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Après trois semaines de mobilisation, la rue a gagné face au gouvernement roumain. Celui-ci a finalement abrogé l’ordonnance qui permettait de blanchir des centaines d’élus condamnés. La réforme n’est pas enterrée pour autant puisque le gouvernement va maintenant la soumettre au Parlement, où il dispose de la majorité. Mais cette mobilisation organisée de façon décentralisée grâce, notamment, à Internet, a permis à de nombreux Roumains de relever la tête et de se ré-intéresser à la politique. Reportage à Bucarest.
Un cours de droit express, pénal et constitutionnel, c’est ce qu’ont suivi volontairement des centaines de milliers de Roumains mobilisés contre la majorité parlementaire et gouvernementale du Parti social-démocrate (PSD) de Liviu Dragnea. Celui-ci a tenté de promulguer en douce – de nuit, sans passer par le Parlement, et contre les avis négatifs des institutions de la magistrature – une ordonnance d’urgence de modification du Code pénal.
Les décrets gouvernementaux ne passionnent pas spontanément les gens, en particulier en Roumanie où une grande partie de la population a pris ses distances avec la politique. Mais ce décret était trop gros pour passer inaperçu : les modifications en question permettaient de blanchir des centaines d’élus condamnés pour corruption ou abus de biens sociaux, et de classer les dossiers de ceux poursuivis par la Justice.
Une ordonnance qui devait blanchir tous les élus condamnés
Entre 2014 et 2016, pas moins de 1171 personnes, dont de nombreux politiciens locaux, nationaux et des hauts fonctionnaires, ont été condamnés pour abus de fonction. L’ordonnance promulguée en douce visait à dépénaliser cette infraction et à amnistier les délinquants dès lors que le préjudice ne dépasse pas 44 000 euros (200 000 lei). Liviu Dragnea, président du PSD et successeur de l’ancien Premier ministre Victor Ponta comme homme fort de la majorité, est par exemple mis en examen pour abus de fonction pour un préjudice de 24 000 euros (108 000 lei). Il aurait donc bénéficié directement de cette modification du Code pénal.
Liviu Dragnea a également été condamné à deux ans de prison avec sursis pour fraudes électorales en 2016. Cette peine aurait également disparu de son casier judiciaire si le projet d’ordonnance de grâce qui accompagnait initialement la modification du Code avait pu également et discrètement passer. Une disposition utile à sa carrière : le casier judiciaire de Dragnea l’empêche légalement d’occuper le poste de Premier ministre.
Ces décrets auraient pu passer en force. Le PSD a très largement gagné les élections législatives de décembre et remis la main sur l’exécutif après un an de « gouvernement d’experts ». En outre, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a averti la Roumanie sur l’état de ses prisons. Le nouveau ministre de la Justice Florin Lordache (PSD) a trouvé là l’argument parfait pour justifier les ordonnances. Enfin, après leur défaite, les partis d’opposition sont soit en état de mort cérébrale, comme le Parti national-libéral (PNL, conservateurs), soit trop jeune pour peser, telle l’Union Sauvez la Roumanie (centre-droit), créée en 2015. Le PSD pensait donc avoir les mains libres.
« La corruption tue »
C’était compter sans la rue. De 200 manifestants à Bucarest le 11 janvier pour le premier rassemblement, la mobilisation a grossi au fil des semaines pour atteindre 600 000 manifestants dimanche soir 5 février, dans un pays de 20 millions d’habitants. Les protestations ne se sont pas limitées à la capitale. Les Roumains sont descendus dans la rue dans des dizaines d’autres villes, grandes ou petites,, et dans plusieurs capitales européennes. Ce sont les plus grandes manifestations depuis la chute du régime totalitaire de Ceaușescu, en 1989.
La Roumanie est peu coutumière des révoltes populaires. Le mouvement ne vient cependant pas de nulle part : en 2013, une mobilisation citoyenne a obligé le gouvernement Ponta (PSD) à renoncer à accorder un permis d’exploitation d’une mine d’or et d’argent de la région de Roșia Montană à une entreprise minière canadienne. En 2015 surtout, le même Victor Ponta a démissionné suite aux manifestations qui ont suivi l’incendie du club Colectiv à Bucarest. Le drame a fait 64 morts brûlés vifs, asphyxiés ou morts des suites de leurs blessures à l’hôpital, dont certains après avoir contracté une bactérie dans un scandale sanitaire lié à la corruption. Cette nuit d’horreur qui a traumatisé la jeunesse roumaine a donné lieu à la création de la page Facebook Corupția ucide, « La corruption tue ». C’est sur cette page qu’ont été lancés les appels aux rassemblements contre les ordonnances d’urgence. Elle risque de servir à nouveau : la réforme n’est pas enterrée, le gouvernement va maintenant tenter de la faire approuver par le Parlement, qu’il domine
« Il faut qu’il fasse le ménage chez eux pour regagner la confiance des gens »
Rodica a 63 ans, elle est venue manifester Place Victoriei avec sa fille, ce dimanche 5 février. En décembre, elle a voté PSD. « Je croyais à leurs promesses. Je suis retraitée. Je croyais qu’ils allaient augmenter les pensions et gouverner ce pays correctement. Ma fille aussi a voté pour eux, pour moi et ma pension. En fait, ils voulaient juste nous acheter, dit-elle aujourd’hui. Je pense que c’est leur dernier cycle. Ou alors il faut qu’il fasse le ménage chez eux pour regagner la confiance des gens. Je suis sûre qu’il y a des gens corrects au PSD, qui sont choqués comme nous par tout ça. Seulement... pour qui d’autre peut-on voter ? Il n’y a pas de réelle d’alternative, c’est tous les mêmes. »
« C’est tous les mêmes », entendez « ils sont tous corrompus ». Cette phrase et ses variantes sont devenues des poncifs en Roumanie. Les racines du mal sont à chercher dans le changement de régime après la chute de la dictature communiste, dans le transfert des biens étatiques aux intérêts privés, dans la revanche d’une population privée ou expropriée. Et puis dans la longue absence de médias indépendants – la quasi-totalité des télévisions servant les intérêts d’un parti –, dans le déséquilibre entre les pouvoirs, dans l’omniprésence depuis 25 ans d’un parti, le PSD, mue post-révolutionnaire du parti communiste défunt, qui a pris l’habitude de gouverner comme il l’entendait, hors de la surveillance d’une part grandissante de la population.
Alors, pour beaucoup des manifestants, surtout ceux qui ne sont pas vraiment au fait des implications juridiques précises de l’ordonnance, comme le jeune et bouillonnant Andre, 22 ans, il s’agit avant tout de « résonner avec tout ceux qui sont là ». De participer à ce moment où une grande partie de ceux qui se sont éloignés de la vie politique s’en rapprochent à nouveau et s’autorisent à espérer.
« J’étais apolitique, mais maintenant, je me suis réveillée »
Pendant des années, nombre de jeunes ont placé leurs espoirs et projets dans une possible émigration vers l’Europe de l’Ouest. La corruption est pour beaucoup dans ces départs : elle bloque tous les espoirs et rien ne semble pouvoir changer. « J’étais apolitique, dit Corina, 27 ans. Mais maintenant, je me suis réveillée. Il en a beaucoup d’autres comme moi. » Corina n’a pas voté aux élections de décembre. Peut-être ce réveil la fera voter aux prochains scrutins.
En 2014, les Roumains se sont mobilisés en masse lors des élections présidentielles (65% de participation), rompant avec leur abstention chronique, pour faire battre Victor Ponta, alors Premier ministre et président du PSD. Défait, le PSD a cependant remporté haut la main les élections législatives deux ans plus tard, en décembre. Une victoire qu’il doit à son programme : augmenter les pensions et le salaire minimum. Pour 40 % de la population qui vit sous le seuil de pauvreté, ces promesses prennent le dessus sur le reste, y compris la lutte anti-corruption. Celle-ci ne peut suffire à structurer un programme d’opposition.
Florentin Cassonnet (Le Courrier des Balkans)