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Des entrepreneurs et « managers » jeunes, dynamiques et branchés, une économie « collaborative » à la pointe de « l’innovation », des open space « cool » et bienveillants, un business qui va changer la France, voir le monde… Les images véhiculées par le milieu des startups se veulent en rupture avec le monde de l’entreprise classique et sa hiérarchie pesante. Travailler au sein d’une startup serait bien plus sympa qu’intégrer une boîte traditionnelle. Pour certains candidats à l’élection présidentielle, tel Emmanuel Macron, c’est le nouveau modèle d’entreprise à soutenir. Mathilde Ramadier en a fait l’expérience et la raconte dans un livre, « Bienvenue dans le nouveau monde, comment j’ai survécu à la coolitude des startups » (éd. Premier Parallèle). Edifiant.
Vous avez travaillé pour le développement et la communication de plusieurs startups. Pourquoi, initialement, avoir été attirée par ce modèle ? Et quelle en est votre définition ?
Mathilde Ramadier [1] : Je suis arrivée à Berlin en 2011. En plus de mon activité d’auteure de bande-dessinée, j’avais besoin de revenus complémentaires. Travailler me permettait aussi de m’intégrer. À Berlin, le secteur le plus dynamique est celui des startups. Je n’avais aucun a priori – ni négatif ni positif – sur les startups, je ne suis pas technophobe, je m’intéresse au numérique, j’ai donc répondu à des offres d’emploi, pour des missions « freelance » de quelques jours jusqu’à un poste salarié de six mois... avec six mois de période d’essai ! En tout, j’ai travaillé au sein d’une douzaine de startups. Certaines comptaient vingt employés, d’autres en avaient une bonne centaine. En plus de ces expériences, pour écrire ce livre j’ai également épluché les offres d’emploi, les blogs et sites dédiés aux startups, et récolté une dizaine de témoignages de Français. Au regard de mon expérience, une startup se définirait donc comme une petite boîte qui veut grossir très vite, dans lesquelles on a des contrats précaires et où l’avenir est très incertain.
Vous décrivez de fortes inégalités internes entre le fondateur de la start-up – le « Chief executor officer » (CEO) – qui tire des revenus substantiels de cette activité et qui affiche sur les réseaux sociaux son mode de vie ostentatoire (loft en centre-ville, vacances au bout du monde, restos chics et bars branchés…), et les employés, souvent très diplômés, payés aux alentours du Smic, voire parfois moins. Comment expliquez-vous que cette situation soit acceptée, malgré une proximité quasi familiale entre employés et dirigeant ?
Cette situation est acceptée par la majorité des salariés tout simplement parce que les fondateurs de startups incarnent un modèle à suivre, qui fait rêver. Le CEO de l’une des startups où j’ai travaillé avait auparavant monté une boîte qui a frôlé le milliard de dollars en capitalisation et était considéré comme l’une des stars du milieu. Pendant que mes collègues et moi travaillions pour moins de mille euros bruts, il n’hésitait pas à mettre en scène sa vie et sa réussite sociale sur les réseaux sociaux de l’entreprise et de sa marque. Tout le monde sait combien coûte son loft – il est situé dans une de ces belles rues de Kreuzberg (un quartier berlinois, ndlr) complètement gentrifiée et aux façades refaites, où l’on n’entend plus parler qu’en anglais –, tout le monde voit son train de vie : il est souvent en vacances à Bali ou Los Angeles et inonde les réseaux sociaux de selfies. Mais personne ne se rebelle et les sceptiques sont minoritaires. Car un grand nombre de ces petites mains rêvent un jour de monter leur startup et d’attirer elles-aussi ces « business angels » qui y investissent des sommes faramineuses.
Un jour, un des managers a voulu fonder un comité d’entreprise. Le patron états-unien l’a pris comme une déclaration de guerre et a réagi frontalement : « Que ceux qui veulent monter ce comité d’entreprise partent avec trois mois de salaire. Si vous restez, c’est à vos risques et périls », a-t-il lancé. Le collègue a donc été « cornerisé » (synonyme anglo-saxon de placardisé), puis a finalement démissionné en compagnie de trois personnes dont moi. En apprenant cela, le CEO s’est contenté de ricaner.
Loin de l’environnement de travail ludique, sympa, presque familial, que prétendent proposer nombre de start-up, vous décrivez un système infantilisant. Sur quoi repose-t-il ?
Les employés sont, en général, tous issus de la même génération. La moyenne d’âge dans ces startups est d’environ 27 ans. L’univers nostalgique de l’enfant est largement valorisé : une culture commune à coups de jeux vidéo, de Super Mario (personnage phare d’une série de jeux vidéo créés par Nintendo depuis 30 ans, ndlr), de tables de ping-pong ou de flippers à disposition au bureau, agrémentés de limonades bio et de bonbons à volonté. Au premier abord, cela contribue à mettre en place une ambiance agréable et détendue, loin de l’image de « la boîte à papa ». Mais cela contribue à abolir les frontières entre vie privée et travail, en faisant jouer une arme fatale : l’affect.
C’est dangereux. Cela ouvre la porte au chantage affectif et crée un entre-soi : « Il faut incarner les valeurs de l’entreprise ! Tes collègues sont tes amis, alors pourquoi partir tôt le soir puisque tes amis sont encore au bureau ? Reste boire un coup avec eux ! » L’effet pervers, c’est qu’avec autant d’avantages en nature, cela fait passer les gens qui critiquent ou se plaignent pour des aigris, des rabat-joies. À Berlin, une chambre en colocation coûte désormais 400 euros, pas moins. Donc avec 600 euros, cela suffit tout juste à dormir et manger en menant une vie d’adolescent attardé. C’est le cas de le dire car nous sommes traités comme des gamins au bureau. Un jour, lors de son entretien annuel, une amie trentenaire qui gagnait 1000 euros bruts s’est entendue dire : « Maintenant nous allons te donner un salaire d’adulte. »
À plusieurs reprises, un ennui profond vous a gagnée au travail, un sentiment de vide, en devant notamment « penser comme un robot ». Nombre d’« innovations » n’auraient donc aucun sens ?
J’essaie de ne pas généraliser. Il existe des startups vraiment innovantes. Mais pour une énième startup qui livre des repas à domicile, ou en haut des pistes pour les skieurs, quel est le potentiel d’innovation ? Ce mot « innovation » est sur toutes les bouches : « Notre but ? Révolutionner le monde. Alors retrousse tes manches et amuse-toi ! », m’a écrit la directrice des ressources humaines d’une startup qui m’a embauchée. J’avais été recrutée pour mes compétences professionnelles et linguistiques afin de contribuer à la promotion, sur le web, de la marque et de ses produits. Vous n’écrivez pas pour les gens, mais pour Google et son moteur de recherche, qui impose des critères stricts en nombre de mots et en vocabulaire. Tout est rationalisé pour donner l’illusion d’une maîtrise totale et de l’efficacité optimale, mais cela réduit fortement le vocabulaire, sans parler de la profondeur conceptuelle du message... Quand on écrit des petites annonces pour Google, on doit, en outre, dans un tableau excel, imaginer toutes les fautes d’orthographe ou de frappe que les gens peuvent faire en menant une recherche. Écrire par exemple « cannapée » en plus de « canapé ». Cela, au moins, c’était drôle.
Les startups bénéficient d’un grand engouement médiatique et politique. Les incubateurs de « jeunes pousses » se multiplient, dont celui financé par Xavier Niel (Free) qui devrait ouvrir à Paris d’ici l’été. Pour certains candidats à la présidentielle, comme Emmanuel Macron qui souhaite faire de la France une « startup nation », ce serait le nouveau modèle à soutenir financièrement. Qu’en pensez-vous ?
Ce serait bien que ces candidats entendent le point de vue des gens qui y ont travaillé, et pas seulement celui des fondateurs ou des investisseurs. Depuis la parution du livre, j’ai reçu un important courrier des lecteurs : près de 80 messages de gens qui ont eu une expérience similaire à la mienne, qui ont été soulagés de lire « qu’ils n’étaient pas seuls ». Cela m’étonne que personne ne contrôle la légalité des contrats ou le nombre de stagiaires. Ces startups se gargarisent souvent de pratiquer la transparence mais n’affichent jamais le salaire prévu à l’embauche dans leurs offres d’emploi, préférant des expressions du type « rémunérations attractives ». En France, cette idéologie des startups se répand de la même façon. La seule différence c’est que le droit du travail français impose un salaire minimum, ce qui n’est le cas en Allemagne que depuis deux ans. Mais la précarité trouve toujours son chemin.
Recueillis par Ivan du Roy
Photo : les bureaux d’une startup en Espagne / source
Bienvenue dans le nouveau monde, comment j’ai survécu à la coolitude des startups, Ed. Premier Parallèle, 16 euros en librairie ou 6,99 euros en numérique (voir ici)