand mépris de la part
des pouvoirs publics. Pour elles, aides-soignantes et agents de service,
et pour les résidents. « Nous avons rencontré toutes les instances,
l’Agence régionale de santé, le Conseil départemental, la maire de la
commune qui est aussi présidente du conseil d’administration de
l’établissement. Nous leur avons dit à tous la même chose : “les
conditions de travail se sont fortement dégradées, cela ne peut plus
durer”. »
Ces démarches n’ont rien donné de concret pour l’instant. « Nous
avions déjà alerté en décembre les élus municipaux de la situation, sans
réponse. Personne n’a réagi. Aucun membre du conseil municipal n’est
venu nous voir. Nous avons l’impression que nos dirigeants ne se sentent
pas concernés par ce qui se passe dans les maisons de retraites », conclut l’aide-soignante.
Équation intenable
Pourtant, la pression que subissent les personnels a des conséquences directes sur les résidents. « Certains
soignants ont aussi un diplôme d’aide médico-psychologique. Ils sont là
pour aider les gens les plus en difficulté. Normalement, du temps est
dégagé pour cela. Mais ce temps, nous ne l’avons plus ! », décrit Anne. « Il
y a des personnes atteintes d’Alzheimer, très angoissées. Ces postes
nous permettaient de calmer ces angoisses. Nous avions mis en place de
la relaxation, des discussions, des massages, pour traiter les personnes
dépendantes comme des êtres humains et pas seulement comme des
résidents qui mangent et qu’il faut laver. Nous faisions de la gym douce
et des ateliers l’après-midi. Nous ne pouvons plus. Aujourd’hui, il y a
même des salariés de l’équipe de nuit qui doivent coucher des résidents
à minuit parce que nous n’avons pas assez de personnels pour le faire
le soir. Des infirmiers sont obligés de venir aider à laver la vaisselle
et à préparer les petits-déjeuners ! Le résident n’est plus pris en
compte. On fait des économies sur de l’humain. On marche sur la tête ! »
L’équation devient d’autant plus intenable que les institutions leur en réclament toujours plus, avec toujours moins. « Avec
la prévention antiterroriste, des caméras ont été installées à l’entrée
de l’établissement. On nous demande qu’une personne surveille en
permanence les écrans. Or, le week-end, il n’y a personne à l’accueil.
C’est une aide-soignante qui doit le faire, rapporte Sandrine Ossart, aide-soignante dans une petite maison de retraite privée à Nantes. C’est impossible ! Nous ne sommes pas assez nombreuses pour avoir quelqu’un devant les écrans toute la journée. »
« Les pouvoirs publics n’appliquent rien de ce qu’ils préconisent »
Pourtant, les plans « dépendance », « canicule » ou « Alzheimer » se sont succédé. « En,
2012, avec le plan Alzheimer, des moyens avaient été débloqués. Mais
depuis quatre ans, c’est une catastrophe ! Dans mon établissement, nous
avons un pôle de soins dit "adaptés" pour les personnes les plus
dépendantes. L’Agence régionale de santé dit qu’il faut deux personnes
pour y travailler. Mais elle ne nous donne les moyens que pour une
seule. Les pouvoirs publics n’appliquent rien de ce qu’ils
préconisent, » poursuit-elle.
Résultat : sans les moyens nécessaires, la masse de travail augmente pour les personnels, et les conditions se dégradent. « Dans mon établissement, chaque aide-soignante doit faire la toilette de 12 résidents chaque jour »,
déplore Sandrine Ossart. Or, laver des personnes dépendantes qui, pour
beaucoup, ne peuvent pas se lever de leur lit, prend du temps et
beaucoup d’énergie. Ailleurs, l’« objectif » managérial à remplir peut
monter jusqu’à 15 toilettes par jour pour une seule salariée. Il faut
donc se dépêcher toujours plus pour les réaliser.
Ce constat vécu au quotidien par les personnels soignants est
confirmé par la récente étude du ministère de la Santé sur les
conditions de travail en maison de retraite. « La principale
conséquence des évolutions du public [c’est-à-dire des résidents,
ndlr] et des modes d’organisation durant la période récente est
l’intensification des cadences qui apparaît, sans augmentation
importante des moyens, comme la seule possibilité pour effectuer
l’ensemble des tâches imparties aux soignants », expliquent les auteurs.
« Nos groupes maintiennent leurs marges opérationnelles »
Face à ces difficultés, que font les autorités ? Qu’il s’agisse de
maisons de retraite publiques ou privées, ce sont en partie les pouvoirs
publics qui les financent, à travers une convention tripartite entre
l’établissement, le conseil départemental et l’agence régionale de santé
(ARS) – c’est à dire l’État. Dans ces conventions, les effectifs sont
définis et budgétisés. Mais sur le terrain, les embauches ne suivent pas
toujours, les remplacements non plus.
« Nous n’avons pas accès à ces conventions. Nous ne savons pas ce
que les tutelles, ARS et conseils départementaux, donnent à nos
établissements, précisent Guillaume Gobet et Albert Papadacci,
cuisiniers en maison de retraite privée et responsables syndicaux dans
deux des plus importants groupes privés à but lucratif du secteur. Ce
que nous savons, c’est que le bénéfice est le nerf de la guerre. Nos
groupes maintiennent leurs marges opérationnelles en jouant sur les CDD.
Les directions réduisent aussi de plus en plus les coûts sur
l’entretien, le matériel – comme les gants – et la cuisine. On fait
baisser les coûts en cantine, avec une dégradation des produits et des
rations. Face à cette situation, nous n’avons pas de soutien des
tutelles. Car moins elles donnent, mieux elles se portent. »
« De l’argent, si on veut il y en a »
Une place en maison de retraite coûte cher. Au moins 1 800 euros dans
l’établissement public où travaille Anne, 3 à 4 000 euros dans le
privé. Anne, elle, gagne 1 600 euros nets par mois, en travaillant en
horaires décalés, et un week-end sur deux. Dans la maison de retraite de
Sandrine Ossart, à Nantes, aucune catégorie de personnel, sauf ceux qui
sont au Smic, n’a été augmentée depuis six ans. « Les
aides-soignantes finissent par être payées au même niveau que les agents
de service. Dans ces conditions, notre diplôme ne vaut plus rien. Nous
ne trouvons plus d’aides-soignants à embaucher dans nos maisons. Et ce
sont des personnels sans diplôme qui arrivent. Tant que les familles ne
se plaindront pas pour demander des conditions de prise en charge dignes
et les conditions de travail qui vont avec, rien ne changera. »
Avec un nombre de personnes de plus de 85 ans qui devrait quadrupler
en France d’ici 2050, passant de 1,4 à 4,8 millions, et donc un besoin
en personnels de maisons de retraite qui va s’accentuer d’année en
année, il serait pourtant urgent que la situation évolue [4]. « Les autorités tentent de mettre le dossier de la dépendance dans un tiroir. Mais un jour, il va exploser », alertent Albert Papadacci et Guillaume Gobet. « On nous fait des grands plans “Alzheimer“, des plans “canicule“, mais il n’y a pas les moyens pour les mettre en œuvre, pointe Anne. C’est de la maltraitance institutionnelle. De l’argent, si on veut, il y en a. C’est une question de volonté. »
Rachel Knaebel