Les écoles d’ingénieurs sont une spécificité de l’enseignement supérieur français. Couvrant les domaines de l’industrie, de la chimie, de l’agronomie ou encore de l’environnement, elles préparent leurs élèves à occuper des postes à responsabilités. Malgré leur statut généralement public, les multinationales y prennent une place de plus en plus importante, au nom du « rapprochement avec le monde de l’entreprise ». Témoignage de deux étudiant-e-s de l’une de ces écoles, AgroParisTech, championne des « sciences et industries du vivant et de l’environnement ».
Le 25 octobre dernier, Emmanuel Macron visitait le futur giga-campus de Paris-Saclay (Essonne), programmé dans le cadre du Grand Paris. Il a insisté sur la nécessité d’aller de l’avant dans les projets de rapprochement entre universités, écoles d’ingénieurs et entreprises [1]. Nous sommes étudiant-e-s dans une école d’ingénieurs directement concernée par ces projets : AgroParisTech, dédiée à l’agronomie, l’environnement, l’agroalimentaire et la santé. Nous sommes donc bien placé-e-s pour observer les nombreux motifs d’interrogation sur ce type de « rapprochements », et sur l’influence de plus en plus troublante des grandes entreprises dans les écoles d’ingénieurs et dans l’enseignement public en général.
AgroParisTech, l’« Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement » de son nom complet, en est un cas symptomatique. L’école est créée en 2007 à partir du regroupement de trois « prestigieux » établissements publics : l’Institut national agronomique Paris-Grignon (INA-PG) fondé en 1826, l’École nationale du génie rural, des eaux et des forêts (ENGREF) fondée en 1824, et l’École nationale supérieure des industries agricoles et alimentaires (ENSIA) fondée en 1893. L’école assume aujourd’hui pleinement son alignement sur le secteur privé. A bas bruit, une révolution est en cours.
Un déménagement contre l’avis des élus représentant la future population de l’école
Dans le cas du déménagement d’AgroParisTech à Saclay, cette influence doit s’entendre au sens le plus littéral du terme. Pour valider le projet immobilier et les différents dossiers permettant d’accéder aux fonds nécessaires au déménagement, un vote formel du conseil d’administration de l’école était nécessaire. Celui-ci est composé pour moitié de représentants élus des professeurs, des étudiants et du personnel, et pour moitié de membres de droit (donc non élus), dont une partie vient du secteur privé.
À l’époque du vote, le président du conseil d’administration d’AgroParisTech, Jean-Baptiste Cuisinier, était également président du directoire de CapAgro Innovation, un fonds de « capital-innovation » associant tous les géants de l’agriculture industrielle français. La directrice de l’environnement de LVMH siégeait également aux côtés de Jean-Basptiste Cuisinier, lui-même succédant à Pierre Pringuet, ancien dirigeant de Pernod-Ricard puis du lobby patronal AFEP (Association française des entreprises privées, regroupant les plus grandes entreprises françaises), et à Muriel Penicaud, actuelle ministre du travail alors DRH du groupe Danone [2].
Des conflits d’intérêts profondément ancrés dans la vie de l’école
Le vote sur le projet immobilier a été acquis à seulement 23 voix contre 21. 21 voix qui étaient celles de tous les représentants élus des professeurs, étudiants et personnels, sauf un. Le projet de déménagement a donc été validé par les membres extérieurs du conseil d’administration, pour partie issus du secteur privé, contre l’avis des élus représentant la future population de l’école.
Les choses ne s’arrêtent pas là. Pour la réalisation du projet, une société par actions simplifiée (SAS) a été créée, « Campus Agro ». Celle-ci a pris toutes les décisions sans écouter les préférences des membres du conseil d’administration. Elle a décidé de ne pas étudier une possible rénovation des anciens sites de l’école, quand bien même les élus du conseil d’administration l’avaient demandé, comme si le déménagement sur Saclay était la seule option. Le chantier a finalement été confié à Vinci Construction France, filiale du groupe de BTP Vinci, dans le cadre d’un contrat de 190 millions d’euros [3]. Les projets de rapprochement entre écoles et entreprises cachent donc des intérêts privés bien précis. Mais les conflits d’intérêts ne sont pas cantonnés à ces grands projets d’aménagement aux retombées économiques immédiates pour les firmes de BTP. En réalité, ils sont profondément ancrés dans la vie de l’école et des étudiants.
Futur campus d’AgroParisTech, dont le contrat a été confié à Vinci Construction (source : http://campus-agro.com/)
La « Junior entreprise », porte d’entrée des intérêts privés
Une « Junior entreprise », ou JE, est une association d’étudiants, non rémunérés, qui a pour objectif de faire le lien entre le monde du travail et les étudiants en formation. Elle fonctionne comme « une petite entreprise, sur le modèle d’un cabinet de conseil » [4]. Contactée par des entreprises, des start-ups ou des collectivités afin de réaliser des études, la JE sélectionne et encadre l’élève qui réalisera l’étude. Les commanditaires et les études proposées sont généralement confidentiels. Nous avons cependant récolté quelques informations à propos de deux études, l’une commanditée par Vinci [5], et l’autre par la multinationale des semences et produits phytosanitaires Syngenta [6]. Deux entreprises dont les pratiques sont extrêmement controversées.
En tant qu’étudiant-e-s en agronomie et sciences de l’environnement, nous sommes particulièrement sensibilisé-e-s à ces questions, et avons choisi AgroParisTech, entre autres, en raison des engagements mis en évidence dans sa présentation : « La mise en œuvre d’un aménagement durable du territoire, la préservation de la biodiversité, et les réponses et adaptations au changement climatique ». L’absence d’éthique (ou l’ignorance ?) des étudiants de la JE, qui auraient pu refuser ces commanditaires, est préoccupante dans une école affichant de telles ambitions. Elle s’explique peut-être par la rémunération abusive offerte par les grandes entreprises pour que les étudiants démarchés réalisent leurs études : 1300 euros pour l’étude de Vinci pour une vingtaine d’heure de travail, et 1960 euros pour l’étude de Syngenta pour un total de 100 heures de travail.
Reproduire la figure du « cadre méprisant et carriériste »
Pourquoi une entreprise choisit-elle de faire travailler ainsi des étudiants ? Premièrement, cela lui permet d’éviter d’embaucher salarié ou stagiaire. Deuxièmement, cela lui permet aussi de se faire connaître à de futurs demandeurs d’emploi. Dans certains cas, l’étudiant ou l’étudiante sont aussi utilisés comme caution pour réaliser un état des lieux des pratiques des firmes concurrentes. Les commanditaires entretiennent ainsi le flou entre exercice académique et espionnage industriel.
Du côté des étudiants, la JE et les études qu’elle propose alimentent les tendances au corporatisme et à l’élitisme dans les écoles d’ingénieurs. Les processus sélectifs d’attribution d’une étude par la JE, où un élève prend le rôle du DRH pour évaluer les capacités de son camarade « chercheur d’emploi », tout comme auparavant la sélection initiée en classe préparatoire, contribuent à reproduire la figure du « cadre méprisant et carriériste ». Dans notre imaginaire étudiant, le profil type d’un camarade dynamique et ambitieux passe nécessairement par la case JE et termine par un poste à responsabilité dans le privé. Les mots dynamisme, créativité et initiative devraient pouvoir être compris dans un autre sens que celui de la valorisation économique et concurrentielle promue par la JE.
Le Forum Vitae, entre greenwashing et paradis du recruteur
On nous répondra que les élèves sont libres de choisir en toute connaissance de cause de postuler ou non à une étude JE. Mais les mêmes intérêts privés parviennent aussi, de manière plus insidieuse, à s’immiscer dans la formation académique elle-même. C’est d’ailleurs tout à fait assumé par l’administration de l’école : « Le partenariat avec les entreprises est intimement connecté à la formation et aux activités de recherche et d’expertise au sein d’AgroParisTech. »
Point d’orgue de cette influence : le Forum Vitae, qui a lieu tous les ans dans le quartier de la Défense à Paris, l’un des plus grands quartiers d’affaires européens. La participation à cet événement est obligatoire pour les élèves de première année et fortement conseillée pour les autres. Ils peuvent y écouter des entreprises comme Coca Cola [7], Syngenta, Bayer [8], Vinci ou encore Auchan [9] vanter leurs mérites et leur intégrité, des rhéteurs proposer des cartes de visite pour un premier job, des apprentis DRH faire miroiter des hauts salaires à des élèves en questionnement sur leur orientation, ou encore des « pitch » d’élèves « start-upers ».
Cette ambiance propagandiste est drapée de grands discours sur le « développement durable », « l’écologie », ou encore l’agriculture « verte », à l’image de Syngenta soutenant à son stand qu’elle « nourrit le monde ». Non seulement AgroParisTech rend possible et encourage cet étalage de malhonnêteté. Mais l’école utilise exactement le même vocabulaire que les entreprises.
Des cours créés par et pour les mastodontes du privé
D’autres mécanismes encore permettent aux entreprises de s’immiscer dans la formation des étudiants. C’est ainsi que nous avons découvert, un peu ébahi-e-s, les appels du pied de la Direction des partenariats d’AgroParisTech aux entreprises : les entreprises peuvent choisir que leurs « dons » versés à la Fondation AgroParisTech soient utilisés pour la « création d’un Master spécialisé ou d’un Master professionnel », ou encore contribuer « à la création d’une chaire sur une thématique spécifique ». Quel intérêt pour les entreprises ? La direction des partenariats y répond sans ambages : « Les étudiants et jeunes diplômés iront plus volontiers pour des stages, des emplois ou des demandes de prestations comme futurs clients, vers les entreprises les plus intimement connues d’AgroParisTech. » Ainsi certaines formations et certains cours à AgroParisTech sont conçus pour que nous développions l’envie d’aller travailler dans ces grandes entreprises !
Comment s’en étonner lorsque la directrice des partenariats, ancienne élève d’AgroParisTech, est d’abord passée par Sanofi puis par Vinci pour « concrétiser des alliances fertiles inédites » ? Cette déclaration a le mérite d’afficher la couleur. Nous pensons quant à nous que le financement de nos études ne devrait pas être lié à des intérêts privés, parce que l’éducation que nous recevons a notamment pour objectif de développer notre sens critique sur nos futurs métiers.
Reste une question épineuse : pourquoi cela semble-t-il normal à certains de nos camarades ? Pourquoi l’administration l’écrit-elle noir sur blanc comme si ces pratiques ne posaient aucun problème ? Pourquoi notre sentiment de dépossession ne semble-t-il pas partagé par toutes et tous, quand nous apprenons que nous représentons un « retour sur investissement » pour des entreprises que nous méprisons ? Pourquoi sortons-nous de l’école soumis à des valeurs à l’exact opposé de celles qui nous ont motivés à y rentrer ? La même situation se retrouve dans les autres écoles d’agronomie et d’environnement, mais aussi aujourd’hui dans toutes les écoles d’ingénieurs et autres établissements de l’enseignement supérieur se vantant de leurs formations au « développement durable ». Posons-nous la question des moyens que nous voulons mettre pour qu’il en aille autrement.
Deux étudiant-e-s d’AgroParisTech