Sans les barbelés, le racisme, les expulsions : à quoi pourrait ressembler une autre politique migratoire
Alors que l’extrême-droite, les conservateurs et l’égoïsme ont le vent en poupe, il n’est pas facile d’imaginer une politique migratoire accueillante, débarrassée des fantasmes d’invasion et de l’obsession du repli. Pourtant, de la France à la Grèce, de l’Allemagne à l’Italie, des communes, des élus, des associations, ou même de simples citoyens n’ont pas renoncé et esquissent des solutions pour mettre en œuvre une autre politique migratoire, fondée sur la solidarité et le respect. Utilisation des fonds européens, nouvelle répartition des demandeurs d’asile, visas humanitaires ou droit à la migration économique, Basta ! fait le tour des idées qui envisagent l’Europe autrement qu’entourée d’un mur de fils barbelés.
En France, en 2016, des maires d’extrême-droite font adopter des motions ou mènent des campagnes de communication pour refuser l’accueil de demandeurs d’asile dans leur commune. Un futur centre d’accueil de réfugiés a fait l’objet d’un incendie volontaire fin octobre en Auvergne, au moment-même où les autorités démantelaient le bidonville de Calais. Les pays de l’Est de l’Europe se ferment de plus en plus, ne serait-ce que pour accueillir quelques centaines d’exilés. L’opération de « relocalisation » des réfugiés coincés en Italie et en Grèce vers les autres pays de l’Union européenne est un échec flagrant, avec seulement quelques milliers de personnes relocalisées sur les 160 000 prévues [1].
Pendant ce temps, la Commission européenne conclut des accords avec des pays autoritaires comme la Turquie, en mars dernier, des pays en guerre comme l’Afghanistan ou des régimes dictatoriaux comme l’Éthiopie ou le Soudan pour qu’ils retiennent les réfugiés à l’intérieur de leurs frontières [2].
Pourtant, face à cette tendance massive à la fermeture et au rejet, d’autres politiques migratoires sont bel et bien possibles. Dans les communes italiennes, grecques, françaises, élus, associations et habitants s’organisent pour accueillir les réfugiés de passage ou qui souhaitent s’installer. L’Allemagne et la Suède ont pris l’an dernier le parti de l’ouverture, même relative. De la mer Méditerranée, où de simples citoyens et des ONG comme SOS-Méditerranée ou Sea-Watch sauvent des vies là où certains gardes-côtes européens en font peu de cas [3], jusqu’à l’hémicycle du Parlement européen, nombreux sont ceux qui souhaitent une autre politique.
Mettre en réseau les villes d’accueil
« Une politique migratoire alternative, ce serait déjà une politique plus pragmatique, plus rationnelle, avance François Gemenne, chercheur en science politique à l’université de Liège et à Sciences-Po. Il faut commencer par accepter que les migrations sont une donnée permanente du monde actuel, et pas seulement le résultat d’une crise. L’enjeu n’est pas de lutter contre les migrations, mais de les organiser. » Sur le terrain, dans les villes de passage et d’arrivée, l’accueil s’organise, de fait. « Il y a de très nombreux endroits en France où l’arrivée de migrants se passe très bien, où les maires et la populations sont très accueillants », souligne Marie-Élisabeth Ingres, chef de mission à Médecins sans frontières (MSF). Une solidarité qui ne défraie pas autant la chronique que les actes et les discours anti-migrants.
Aux côtés de citoyens engagés, de Calais aux Alpes-maritimes (Voir notre article), de Paris aux îles de Lesbos (Grèce), et Lampedusa (Italie), de plus en plus de communes européennes font le choix de l’hospitalité, comme à Grande-Synthe dans le Nord. « C’est aussi la position qu’a prise Ada Colau, la maire de Barcelone », rappelle Filipo Furri, du réseau Migreurop. Cette dernière a lancé un plan d’accueil des migrants, où municipalité et associations collaborent étroitement [4]. « Il y a une volonté politique de la municipalité, mais il lui faut passer outre l’État espagnol. »
En Italie, un réseau de villes solidaires, Rete dei Comuni Solidali, réunit plus de 250 municipalités. « Ce qui est important, c’est de voir comment les villes européennes peuvent se mettre en réseau pour organiser l’accueil, poursuit Filipo Furri. Elles doivent contrecarrer la dimension étatique, axée sur la gestion des personnes. Que l’État italien la soutienne ou pas, Venise avait décidé d’être une ville d’accueil, une ville refuge. Mais le maire avait bien dit, “si on le fait seul, cela ne peut pas marcher”. Il faut des réseaux de communes. »
Un accès direct aux fonds européens
Or, le cadre de l’Union européenne serait tout à fait adapté à ce type de démarche émanant des municipalités. « Une idée à laquelle nous travaillons, c’est d’autoriser aux collectivités, voire aux ONG, un accès direct aux fonds européens consacrés aux migrations pour financer leurs projets d’accueil, comme le Fond asile, migrations et intégration, et le Fond pour la sécurité intérieure, soulève la députée française de gauche radicale au Parlement européen Marie-Christine Vergiat [5]. Ces financements sont à la discrétion des États, alors que le Fond social européen peut aller directement aux collectivités, qui s’en sont servi, par exemple, à travers des programmes d’accompagnement des populations roms. »
Mais pour la députée de la Gauche unie européenne, il est tout aussi important « d’appliquer le droit international tel qu’il est, c’est à dire de faire du sauvetage en mer une priorité, de respecter le droit au regroupement familial, notamment pour les mineurs de Calais, et de respecter le droit d’asile, selon lequel toute personne qui subit la persécution ou la guerre a le droit de demander l’asile dans le pays de son choix, insiste l’élue. Cela voudrait dire modifier le règlement européen de Dublin qui oblige les demandeurs à rester dans le premier pays d’entrée sur le territoire de l’UE. »
Un nouveau système de répartition des demandeurs d’asile
Réformer Dublin. Le sujet est sur la table des institutions européennes depuis déjà plusieurs années. Une réforme qui semble de plus en plus urgente dans le contexte actuel, notamment en Grèce où, dans les hotspots comme celui de Samos, « de plus en plus de personnes arrivent, alors que certaines attendent déjà là depuis des mois, sans perspectives, sans que personne ne leur donne la moindre information », témoigne Marie-Élisabeth Ingres, de Médecins sans frontières.
Pire, « sur la réforme de l’asile au sein de l’UE, les propositions de la Commission vont dans un sens restrictif, et même dans celui d’un renforcement du système de Dublin », regrette la députée européenne Ska Keller, membre du groupe des Verts. « Nous avons déposé une proposition alternative. À la place du système de Dublin, nous proposons une répartition des demandeurs d’asile en fonction de la puissance économique des États, de leur population, mais aussi des préférences des demandeurs, en particulier le lieu de résidence en Europe de membres de leur famille [6]. »
Au lieu des naufrages en mer, des visas humanitaires
La députée allemande est aussi une fervente défenseure de l’attribution de visas humanitaires, pour éviter la mise en danger de centaines de milliers de vies en mer. 3 740 personnes ont déjà disparu en 2016 en traversant la Méditerranée pour rejoindre l’Europe, soit presque autant que sur l’ensemble de l’année 2015 [7]. Le Parlement européen a récemment voté une résolution en faveur d’une politique d’attribution de ce type de visa, mais sans succès [8]. « Les États membres n’en veulent pas », regrette Ska Keller.
La mesure n’a pourtant rien de révolutionnaire, et est même pratiquée par de grands pays. « Le Canada a accordé environ 40 000 visas humanitaires à des Syriens fuyant la guerre, ce qui leur permet de prendre un avion pour demander l’asile en Amérique du Nord », rappelle ainsi le chercheur François Gemenne. « En comparaison, sur l’année 2015, la France en a accordé environ 200. L’Italie, le pays d’Europe qui en attribue le plus, 1 000 ! » L’Europe a encore du chemin à faire.
Réhabiliter la migration économique
Pour François Gemenne, « il faut aussi rétablir des voies d’accès légales vers l’UE, pour l’asile comme pour les migrations économiques. On peut ensuite discuter des quotas, d’un système de loterie, c’est un débat politique. Mais aujourd’hui, ceux qui veulent demander l’asile doivent risquer leur vie pour arriver jusqu’ici, et ceux qui viennent pour des motifs économiques demandent aussi l’asile, puisqu’il n’y a pas d’autre voie d’accès ! En réalité, la différence entre migrants dit “économiques” et demandeurs d’asile n’est pas facile à établir. Les migrations se font souvent en plusieurs étapes, avec des motivations différentes. Par exemple, des migrants qui sont en Libye pour travailler se trouvent ensuite victimes de tortures et de violence, et deviennent alors des demandeurs d’asile. »
Pour les travailleurs qualifiés souhaitant migrer vers l’Europe, l’UE a mis en place en 2012 un système de “carte bleue”, sur le modèle de la green card états-unienne. « Mais le dispositif concerne une population beaucoup trop ciblée », déplore Marie-Christine Vergiat [9]. Il faut plutôt favoriser une libéralisation des visas. Par exemple, les jeunes du Maghreb ont de plus en plus de mal à venir faire des études en Europe, et notamment en France. Au contraire, si l’on veut aider la Tunisie dans sa transition démocratique, il faut faciliter les mobilités. »
À Berlin, 44 000 places d’hébergement
Selon les derniers chiffres (revus à la baisse), l’Allemagne aurait enregistré en 2015 l’arrivée d’environ 890 000 demandeurs d’asile sur son sol, suite à une politique de relative ouverture portée par la chancelière Angela Merkel. Comment la République fédérale a-t-elle géré l’accueil de ces centaines de milliers d’exilés ? À Berlin, plus de 79 000 réfugiés sont arrivés en 2015, via la route des Balkans [10]. Pour les loger, la municipalité a mis en place, en quelques semaines, des hébergements d’urgence au sein d’anciennes casernes, d’écoles, de hangars, de gymnases, et si besoin sous de larges tentes.
Malgré ces efforts, les conditions de vie des migrants ont parfois été difficiles. Les associations dénoncent encore aujourd’hui la situation extrêmement précaire des réfugiés, qui se trouvent encore dans ces hébergements collectifs, parfois à des centaines sur des lits superposés alignés les uns à côtés des autres. En 2016, la ville comptait cependant plus de 44 000 places d’hébergement pour les réfugiés [11]. La municipalité a également lancé un programme de construction de logements en dur, pour 24 000 places.
Mais depuis plusieurs mois, cette politique d’accueil subit des reculs importants. « L’Allemagne se range à une politique restrictive, en durcissant le regroupement familial et en facilitant les expulsions, notamment vers l’Afghanistan », regrette l’élue allemande Ska Keller. La Suède, l’un des pays les plus ouverts, qui affiche le taux de demandeurs d’asile accueillis le plus élevé de l’UE, se referme aussi lentement. « Je ne suis pas du tout en accord avec le gouvernement suédois, qui au bout du compte a fermé ses frontières, réagit Malin Björk, députée suédoise de gauche radicale au Parlement européen. Le problème, c’est que la Suède ne peut pas agir seule, il faut que le reste de l’Europe prenne aussi ses responsabilités. »
En France, le silence de la gauche
En France, la politique d’accueil avance aussi, doucement. Paris a annoncé en septembre la création de deux centres d’accueil d’urgence, pour 750 personnes dans un premier temps. L’État a aussi créé ces derniers mois quelque 7 500 places en centre « d’accueil et d’orientation » (CAO), à travers la France, où ont été envoyés les réfugiés de Calais. Un premier effort qui demeure insuffisant. « Le système d’hébergement des demandeurs d’asile est saturé, il faudrait beaucoup plus de place », souligne Marie-Élisabeth Ingres, de MSF.
Il y a d’autres aspects très concrets sur lesquels l’État et les acteurs de l’asile pourraient agir. « Aujourd’hui, pour déposer une demande d’asile, il faut commencer par obtenir une domiciliation dans une association. Or, à Paris, cela prend deux mois, pointe ainsi Renaud Mandel, de l’Association pour la défense des mineurs isolés étrangers (ADMIE). Pendant ce temps, les exilés courent le risquent de se voir expulser. Sur le camp de Jaurès, dans le nord-est de Paris, la police fait des razzias tous les trois jours, et contrôle 30 ou 40 personnes. Beaucoup ressortent du commissariat avec une obligation de quitter le territoire, alors qu’ils n’ont même pas eu le temps de déposer une demande d’asile. »
De simples réformes pourraient faciliter grandement la vie des migrants, dont beaucoup sont aujourd’hui à la rue dans Paris. Encore faudrait-il une volonté politique allant dans cette direction. « Je trouve la gauche trop silencieuse sur ces questions, estime la députée européenne Marie-Christine Vergiat. La politique migratoire doit avoir autant d’importance que les questions économiques pour enrayer la montée de l’extrême-droite. Il faut s’attaquer à ce sujet. »
Rachel Knaebel
Photo de une : CC EU/ECHO/Caroline Gluck
Photo : réfugiés syriens / CC Mustafa Khayat
Photo : réfugiés syriens / CC Mustafa Khayat