Malgré le départ de l’entreprise Monsanto du Burkina Faso, le quotidien des milliers de producteurs de coton burkinabè reste soumis au pouvoir jugé excessif des sociétés cotonnières. Le deuxième volet de cette enquête révèle la manière dont les sociétés cotonnières et l’Union des producteurs de coton du Burkina exercent un contrôle et une domination permanente sur les cultivateurs. Le monopole dont disposent les décideurs burkinabè sur la filière, ainsi que l’héritage de la colonisation française et de sa Compagnie française pour le développement des fibres textiles, donnent encore aujourd’hui aux producteurs le sentiment d’être des serfs modernes.
Épisode 2, suite de notre série sur la filière du coton OGM au Burkina Faso (voir l’épisode précédent : Comment le coton OGM de Monsanto s’est transformé en fléau pour les paysans du Burkina Faso).
L’histoire de l’ingérence française au Burkina Faso est l’un des angles morts de l’histoire du coton. C’est en 1924, à l’instigation de colons français, que les paysans burkinabè commencent à cultiver le coton. En 1949, la France crée la Compagnie française pour le développement des fibres Textiles (CFDT). Le pays veut dynamiser son industrie textile et se libérer de la dépendance cotonnière vis-à-vis des États-Unis. La CFDT assoit alors un quasi-monopole sur le développement et la maîtrise de la filière du coton dans toute l’Afrique subsaharienne francophone.
La France contrôle ainsi la culture du coton depuis la livraison des graines, des engrais et des pesticides jusqu’à l’exportation du produit final. Encore aujourd’hui, 95 % du coton burkinabè est exporté, en très grande partie vers l’Asie, mais la France demeure très présente dans ce commerce notamment via la société de négoce de coton Copaco (groupe Advens, basé à Paris). En 2001, la CFDT a changé de nom pour devenir Dagris (Développement des agro-industries du Sud), puis Geocoton, également filiale du groupe Advens. Quelle que soit sa forme, l’entreprise a toujours pignon sur rue.
La Françafrique déstabilisée par l’arrivée de Monsanto
Lors de son indépendance en 1960, le Burkina Faso tente de reprendre pied dans le secteur du coton [1]. Le gouvernement crée la société para-étatique Sofitex, dont la CFDT conserve 45% du capital. Par ailleurs, lorsque la Banque mondiale et le FMI obligent, dans les années 80, les pays africains à privatiser leurs sociétés d’État, la CFDT s’est empressée d’acheter des parts dans les coopératives de coton. Les trois sociétés régionales de coton du Burkina Faso restent encore aujourd’hui, pour une bonne part, entre des mains françaises [2]. Plus de cinquante ans après l’indépendance du Burkina Faso, la politique de la France continue d’être présentée comme un exemple de collaboration internationale constructive au bénéfice du développement des cultivateurs africains pauvres [3]. L’achat garanti à un prix stable apparait comme une protection intéressante pour beaucoup de paysans qui cultivent leur coton dans des petites fermes familiales. Le revers de la médaille est bien sûr le quasi monopole et la totale dépendance du pays vis-à-vis de l’ancienne tutelle coloniale.
C’est le maintien de cette présence économique qui sert de terreau aux réseaux d’influence de la Françafrique. Le journaliste Cyr Payim Ouedroago l’atteste : « La présence française se maintient dans toutes les anciennes colonies, sous différentes formes : militaire, financière, dans les affaires, le coton, les autres secteurs, la France est partout. Le tissu économique burkinabè est français. » Mais face aux prétentions de Monsanto, la France ne s’est pas trouvée à son aise. Le Cirad [4], un institut de recherche français, a tenté à plusieurs reprises de faire capoter les tractations entre Monsanto et le Burkina Faso, afin de garder la main sur l’échiquier économique.
Les griffes de l’entreprise cotonnière
Les intérêts géopolitiques et l’attachement de la France à ses ex-colonies cotonnières ont fait du coton une filière très spécifique. De prime abord, l’industrie du coton semble être une machine bien huilée, très fière des valeurs de solidarité et de protection sociale. Karim Traore de l’ Union nationale des producteurs de coton du Burkina (UNPCB) en parle avec beaucoup de fierté et de conviction : « La force de la filière est son organisation. Nos groupements et notre système de crédit sont très bien structurés. Les paysans sont protégés et encadrés. Ils sont représentés à tous les niveaux, jusqu’au sommet de l’État. »
Karim Traore, le président de l’UNPCB. © Wouter Elsen
Chaque paysan fait partie d’un Groupement de producteurs de coton (GPC), comptant vingt producteurs liés par une caution solidaire, et supportant collectivement les pertes et éventuelles difficultés. Chaque groupement emprunte aux entreprises cotonnières (Sofitex, Socoma, Fasocoton) pour se fournir en graines, engrais et pesticides. Puis rembourse son emprunt avec la récolte. Les entreprises cotonnières vendent le coton sur le marché mondial, et redistribuent une partie du bénéfice aux paysans. Ces dernières, ainsi que l’UNPCB, contrôlent l’ensemble du processus, comme le faisait naguère la CFDT qui, via sa participation au capital des entreprises cotonnières, tire encore en partie les ficelles.
Le système pose en fait de multiples problèmes, à commencer par la caution solidaire. Mohamed Traore, un paysan burkinabè, explique : « Le système des groupements est d’abord une protection pour les sociétés cotonnières. La Sofitex n’a jamais perdu cinq francs à travers ce système [5]. Le système de crédit est fait pour que le groupement se débrouille avec tous les contretemps et toutes les pertes. »
« Les groupement de producteurs divisent nos familles »
Paul Gbangou, paysan qui a abandonné le coton il y a quelques années, insiste : « Moi, j’ai abandonné le coton à cause des GPC. C’était fatiguant. Tu travailles, tu as une bonne récolte, mais tu souffres parce que les autres n’ont pas travaillé. » Comment expliquer un tel ressentiment ? Au Burkina Faso où les terres sont très pauvres, les engrais sont vus comme un produit nécessaire, mais ils sont aussi très coûteux. Les engrais fournis via les sociétés cotonnières puis les GPC sont souvent détournés vers d’autres cultures.
Les abus sont donc monnaie courante. « On nous avait dit que pour créer un groupe, on pouvait le faire en famille ou entre amis. Mais un ami peut être un traître. Je peux ne pas le connaître à fond. En plus, nous sommes éloignés. Quand on commence la saison, je n’ai pas le temps d’aller voir le champ de mon voisin, il n’a pas le temps de venir voir mon champ. Au moment où tu vas te rendre compte que l’autre n’a pas produit du coton, c’est le moment où l’on va vous demander de faire sortir le coton sur le marché, illustre Mohamed Traore. L’ami doit rembourser son crédit, mais il n’a pas de coton pour le faire. Les autres membres du groupe doivent donc payer pour lui, sinon ils n’auront plus de crédit l’année suivante. » L’amertume se lit sur son visage : « A cause du coton, j’ai envoyé mon beau-frère en prison. Les GPC divisent nos familles. »
« Tu dois faire partie du système, sinon tu ne gagnes rien »
Cette « filière unique » réduit les paysans en ouvriers pour les entreprises cotonnières. Dans la pratique, le système ressemble à du quasi esclavage. Les paysans n’ont pas le choix. Ils n’ont pas de liberté et aucune influence sur leurs conditions de travail ou sur les prix d’achat. Encore moins sur les choix de la qualité du coton. « Certaines années, j’ai essayé de produire en-dehors de la Sofitex, j’ai épargné pour payer mes propres engrais, mais je devais toujours vendre mon coton à la Sofitex. Finalement on n’a pas le choix. Il n’y a pas d’autre société au Burkina Faso qui peut payer le coton. Tu dois faire partie du système, sinon tu ne gagnes rien », raconte Bazabo Bognana, cultivateur de coton à Houndé, à l’ouest du pays.
La Sofitex, société cotonnière, détient un quasi-monopole dans le secteur du coton au Burkina Faso. Elle contrôle toute la filière, des semences, engrais et pesticides, jusqu’au produit final destiné à l’exportation. © Wouter Elsen
L’Union nationale des producteurs de coton du Burkina (UNPCB) devrait défendre les droits de ces travailleurs. Selon le président Karim Traore, elle le fait brillamment : « Grâce à la hiérarchie, les GPC, les unions départementales, provinciales et finalement nationales, garantissent que le producteur est impliqué jusqu’au plus haut niveau de la filière. » Georges Yameogo, conseiller technique chez Sofitex approuve : « Grâce à notre organisation interprofessionnelle, l’UNPCB et les sociétés cotonnières sont en dialogue permanent. On collabore et on se comprend. »
« Sofitex et le gouvernement se remplissent les poches »
Seuls les paysans membres de la direction de l’union semblent partager leur point de vue. Aucun des autres paysans rencontrés n’ont un avis positif sur l’UNPCB. « Les plus grands ennemis des cultivateurs de coton sont les unions. L’UNPCB n’est pas autonome. Elle a été fabriquée par l’État et elle travaille pour l’État. L’union prend ses décisions sans consulter la base », déplore Mohamed Traore. « L’UNPCB et la Sofitex marchent ensemble. Ils ne travaillent pas pour les intérêts des paysans, ils les exploitent seulement, ce sont les ennemis », confirme Augustin Bahan de Banfora, dans le sud-ouest.
Un ancien employé de Sofitex, qui souhaite rester anonyme, confie : « Sofitex tient l’UNPCB et les producteurs par la gorge. Elle contrôle tout ce que les agriculteurs ou leurs représentants disent. Ceux qui parlent sans autorisation mettent en danger leur avenir. La structure du secteur du coton au Burkina Faso est telle que les paysans sont perdants sur toute la ligne. » Et les autorités publiques ? L’ancien employé de la Sofitex continue : « Un État irresponsable crée des situations irresponsables. Sofitex peut faire ce qu’elle fait parce qu’il n’y a aucun contrôle neutre et indépendant. Un tel contrôle n’existera jamais. Sofitex et le gouvernement sont liés. L’État détient 35 % du capital de Sofitex. Ensemble, ils se remplissent les poches. »
Mien De Graeve, Wouter Elsen, Abdul Razac Napon
Traduction du néerlandais : Jos Mestdagh
Photo de Une : L’égrenage du coton, c’est à dire la séparation de la fibre et la graine, se fait dans les usines de la Sofitex. Via le contrôle de l’égrenage la Sofitex s’assure également du contrôle de la qualité et la vente des semences. © Wouter Elsen
Cette enquête a pu être réalisée grâce au soutien de Journalismfund (Flanders Connecting Continents). Les auteurs remercient chaleureusement les deux jeunes chercheurs, Edouard Idrissa Sanou et Lodewijk van Dycke, pour leurs points de vue précieux et innovants ainsi que pour leurs conseils scientifiques. L’article a été publié initialement en néerlandais sur le site www.mo.be.
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