La construction en terre, une technique performante et écologique entravée par les lobbies du ciment
En Isère, le Domaine de la terre est un quartier d’habitat social unique en France. Les 70 logements y sont tous construits en terre crue, une ressource naturelle et locale, 100% recyclable et non polluante. Trente ans après avoir été bâti, ce quartier apporte la preuve qu’il est possible d’édifier à moindre coût une architecture de terre avec une faible consommation énergétique et un vrai confort thermique. Pourtant, l’opération n’a jamais été réitérée en France. Pression des lobbies cimentiers, absence de suivi des pouvoirs publics, réglementation... En dépit de ces freins, la filière terre connait un renouveau. Reportage et enquête sur une solution d’avenir.
Des nichoirs pour oiseaux se fondent dans les bâtisses en terre crue. Ils surplombent la rue Hassan Fathy, du nom de l’architecte égyptien qui, dès le début du 20e siècle, plaide pour un bâti pensé avec des matériaux locaux. C’est dans cette philosophie que s’inscrit le Domaine de la Terre, un quartier expérimental situé à Villefontaine, à une quarantaine de kilomètres de Lyon [1]. Disposés à flanc de colline, quelque 70 logements HLM y occupent un peu plus de deux hectares. Érigés en 1985, les onze îlots sont construits en terre crue, un matériau délaissé depuis des décennies. Il a pourtant été longtemps employé dans la région Rhône-Alpes : 80% des habitations du Haut Dauphiné construites avant les années 1950 sont bâties avec ce matériau peu coûteux, aux performances thermiques et écologiques de premier plan.
Confort thermique et faible consommation énergétique
Pisé, bauge, torchis... plusieurs techniques de construction en terre ont été utilisées sur le quartier, après un appel lancé aux architectes de toute la France [2]. Ces différentes techniques sont combinées dans la tour de 15 mètres de hauteur qui surplombe le Domaine. À ses pieds, plusieurs façades arborent des briques de terre comprimée, qui assurent une isolation phonique et acoustique. Au quotidien, les locataires apprécient la fraicheur de leur maison en été, et son confort en hiver. « La terre est un matériau qui restitue la chaleur de manière différée : s’il fait chaud dehors, la chaleur sera restituée douze heures plus tard ; au contraire, la fraicheur reste en journée », détaille l’architecte Anne-Lyse Antoine, spécialiste de la terre crue. La terre régule aussi l’humidité à l’intérieur d’un bâtiment.
Le quartier relève aussi d’une expérimentation bioclimatique. Dans les maisons, les celliers et sas d’entrés sont orientés côté nord afin de constituer des « espaces tampons » et de protéger du froid. A l’inverse, de grandes serres rythment la façade sud d’un bâtiment afin de capter et distribuer la chaleur du soleil sur deux niveaux. L’implantation du bâti, son orientation, le choix des matériaux, tout a été soigneusement pensé. Dix ans après la construction, en 1997, une étude thermique a montré que les bâtiments du Domaine de la Terre consommaient entre 10 et 40 fois moins d’énergie que les autres bâtiments de la commune [3] !
Des logements écolos pour tous
Dans les allées se succèdent des maisons individuelles et de petits logements collectifs aux formes variées, sur deux ou trois niveaux, abritant des jardins. Difficile d’imaginer que nous sommes au cœur d’un quartier d’habitat social. C’est précisément ce qu’a voulu Alain Leclerc, l’architecte et urbaniste qui a été chargé de la conception du quartier. « On ne doit pas voir ce qui est HLM ou pas, explique t-il. Une ville est faite pour tout le monde, je n’organise pas des ghettos. » Opposé aux tours HLM, il veut prouver qu’il est possible, pour le même prix, de construire des maisons individuelles groupées. « Il faut offrir aux locataires un habitat qui soit moteur de leur évolution sociale. »
Avec 32 logements à l’hectare, la densité du Domaine est importante [4]. Mais la force du quartier réside surtout dans le fait que les habitats et les équipements – écoles, commerces, maison de quartier ou places publiques – ont été pensés simultanément [5]. « Il y a un niveau de seuil par équipement, précise l’urbaniste. Nous savons par exemple qu’il faut 600 logements pour faire vivre un collège. Si nous voulons que les usagers aillent à l’école à pieds, cela suppose un nombre minimum de logements dans un rayon maximum. Nous n’avons pas fait de routes trop larges, pour que la vitesse reste lente. » Trente ans après, le résultat est là : nombre d’enfants continuent de se rendre à l’école à pieds ou à vélo, empruntant les coulées vertes qui sillonnent le quartier.
Pas plus cher que des logements sociaux conventionnels
« En 1972, on nous disait que nous ne savions pas financer du logement social en maison individuelle. Mais nous avons prouvé dès 1973, dans un premier quartier à Villefontaine, que nous pouvions le faire », rappelle Alain Leclerc. Le coût du mètre carré est en effet proche de celui des logements sociaux de grande hauteur. « L’habitat individuel n’est pas déterminé par le niveau de ressources des futurs habitants. La différence de prix se fait sur le second œuvre (l’aménagement intérieur, ndlr) ». Les coûts ont aussi été réduits par une utilisation maximale de matériaux locaux : « La terre du pisé a été prise sur le terrain, le bois dans la région, il n’y a pas d’acier et le moins de béton possible. » Même les bancs publics ont été taillés dans une carrière à proximité. Des entreprises locales ont été mobilisées. Les briques de terre comprimées proviennent ainsi d’une usine de la région qui, avant ce projet, fabriquait des agglomérés en béton.
Trente ans après la réalisation, les bâtiments ont bien vieilli et sont en bon état. « L’avantage de la terre, c’est qu’elle oblige à travailler correctement, relève Alain Leclerc. Par exemple avec le pisé, si le travail est mal fait, on le voit au moment du décoffrage. Les malfaçons sont immédiatement visibles. Dans le béton, on les découvre quinze ans plus tard. » La terre favorise aussi des économies à long terme grâce à l’absence de peinture, d’enduit et d’entretien pendant plusieurs dizaines d’années. « C’est facile à retoucher. S’il y a des trous, il y a juste besoin de terre pour reboucher », observe l’architecte Anne-Lyse Antoine.
Pressions des lobbies du ciment
Dans les premières années qui ont suivi la construction du Domaine de la Terre, près de 40 000 visiteurs par an sont venus constater qu’il était possible d’édifier à moindre coût des bâtiments en terre avec un confort moderne. Pourtant, ce type d’opérations n’a pas été renouvelé en France. Pourquoi ? « Les grosses entreprises ne peuvent pas faire de bénéfices sur des opérations comme celles-là, analyse Alain Leclerc. Nous avons travaillé avec onze architectes s’appuyant sur des entreprises locales. Ce programme n’a alimenté aucune caisse électorale ! » Une vision partagée par l’architecte-urbaniste Jean Dethier : « La terre crue, c’est le matériau anticapitaliste par excellence. On ne peut pas la vendre puisqu’elle est là sous vos pieds, dans votre lopin. Elle n’intéresse aucune banque (...) ni aucun groupe industriel puisqu’elle ne peut être source de profit » [6].
En décembre 1986, la ville de Grenoble s’affiche comme « capitale de la terre », raconte Jessica Adjoua dans un récent mémoire de recherche intitulé Le renouveau de l’architecture de terre dans les années quatre-vingt. Elle fait état d’un épisode marquant : Grenoble s’apprête à accueillir l’exposition de l’architecte belge Jean Dethier sur la construction en terre, qui a rencontré un vif succès cinq ans plus tôt au Centre Pompidou. La réaction du lobby cimentier est immédiate, avec la publication par le groupe Vicat d’une page de publicité au slogan évocateur : « Grenoble, capitale du ciment ». Dans les jours suivants, le ministère de l’Équipement convoque Jean Dethier, en contrat avec les institutions de l’État, et l’oblige à arrêter toutes ses démarches. « Cet événement eut une conséquence majeure dans la tentative de relance de la filière "terre crue" », relève la jeune architecte. Des projets de construction de terre en France et au Maroc sont notamment annulés.
Freins réglementaires
La réglementation limite également le développement de la filière en France. « La terre est considérée comme un matériau expérimental par différentes corps de métiers », précise Anne-Lyse Antoine. L’obtention d’un avis technique expérimental (Atex) a un coût et peut requérir plusieurs mois d’études. « L’Atex n’est par ailleurs pas réutilisable pour d’autres bâtiments, donc on ne capitalise pas sur le savoir-faire. En Allemagne par exemple, ils ont des règles professionnelles et des normes pour le matériau, ce qui rend la construction plus facile ». Mais selon Alain Leclerc, ce problème de l’absence de réglementation mis en avant par les pouvoirs publics est un « alibi » : « Pour le Domaine de la Terre, nous avons pris le temps de rencontrer Socotec, le bureau de contrôle. Il n’avait rien contre, donc on y est allés. L’essentiel est d’être informé. Et d’obliger ainsi les personnes en face à nous démontrer qu’il y a des problèmes. »
Pour cet urbaniste, le principal défi pour développer la filière n’est pas tant technique que culturel. De nombreuses idées reçues courent à l’encontre de la terre. Ce serait un matériau « sombre », « poussiéreux », « fragile », « non durable dans le temps ». Mais les mentalités changent et la construction terre connait un renouveau [7]. A défaut d’avoir entrainé un décollage de la filière en France, le Domaine de la Terre a joué un rôle important dans d’autres pays en Europe comme l’Allemagne, et engendré la réalisation de projets en Afrique. Alain Leclerc reste optimiste : « Ce qui a tué l’architecture en terre au lendemain de la guerre, c’est que l’État a massivement subventionné l’acier pour faire du béton armé, et l’énergie des cimenteries. On a pu construire en hauteur en béton armé parce qu’on n’en payait pas le vrai prix. Mais la nécessité de vivre au niveau de nos moyens va faire loi. »
Texte et photos : Sophie Chapelle