Cadeau de fin d’année, un casier scolaire pour tous les marmots
Le ministère de l’Éducation nationale (MEN) use de méthodes déloyales pour imposer un nouveau fichier scolaire aux implications plus que sensibles. Le livret scolaire unique numérique (LSUN) est le dernier maillon d’un fichage méticuleux qui remet en selle le débat ouvert il y a 10 ans lors de la sortie fracassante du gros fichier des écoliers, Base élèves 1er degré (BE1D).
Ce livret scolaire est censé s’imposer du CP à la 3ème, commun à l’école élémentaire et au collège, c’est à dire durant toute la scolarité obligatoire. Là où ça coince, c’est que les données que doit recueillir le LSUN sont exactement celles qui avaient du être expurgées de BE1D, en 2008, afin que ce dernier puisse plus facilement être accepté en masse par les parents d’élèves et les enseignants. Quelques réunions houleuses sur ce « livret numérique » ont déjà eu lieu à Paris entre des enseignants et leurs inspecteurs de circonscription, qu’on appelle dans la grande maison les IEN. En question notamment, l’absence totale d’information que doit légalement obtenir toute personne – en l’espèce, les responsables légaux des enfants concernés – dont les données personnelles sont traités dans un fichier informatisé (article 32 de la loi informatique et libertés). Pour être plus clair : début décembre, cette information légale n’avait toujours pas été communiquée aux parents d’élèves, alors que le fichier a déjà été rempli par certains enseignants zélés. Ceci, au passage, étant une infraction pénale (article 50).
Comme à son habitude, le MEN joue la carte de la « confiance », en édulcorant la portée de ce livret scolaire informatisé par l’emploi de termes trompeurs pour espérer ne pas avoir à se justifier. Il parle ainsi d’une « application », mot connu de tous les utilisateurs de smartphones, pour désigner un fichier nominatif (rien à voir avec un « logiciel », vrai synonyme d’application), et préfère user du terme « numérique » pour éviter à employer celui d' »informatisé », bien moins flou et plus consensuel. Oubliant aussi de préciser qu’il sera partagé par une foule d’intervenants qui restent encore inconnus des parents d’élèves.
Le « Livret d’ouvrier » new age
Le LSUN est en effet bien plus qu’une simple application — en septembre 2015, avec l’aide de la ministre en personne, BFM le présentait comme « le nouveau carnet de notes » (sic)…. Par exemple, il remplace totalement le LPC, « livret personnel de compétences » qui a été « testé » sous différentes formes ces dernières années. Les plus réfractaires au LPC ont parlé du « retour du livret d’ouvrier », le premier outil de contrôle social créé par Bonaparte et abrogé sous la IIIème République. Ficher les compétences acquises par l’enfant à tel moment de sa scolarité est à double tranchant, car cela répertorie aussi les difficultés que l’élève à eu à les acquérir. Ce mode d’évaluation binaire (oui ou non) est aussi très discutable en terme pédagogique. Le LPC comprend donc bien plus qu’un listing des savoirs acquis par chaque enfant, il s’inscrit dans un projet politique qui vise à mesurer l’employabilité de l’élève et de faire de l’école un lieu de compétition pour préparer l’enfant au monde du travail. « C’est d’ailleurs pour ces raisons que le MEDEF s’est réjoui de la mise en œuvre du LSUN », écrit le syndicat SUD Éducation, le plus remonté contre le LSUN depuis plusieurs mois, dans un récent communiqué.
Répertorier les évaluations faisait donc partie de la première version du fichier Base élèves, qui a fait l’objet d’une simple déclaration à la CNIL en décembre 2004. Il était question aussi de noter l’assiduité de l’élève, son comportement en classe et une foule d’autres mentions comme la nationalité de l’enfant, mais aussi la langue et la ‘culture d’origine’ des parents (sic) ainsi que leur « date d’entrée en France »; était aussi prévue de noter les prises en charge de l’enfant dans des programmes éducatifs spécialisés (notamment les réseaux RASED pour « élèves sen difficulté »)…
Tous ces éléments ont donc été retirées de BE1D en 2008. A l’époque le ministre Xavier Darcos avait parlé de données « liberticides » (sic), et ils se retrouvent donc, peu ou prou, parmi les champs du livret scolaire version 2016. Notamment la prise en charge d’un élève dans différents programmes spécialisés de « réussite éducative », pouvant, et c’est là le problème, identifier des enfants avec des handicaps ou ceux bénéficiant de suivis médico-psychologiques, ou encore ceux, d’origine étrangère, « allophones » (classes pour non francophones)… On est loin du simple « carnet de notes numérique »!
Avec un peu de recul, expurger ces données de BE1D avait un tout autre but: favoriser l’adhésion des instituteurs et calmer les craintes des parents d’élèves. Car BE1D, en ne contenant que des données d’état civil, a pu s’installer dans le paysage. Alors qu’il a surtout servi à générer un identifiant unique – pour ne pas dire un numéro de matricule – destiné à suivre à la trace les élèves pendant leur scolarité et toute leur vie professionnelle. Cet INE – identifiant national de l’élève – est attribué à chaque enfant dès son entrée en 1ère année de maternelle, à 3 ans, avant même que l’école ne soit obligatoire. Et ces INE alimentent une autre base de données restée longtemps dissimulée par les services de l’Éducation nationale, la BNIE (base nationale des identifiants), qui a depuis fusionné dans un méga-répertoire (RNIE) qui recense tous les écoliers, collégiens, lycéens et apprentis (ici pour plus d’infos). Dernier changement loin d’être anodin dans ce RNIE, effectué distretos par un arrêté de septembre 2016, la mention du « pays de naissance pour les personnes nées à l’étranger », qui remplace celle de « naissance à l’étranger ». Ceci expliquant pourquoi la nationalité de l’enfant fut retiré de BE1D en 2008. Un peu à l’image des poupées gigognes, les fichiers scolaires s’imbriquent les uns dans les autres subrepticement, diluant leur portée au gré des modifications successives.
Et la dernière poupée n’est, là aussi, pas vraiment mise en avant : le CPA, Compte personnel d’activité créé par la funeste « loi travail » qui a répandu dans l’air tant d’effluves de lacrymos dans les rues ces derniers mois. Dans un communiqué du 9 octobre, le CNRBE, le collectif de résistance à Base élèves, résumait ça très bien ici :
Le fichage commencé à la maternelle (18 compétences renseignées) s’étendra au parcours professionnel par le biais du « Compte Personnel de Formation » (CPF) créé en 2014, du « Passeport d’orientation, de formation et de compétences » inclu dans ce fichier, et, de 16 ans jusqu’au décès de la personne, du « Compte Personnel d’Activité » (CPA) créé par la loi « travail » du 8 août 2016, un immense fichier dont les données seront bientôt mises à disposition des employeurs et des financeurs de formation, en application de cette même loi.
Comme lorsque le MEN cherchait à imposer la Base élèves en 2006-2007, il a été plus que sportif d’obtenir les documents officiels à l’origine du livret scolaire informatisé. Seul l’arrêté ministériel, signé en pleine trêve des confiseurs, le 31/12/2015, était disponible, en cherchant bien (le voici sur Legifrance). En revanche, le formulaire de déclaration de ce fichier à la CNIL (effectué avant le décret, le 15/10/2015), n’a pas eu la même publicité. Reflets.info s’est démené et a obtenu, après plusieurs échanges disons fermes et diplomatiques avec le ministère, quatre documents complémentaires que nous mettons à disposition (lire en fin d’article).
On y apprend tout de même quelques éléments fondamentaux de ce vaste fichage scolaire. D’abord la durée de conservation des données : 3 ans (la durée d’un cycle) ajouté d’une année, soit 4 ans d’archives. Sans savoir à quel point les différentes modifications permettront d’aller plus loin dans les années à venir. Le formulaire envoyé à la CNIL évoque aussi des données relevant de la « vie personnelle (habitudes de vie, situation familiale) » comme « professionnelle (CV, scolarité, formation professionnelle, distinctions) », le tout recueillies « de manière indirecte », c’est à dire en siphonnant d’autres fichiers, le tout grâce au fameux matricule unique, l’INE. Un coup d’œil aux différents champs du fichier (cf document plus bas « Formulaire de collecte des données ») permet aussi d’y voir des fenêtres où les enseignants pourront y inscrire des mentions libres, voire subjectives, sans savoir là aussi si l’effacement d’un cycle sur l’autre sera automatique…
Quid de l’information des parents ?
Mais alors où est la « déloyauté » dont nous parlions au début? C’est la manière dont ce livret est rempli et déployé, alors qu’aucun parent d’élèves de France n’a encore été officiellement informé de son contenu, de sa finalité, de la durée de conservation et des réelles implications de ce livret new age. Le MEN joue avec la loi : certes, pour tout fichier émanant d’un « service public », il n’est plus nécessaire de recueillir « l’accord préalable de la personne » (ou de ses tuteurs), cf l’article 7 de la loi informatique et libertés. Mais tout traitement de données à caractère personnel doit faire l’objet d’une information claire et précise auprès des intéressés (article 32 de la LIL). Et contrevenir à cette formalité est une infraction pénale (article 226-16 du code pénal). En théorie donc, la CNIL aurait du dès maintenant transmettre à la justice ces éléments à l’encontre du « responsable du traitement », en l’occurrence la ministre Vallaud-Belkacem, et, par délégation, Florence Robine, directrice de l’enseignement scolaire — c’est d’ailleurs elle qui a signé la déclaration à la CNIL.
Pourtant, seules des réunions en conclave entre enseignant.e.s, directeurs/directrices d’école et inspecteurs (IEN), ont eu lieu à ce jour. Lorsqu’un prof ose évoquer l’absence de note d’information à l’adresse des parents, et à quel moment elle serait distribué, la réponse reste évasive ou menaçante. De leur côté, quelques parents commencent à envoyer des courrier d’opposition furibards, mais néanmoins très argumentés (modèle-type disponible ici), et convoquent des réunions avec les parents pour faire le boulot qu’aurait du faire, depuis des mois, le ministère et ses représentants. Pourtant, cf page 6 de la déclaration CNIL [cf capture], à la rubrique 9 « Le droit d’accès des personnes fichées », « Comment informez-vous les personnes concernées par votre traitement de leur droit d’accès ? », la case « Envoi d’un courrier personnalisé » a été cochée.
Premier bug : la réponse du DASEN de Paris (grand manitou de l’éducation nationale dans chaque département académie), à la question « quid de l’information des parents? ». Voici l’extrait d’un mail reçu dans les écoles de Paris le mercredi 30 novembre (souligné par nos soins) :
Certains d’entre vous reçoivent en outre des courriers de parents dans lesquels il est fait mention d’un engagement ministériel concernant une information écrite et individuelle à destination des parents. Nous n’avons reçu aucune consigne ministérielle allant dans ce sens. En revanche, un document est en préparation au ministère relatif à la mise en place de téléservices à compter de janvier 2017. Ce document prévoit la présentation des identifiant et mot de passe aux familles.D’autres familles expriment par ailleurs leur refus de voir le LSU renseigné pour leur propre enfant au motif que des informations confidentielles pourraient être désormais accessibles. Il appartient dans vos réponses de les rassurer en rappelant l’aval de la CNIL et les conditions d’accès à la plateforme, très contrôlées et restreintes. On peut également ajouter que la protection des données est mieux assurée par le LSU que par les versions papier des livrets, lesquels sont bien plus exposés au risque de rupture de confidentialité.
Notez avec quels termes rassurants on tente de calmer la plèbe qui gronde. Jamais la question de la pertinence des données n’est abordée, seulement la façon dont elles seront « sécurisées ». Et cela montre aussi que par « courrier personnalisé », le MEN entendait informer les parents non pas avant toute saisie, mais après coup, pour leur confier des identifiants et mots de passe avec lesquels ils pourront accéder à la base. Car c’est le dernière étage de la fusée « acceptation » : les impliquer dans le dispositif, bref les rendre complices et/ou consentants. Surtout pas avant toute saisie – ce serait trop tard alors pour s’y opposer – mais une fois que les profs auraient rempli les premières évaluations. Après la bataille.
Second bug : hier à la mi-journée, 1er décembre, on nous apprenait qu’un mail de Florence Robine, en personne, avait été envoyé à toutes les écoles de France afin d’éteindre l’incendie. Courrier qui allait contredire le DASEN zélé cité plus haut. Le sujet du courrier est plutôt vague (« Les bilans périodiques du livret scolaire »…), mais en fin de courrier la n°2 du ministère fait (enfin) référence à ses obligations légales :
Enfin, je vous rappelle aussi qu’il convient d’informer les élèves et leurs responsables légaux, quelle que soit l’application utilisée, de tout traitement informatisé de données les concernant ainsi que de leur droit d’accès et de rectification de ces données, en leur communiquant un courrier personnalisé, par exemple par l’intermédiaire du carnet de liaison. Pour le LSU, un courrier type est à votre disposition (…)Avec toute ma confiance [sic],Florence RobineDirectrice générale de l’enseignement scolaireMinistère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche
Le « courrier type » (le voici avec le lien original – ici une copie, des fois que…) rappelle les mentions les plus élémentaires concernant les mentions devant accompagner un tel fichage de masse. Mais cette tâche revient donc aux enseignants, alors qu’il incombe logiquement au « responsable du traitement ». Allez, ok, on chipote. D’ailleurs, c’est sans doute un procès d’intention : ils sont tous débordés au ministère, et il était prévu de longue date que cette information soit communiquée aux parents d’élèves. Simple question de timing? Pas de bol pour Mme Robine, l’informatique laisse des traces, et elles sont plutôt cruelles. Dans le document PDF mis en pâture hier, on peut lire qu’il a été créé avec « Microsoft® Word 2010 » (c’est du propre – mais les liens entre Windows et l’éducation nationale ne sont plus à démontrer), qu’il est titré « Données personnelles », mais surtout qu’il a été créé le… « lun. 28 nov. 2016 14:22:43 CET ». Soit bien après les premières saisies de données, et surtout après les premiers courriers de parents s’offusquant d’avoir découvert l’existence du LSUN sans en avoir été informés. Oui, plutôt cruel l’informatique pour Florence Robine.
Documents communiqués à Reflets.info par le MEN :
- « Déclaration normale » du LSUN à la CNIL (n°1896996) du 15/10/2015 (7 pages)
- Note de la Direction juridique du MEN du 15/10/2015 (3 pages)
- Récépissé de la CNIL du 17/10/2015.
- « Formulaire de collecte des données » : copies d’écran des champs du LSUN (8 pages)