Les grandes entreprises françaises préfèrent – et de loin – rémunérer les rentiers plutôt que d’investir ou de mieux payer leurs employés. C’est ce que révèle un rapport d’Oxfam et du Basic : depuis 2009, les deux tiers des bénéfices des sociétés du CAC40 ont été reversés aux actionnaires sous forme de dividendes. La France devient aussi championne en matière d’inégalités salariales entre ceux qui produisent et ceux qui « restructurent ».
Dans un nouveau rapport qui parait ce 14 mai, l’ONG Oxfam et le Basic (Bureau d’Analyse Sociétale pour une Information Citoyenne) s’attaquent au CAC 40 [1]. Alors que les plus grosses entreprises françaises viennent d’annoncer des bénéfices records de plus de 93 milliards d’euros pour 2017, pas de ruissellement en vue : depuis 2009, les deux tiers de ces bénéfices ont été reversés aux actionnaires sous forme de dividendes, moins d’un tiers a été réinvesti tandis que les salariés n’ont touché que 5,3 % de participation et d’intéressement.
La France serait ainsi championne du monde de la rémunération des actionnaires. Cerise sur le cadeau : grâce aux réformes du gouvernement Macron, les revenus financiers sont maintenant exonérés d’impôt sur la fortune et soumis à un prélèvement forfaitaire maximal de 30 %, la flat tax, qui leur permet d’échapper à la progressivité de l’impôt sur le revenu et à la tranche supérieure de 45 %. Les heureux actionnaires sont principalement privés : fonds d’investissements, grands groupes familiaux type Arnault ou Bettencourt Meyers… L’État français ne détient que 3 % des actions du CAC 40.
Les salariés auraient pu être augmentés de 2000 euros par an
A quoi aurait pu servir l’argent distribué aux actionnaires ? A revaloriser les salaires, par exemple. Selon le rapport : « Si les entreprises du CAC 40 avaient choisi de maintenir en 2016 le niveau – déjà élevé, de dividendes de 2009, et d’augmenter les salaires des employés plutôt que de maximiser les dividendes des actionnaires, l’ensemble des travailleurs du CAC 40 auraient pu voir leurs revenus augmenter d’environ 14 000 euros sur la période, soit plus de 2 000 euros par an et par employé. » Au contraire, les dividendes ont augmenté de près de 60 %, soit pratiquement trois fois plus que la moyenne des salaires depuis 2009 (22,6%).
Autre suggestion du rapport : éviter des milliers de licenciements. Depuis 2011, les principaux plans sociaux des entreprises du CAC40 n’ont permis d’économiser que 0,6 à 5,5 % des volumes de dividendes versés aux actionnaires. Réduire leur rémunération pour sauver l’emploi, c’est le choix que n’ont pas voulu faire les grands groupes.
Écarts de salaires : la France parmi les pays les plus inégaux
Certains salariés ne souffrent pas de cette politique : les dirigeants du CAC40, qui touchent des rémunérations comprises entre 1,5 et 10 millions d’euros en 2016, soit 46 % de plus qu’en 2009. Une augmentation deux fois plus rapide que la moyenne des salaires de leurs entreprises, et quatre fois plus rapide que celle du SMIC. En moyenne, les PDG du CAC 40 gagnent aujourd’hui 257 fois le SMIC et 119 fois plus que la moyenne de leurs salariés. Un écart qui s’est aggravé : en 2009, ils ne gagnaient "que" 97 fois plus que leurs salariés.
Certains se sont octroyé des augmentations records : +469 % pour Carlos Ghosn, PDG de Renault qui passe de 1,2 à 7 millions d’euros entre 2009 et 2016, + 347 % soit 3,7 millions d’euros supplémentaires pour le DG de PSA, +344 % ou + 2,5 millions d’euros pour celui de Michelin… Une bonne partie de ces grands patrons complètent ces rémunérations par des jetons de présence au sein de divers conseils d’administration [2]. Pour Oxfam et le Basic : « Ces écarts de salaire placent la France parmi les pays les plus inégaux au niveau international. Ainsi, l’écart entre les rémunérations des PDG du CAC 40 et le revenu moyen français est d’environ 143, soit un ratio légèrement supérieur à celui de l’Allemagne et plus de sept fois plus élevé qu’en Norvège [3]. »
Même les fonds d’investissements s’inquiètent de l’approche court-termiste des grandes entreprises
Ces rémunérations astronomiques récompensent-elles des stratégies d’investissements ambitieuses pour l’entreprise ? Pas vraiment : « La primauté donnée à la rémunération des actionnaires a pour corollaire une baisse significative de l’investissement qui risque de fragiliser à terme la santé économique des entreprises françaises », expliquent les auteurs du rapport. Traduction : pour rémunérer les actionnaires, les entreprises du CAC 40 ont sacrifié leur capacité à investir. En 2017, quinze grandes entreprises françaises ont ainsi reversé plus de la moitié de leurs bénéfices à leurs actionnaires, ponctionnant d’autant les investissements et le travail réel accompli par leurs employés. Six entreprises ont même versé plus de 90% de leurs bénéfices en dividendes (TechnipFMC, Veolia, Engie, ST Micro, Total, Orange), comme nous le montrons dans le graphique ci-dessous, issu de notre propre enquête.
Cette approche court-termiste de maximisation des dividendes, critiquée par des fonds d’investissements eux-mêmes, à l’image de BlackRock, inquiet de cette obsession du rendement immédiat de l’actionnariat qui peut compromettre la croissance à long terme. Paradoxe : en 2017, comme nous le révélons ici, le puissant fonds d’investissement a, à lui seul, perçu au moins 1,6 milliard d’euros de dividendes du CAC40 ! Un chiffre qui donne une idée du poids de ce géant de la finance.
(Graphique issu de l’article de notre Observatoire des multinationales : Dividendes : les actionnaires ont coûté 55 milliards au CAC40 en 2017
Pour réformer ce « système économique qui va dans le mur » et creuse les inégalités, Oxfam et le Basic proposent une série de recommandations allant de l’encadrement des rémunérations à la réforme de la gouvernance des sociétés. Un débat sur le rôle de l’entreprise et le partage des richesses qu’ils espèrent ouvrir autour des discussions sur la loi Pacte, dont la présentation vient encore une fois d’être décalée par Bercy. En 2017, la répartition des richesses s’est encore davantage déséquilibrée : les actionnaires du CAC40 ont reçu plus de 47 milliards d’euros de dividendes, soit 52,6% des profits enregistrés par les grands groupes français (lire notre article).
Anne-Sophie Simpere
Photo : CC Ars Electronica