lundi 23 janvier 2017

À Bruxelles, plongez dans la discrète mais intense bataille que les lobbies livrent à l’intérêt général (basta)

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Plus de 10 000 organisations spécialisées dans le lobbying sont enregistrées à Bruxelles, dont environ un millier sont françaises. Parmi elles, quelques ONG, mais surtout des grandes entreprises, des associations industrielles et des cabinets de consultants. Comment ces lobbyistes défendant les intérêts des milieux d’affaires œuvrent-ils pour faire entendre leurs positions auprès des décideurs européens ? Tous les acteurs de cette scène combattent-ils à armes égales ? Plongée au cœur du quartier européen de Bruxelles.
« Un jour, un collègue de mon cabinet me contacte. Une entreprise cliente va être obligée de transférer des lignes de production à l’extérieur de l’Union européenne. A cause du règlement Reach sur les substances chimiques [1] : un produit utilisé comme solvant dans un processus de fabrication ne sera plus autorisé dans l’Union. Cela signifie 150 emplois et 50 millions d’euros d’investissements qui vont partir ailleurs. Je lui réponds : “ Il faut en parler avec la Commission et l’agence Reach”. Des périodes transitoires sont possibles. ».
C’est ainsi qu’Hervé Jouanjean résume son nouveau travail depuis son bureau bruxellois. Avant ? Il était directeur général du Budget de la Commission européenne, après être passé par la direction générale au Commerce. C’est-à-dire les instances mêmes auprès desquelles il exerce désormais son activité de lobbying. À peine libéré par son ancien employeur, en 2014, le tout nouveau retraité devient consultant pour l’antenne bruxelloise d’un grand cabinet d’avocats français. La Commission, principal organe de pouvoir au sein de l’Union européenne (UE), Hervé Jouanjean la connaît donc très bien. Ce phénomène des « portes tournantes » - autrement dit des allées et venues entre Commission et secteur privé – est régulièrement dénoncé par les ONG bruxelloises. Au-delà des cas emblématiques des anciens commissaires européens comme Manuel Barroso passé chez Goldman Sachs ou Connie Hedegaard chez Volkswagen [2], le phénomène concerne tous les échelons hiérarchiques de la Commission, et expliquerait en grande partie sa réceptivité aux arguments des lobbys. Des accusations que Hervé Jouanjean réfute, expliquant respecter à la lettre les règles déontologiques en vigueur. « J’ai quelques contacts qui me permettent d’être pris au téléphone, mais je les dérange peu. Ils savent que je suis sérieux sinon ils ne perdraient pas leur temps avec moi. Il faut d’abord des dossiers solides, c’est ce que j’explique aux clients quand je dis que la Commission travaille pour eux et non contre eux », explique le consultant.

Mille acteurs français impliqués dans le lobbying à Bruxelles

« Pour cette entreprise, j’ai proposé de rencontrer la Commission, de mettre le problème sur la table et d’examiner si, véritablement, il est aussi compliqué que cela d’obtenir une dérogation transitoire. Le dossier était solide : l’entreprise mettait de bonne foi en place un projet alternatif pour respecter Reach. Mais cela prend des années. Nous sommes donc entrés en contact avec la Commission et avec l’agence Reach, qui nous ont expliqué qu’ils étaient là pour aider et non pour tuer des emplois. » Pour une autre entreprise française, spécialiste des emballages, Hervé Jouanjean aide à contourner des lois européennes anti-dumping qui visent l’aluminium chinois.
10 000 organismes sont inscrits au registre européen des lobbies, dont plus de mille sont Français [3] Les acteurs défendant les intérêts du secteur privé sont très largement majoritaires. Parmi eux, une centaine de cabinets de consultants et d’avocats conseils pour des entreprises tels que celui d’Hervé Jouanjean. Le sien, Fidal, déclare entre 100 000 et 200 000 euros de dépenses de lobbying en 2015 [4]. Un budget modeste au regard de ce qu’y consacrent de grands groupes. Les clients de son cabinet sont des entreprises de taille moyenne, comme le laboratoire pharmaceutique ou l’entreprise d’emballages dont l’ancien cadre de la Commission défend les dossiers. Les grandes entreprises, en plus de faire appel occasionnellement à un cabinet de lobbying ou d’avocats, ont leurs propres représentants à Bruxelles. Dans le grand jeu du lobbying auprès des institutions européennes, les multinationales bénéficient ainsi d’un rapport de forces favorable non seulement par rapport aux ONG et aux syndicats, mais aussi par rapport à leur concurrentes plus petites et moins internationalisées.

Total, Engie, EDF : plus de 2 millions d’euros par an en lobbying

Le pétrolier Total, par exemple, a dépensé plus de 2,5 millions d’euros de frais de lobbying auprès des institutions européennes en 2015. L’entreprise pétrolière emploie six lobbyistes permanents, tous accrédités auprès du Parlement européen. Total agit aussi directement auprès de la Commission : elle a décroché sept rendez-vous avec ses représentants en 2015. Dont l’une directement avec le commissaire à l’Énergie et au Climat, Miguel Arias Cañete [5]. De quoi faire valoir les positions de Total au plus haut niveau. Il s’agissait alors d’évoquer avec lui les possibilités d’investissement en Iran dans la perspective de la fin des sanctions économiques contre la République islamique, après l’accord obtenu sur son programme nucléaire.
Les trois entreprises françaises qui dépensent le plus pour défendre leurs intérêts auprès de la Commission sont toutes issues du secteur de l’énergie. EDF et Engie ont respectivement 14 et 13 lobbyistes « maison » enregistrés à Bruxelles, et déboursent chacune plus de 2,25 millions d’euros de frais de lobbying auprès des institutions européennes [6]. C’est finalement peu au regard des financements européens reçus par ces deux entreprises : 113 millions d’euros pour Engie l’an passé, plus de 3,5 millions pour EDF.

Pour influer au mieux, multiplier les canaux

Et encore, s’il n’y avait que les lobbyistes des grandes multinationales, ou des cabinets conseillant telle ou telle entreprise de taille intermédiaire... « Une grande firme adhère à une kyrielle de fédérations. Ainsi, le plus souvent, une même position est portée par huit ou neuf canaux », explique le sociologue Sylvain Laurens, auteur du livre Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles [7], et qui a étudié pendant plusieurs années le milieu du lobbying bruxellois.
Exemple ? le secteur automobile français. Michelin, Renault, Peugeot ont leurs propres représentants à Bruxelles et sont directement inscrits au registre européen des lobbies. De même que le Comité des constructeurs automobile français, que l’Association européenne des constructeurs automobiles ou que le Conseil national des professionnels de l’automobile, autant de fédérations auxquels les industriels de l’automobile sont adhérents. « Comme lobbyiste, vous êtes meilleur si vous défendez les intérêts du secteur, et pas seulement de votre entreprise », assure Antoine Féral, ancien lobbyiste pour un groupe automobile français. Il travaille depuis vingt ans à Bruxelles. Il a étudié au Collège d’Europe, la formation privilégiée des fonctionnaires et des lobbyistes européens, avant de travailler deux ans pour la Commission, puis comme assistant parlementaire, avant d’être recruté par le secteur privé.

« Approcher l’échelon de base, car c’est là que se rédigent les textes »

« Pour chaque secteur, en tant que lobbyiste, vous devez rencontrer régulièrement vingt à trente personnes de la Commission : le fonctionnaire junior, l’administrateur principal, le chef de secteur, le chef d’unité… Vous devez approcher l’échelon de base. C’est là que se rédigent les textes. Vous leur dites : “Ce point est important, car il y a tel type d’intérêt en jeu”. Le vrai travail se fait au niveau de la Commission. Le député complètera un vide dans un projet de directive, ou corrigera ce qui ne convient pas. Sur des sujets spécifiques, le parlementaire doit également être convaincu. Nous devons donc le voir et le revoir, détaille le lobbyiste. « Pour être écouté, nous devons porter un message avec un contenu technique »
Pour Antoine Féral, tout cela ne pose aucun problème. « Rien n’empêche que, une fois votre rendez-vous terminé, votre interlocuteur rencontre une entreprise concurrente, une ONG qui vous veut du mal, ou des élus d’un village concerné par l’activité de votre employeur… Chacun est libre de venir s’exprimer. Mais quand il y a des ONG qui disent “pas de voiture en ville”, la discussion est bloquée d’entrée de jeu. Je préfère qu’une ONG dise “pas de voiture qui pollue, mais faisons tout pour développer l’électrique” ».

« Ce sont les anti-OGM, les anti-pesticides qui fixent l’agenda »

C’est l’argument central des lobbyistes présents à Bruxelles : leur activité s’inscrit dans le débat démocratique. Les ONG n’ont-elles pas également la possibilité de faire entendre leurs voix ? « Le lobbying, c’est le contre-pouvoir de la société civile au sens large. C’est à dire celui des ONG, des milieux professionnels, des consommateurs, des syndicats qui essaient de peser sur les processus de décision communautaires pour faire valoir leur point de vue. Le lobbying fait partie intégrante du processus décisionnel à Bruxelles », estime par exemple Daniel Guéguen, lobbyiste auprès de l’Union européenne depuis quarante ans.
Daniel Guéguen dirige aujourd’hui son propre cabinet de conseil en affaires européennes, au cœur du quartier européen de la capitale belge. Selon lui, les ONG exerceraient même davantage d’influence que les multinationales : « Contrairement à l’avis général, l’influence des lobbies industriels et plus faible que celle de la société civile à Bruxelles. J’en suis convaincu. Ce sont les anti-OGM, les anti-pesticides qui fixent l’agenda, et les lobbies industriels courent derrière. »

L’industrie chimique : dix fois plus puissante que Greenpeace

Impression subjective d’un lobbyiste ou réalité des discrets rapports de force à l’œuvre, à chaque échelon de l’administration communautaire ? Les organisations non gouvernementales ont réussi à forcer un véritable débat politique sur des sujets que la Commission et le secteur privé auraient préféré gérer discrètement, en se cantonnant au plan technique. À l’exemple du débat public sur le traité transatlantique de libre-échange (le Tafta), ou de celui sur les dangers des perturbateurs endocriniens, avec la multiplication des alertes de scientifiques sur le sujet [8]. Cela suffit-il à conclure que les ONG seraient de taille à affronter les lobbyistes défendant de puissants intérêts privés ?
« Nous pouvons avoir l’impression que Greenpeace dispose d’une grosse force de frappe parce que leur bureau de Bruxelles compte quinze salariés et un budget de 1,6 million d’euros en 2015 [9]. C’est la plus grosse ONG à Bruxelles. Mais comparons la puissance de Greenpeace à celle de la Fédération européenne des industries chimiques, le CEFIC [European chemical industrie council, ndlr]. Eux disposent de 150 employés et 40 millions de budget par an, souligne Sylvain Laurens. Ce n’est pas à travers des campagnes d’influence concurrentes que les choses se jouent. L’enjeu se situe au cœur des comités d’expertise, là où les organisations industrielles sont souvent les seules à siéger. Les ONG n’ont pas toujours les moyens d’assister à ces huis-clos. Parce que le coût d’entrée est très élevé : il faut parler un langage de toxicologue, être capable d’amener un rapport de 250 pages écrit par des scientifiques qualifiés que l’on a éventuellement financés. »

« J’aime la confrontation idéologique et technique »

À la décharge des lobbyistes, la grande majorité de leur activité ne relève pas du scandale politico-financier, même si cela existe. En 2012, une enquête de l’Office européen de lutte anti-fraude révèle qu’en échange de 60 millions d’euros, le commissaire à la Santé de l’époque, le Maltais John Dalli, était prêt à adoucir la directive sur le tabac [10]. Le scandale a pris le nom de « Dalligate ». Le lobbying mené par les industriels consiste également à adresser des amendements clés en mains aux députés, libres à eux ensuite de les copier-coller ou non dans les projets de loi.
« Des lobbies, j’en vois très peu, témoigne Emmanuel Maurel, député socialiste au Parlement européen depuis 2014. C’est aussi dû à mon positionnement politique », précise l’élu issu de la gauche du PS. « Ce sont plutôt des ONG qui viennent me voir. Elles ont une expertise que je ne peux pas avoir. Sur un traité comme le Ceta [l’accord de libre-échange entre l’Europe et le Canada, ndlr], qui fait 1 600 pages, les ONG mobilisent des experts et nous aident à en saisir les enjeux. J’ai aussi vu le secteur de la céramique, au sujet du statut d’économie de marché de la Chine et du Tafta. J’ai rencontré le secteur du foie gras, les entreprises Michelin, Alstom, ou encore une entreprise d’armement. » 
Le député, même peu perméable aux arguments de l’industrie, ne rejette pas en bloc le dialogue avec ses représentants. Au contraire. « Je vois souvent le Medef et la CGPME [Confédération générale des petites et moyennes entreprises, ndlr]. En général, nous ne sommes d’accord sur rien. Mais j’aime la confrontation idéologique et technique. C’est vraiment fécond. J’aime écouter ces points de vue, cela ne m’empêche pas d’avoir ma propre opinion. »

Un seul rendez-vous en deux ans pour la CFDT

Emmanuel Maurel fait partie des quelques acteurs du pouvoir européen davantage acquis à la cause des ONG environnementales ou des travailleurs qu’à celle des banques ou de l’industrie chimique. Si tant est que le lobbying ne poserait aucun problème démocratique, cela ne signifie pas nécessairement que l’ensemble des points de vue soient entendu. Les travailleurs, justement : qui, à part quelques élus de gauche au Parlement, fait valoir leurs intérêts ? Nombre de décisions prises à Bruxelles les concernent pourtant, comme les recommandations de la Commission aux États membres en matière de politique économique, qui ont largement inspiré la loi Travail en France [11]. Sans même évoquer la question du point de vue des travailleurs migrants polonais ou hongrois, directement touchés par les législations européennes sur le travail détaché.
La CFDT est ainsi inscrite au registre européen des lobbys, en tant qu’organisation syndicale. Combien de rendez-vous a décroché le syndicat, pourtant considéré comme ouvert aux réformes néolibérales, avec des commissaires européens ou des membres de leur cabinets ces deux dernières années ? Un seul. Combien pour Force ouvrière, présente également à Bruxelles ? Zéro. Seule la Confédération européenne des syndicats (CES), censée représenter l’ensemble des syndicats européens, a plus de chance. Elle a décroché une cinquantaine de rendez-vous avec des membres et collaborateurs hauts-placés de la Commission. Le Medef, quant à lui, a obtenu vingt rendez-vous pour la seule année 2014 [12]. Le Cercle de l’industrie, un think-tank qui a pour vocation de « faire valoir la position des grandes entreprises industrielles françaises auprès des Institutions européennes », en a obtenu 26. Et le puissant groupement des patrons de l’industrie allemande, le Bundesverband Deutscher Industrie (BDI) fait encore mieux, avec 41 rendez-vous. Sans parler des organisations patronales européennes comme BusinessEurope (111 rendez-vous). Que répondent les lobbyistes d’entreprises à cette inégalité d’écoute ?

« Les lobbyistes font croire que ce qui se passe à Bruxelles n’est pas politique »

« Le problème, c’est que l’accès aux institutions européennes n’est pas donné à tout le monde, concède le lobbyiste Stéphane Desselas, fondateur d’un cabinet qui compte des entreprises de l’économie sociale parmi ses clients. Le coût pour être représenté à Bruxelles constitue très certainement une barrière. Pour y remédier, j’avance l’idée d’un lobbyiste “commis d’office”, financé par les pouvoirs publics pour représenter ceux qui n’ont pas les moyens de se payer un lobbyiste classique. Avec un tel dispositif, on ne pourrait plus dire que le lobbying est réservé à certains intérêts. Car à Bruxelles, nous sommes dans l’expertise, moins dans le politique. Ici, si vous avez techniquement raison, vous avez aussi politiquement raison. »
« Ce qui se passe au niveau de l’Union européenne, c’est politique, estime au contraire le député Emmanuel Maurel. « Quand vous rédigez un accord de libre-échange, même ce qui apparaît technique, comme les normes sanitaires ou environnementales, est bien politique. Quand vous élaborez une réforme de la TVA, c’est extrêmement technique, mais derrière il y a des questions politiques de fiscalité et de combat contre la fraude. Les lobbyistes veulent faire croire que ce qui se joue ici n’est pas politique. Mais ils font eux-même de la politique. La différence, c’est que la Commission leur est acquise idéologiquement », conclut celui qui n’a pas été missionné par un intérêt particulier, mais élu pour faire valoir l’intérêt général.
Rachel Knaebel
Photo : CC Molly
Cet article fait partie d’une série sur le lobbying réalisée en collaboration avec la rédaction du mensuel Alternatives économiques dans le cadre d’un projet commun de développement du journalisme d’investigation économique et social, soutenu par la Fondation Charles Leopold Mayer.