Hermès, Chanel, LVMH, Kering... Ces marques ne sont pas seulement des symboles du luxe « made in France ». Leurs propriétaires font partie des plus grandes fortunes européennes et mondiales, et figurent parmi ceux qui se sont le plus enrichis depuis janvier. Derrière les dividendes qui se comptent en centaines de millions d’euros, et les généreuses rémunérations distribuées, en famille, aux dirigeants, des dizaines de milliers de salariés – ouvriers et ouvrières spécialisées, artisans maroquiniers... – produisent sacs, vêtements et chaussures ensuite vendus à prix d’or. Profitent-ils du désormais fameux « ruissellement » des richesses ?
Dans une annonce publiée via Pôle emploi en mars, les Ateliers d’Armançon, l’un des gros sous-traitants français de la maroquinerie de luxe, situé en Bourgogne, annonce recruter douze ouvriers de piqûres en maroquinerie pour des CDD de six mois. Salaire proposé : 9,88 bruts de l’heure. Le Smic horaire, pas un euros de plus. Dans cette entreprise, plus de 600 personnes travaillent à la fabrication de sacs de cuir pour les grandes marques du luxe français, essentiellement Vuitton (LVMH) et Hermès. Les salariés, des ouvrières essentiellement, y avaient mené une grève de plusieurs jours en 2014 pour obtenir des augmentations.
Du côté des « donneurs d’ordre », la situation est bien différente. Les propriétaires des deux groupes champions du luxe français, Bernard Arnault (LVMH), et François Pinault (Kering) sont les milliardaires qui se sont le plus, et le plus vite, enrichis en ce début d’année. Depuis janvier, ils ont gagné 22,3 milliards d’euros, selon la chaîne économique Bloomberg [1] ! Bernard Arnault est également entré dans le club très fermé des cinq personnes les plus riches de la planète, directement à la quatrième position, selon le classement établi par le magazine états-unien Forbes. Sa fortune personnelle est estimée à plus de 58 milliards d’euros. Un volume de richesses accumulées qui dépasse le produit intérieur brut (PIB) annuel d’un pays européen comme la Slovénie et ses 2,1 millions d’habitants.
Aujourd’hui propriétaire du journal Les Échos et du Parisien, mais aussi de Radio classique, Bernard Arnault a construit sa fortune en acquérant progressivement des grandes marques de la mode de luxe comme Louis Vuitton (maroquinerie), Céline ou Dior, des marques de parfums – Guerlain ou Givenchy – ou de vins et spiritueux (comme les champagnes Dom Pérignon ou Veuve Clicquot...). Rien qu’avec sa fortune personnelle, le héros involontaire du film Merci patron ! pourrait s’acquitter de dix années de salaires et cotisations des 145 247 employés et intérimaires travaillant pour LVMH [2] !
14 euros de dividendes pour chaque « collaborateur »
Sa fortune est désormais supérieure au chiffre d’affaires réalisé en 2017 par LVMH – 42,6 milliards d’euros, dont un tiers pour la mode et la maroquinerie, pour un résultat net de 5,1 milliards. La même année, le groupe a versé 2,5 milliards de dividendes à ses actionnaires. La famille Arnault contrôlant 46,74 % du capital de LVMH [3], près d’un milliard d’euros est allé directement créditer leurs comptes bancaires. En bas de la pyramide, les salariés du groupe détiennent, dans le cadre des plans d’épargne d’entreprise, moins de 0,1 % du capital. Soit moins de deux millions d’euros de dividendes à se partager entre les 145 000 « collaborateurs », soit environ 14 euros par personne. Même pas une goutte dans ce ruissellement de richesses.
Comme PDG de LVMH, Bernard Arnault avait également perçu – en 2016 – une rémunération totale de plus de 11 millions d’euros [4]. En tant que membre du conseil d’administration, son fils Antoine Arnault a lui reçu plus d’un million d’euros de rémunération [5]. Delphine Arnault, sa fille, a aussi gagné plus d’un million d’euros pour ses fonctions d’administratrice.
Dans les ateliers, 1700 euros bruts pour dix ans d’ancienneté
Ces rémunérations reflètent-elles les politiques salariales de la maison ? « Dans les ateliers de maroquinerie, un salarié avec dix ans d’ancienneté touche 1700 euros bruts par mois, et celui qui a 30 ans d’ancienneté perçoit 2400 euros bruts », indiquait l’an dernier un délégué syndical de LVMH. Soit 2000 euros nets, après 30 ans à fabriquer sacs et objets de luxe à très forte valeur ajoutée dans l’un des douze ateliers de la marque Louis Vuitton en France. Bernard Arnault augmentait, lui, sa propre rémunération d’1,5 million d’euros en quatre ans [6]. « Au moment de négocier nos salaires, si on demande plus, on s’entend souvent répondre qu’on a déjà le 13ème mois, l’intéressement, ou encore des chèques vacances… ainsi que des possibilités reclassement. Et que "C’est déjà beaucoup" », dit aussi à Basta ! une employée d’une des marques de LVMH. Selon les rares données sociales dévoilées par le groupe, 41% de ses 29 500 salariés français perçoivent moins de 3000 euros bruts.
En Italie, la situation des salariés peut être plus précaire encore. L’ONG Clean clothes campaign a réalisé en 2014 une enquête dans les ateliers de confection de la mode de luxe dans la région de Vénétie, où Louis Vuitton a justement un atelier de fabrication de chaussures de luxe. Les enquêteurs ont constaté que les salaires des ouvrières et ouvriers oscillaient entre 1000 et 1200 euros par mois.
La famille Arnault n’est pas la seule à pleinement profiter de ce ruissellement vers le haut. Kering a versé, en 2017, 580 millions d’euros de dividendes à ses actionnaires, dont les premiers bénéficiaires sont François Pinault – 7ème plus grosse fortune française (environ 20 milliards d’euros) – et sa famille. La holding Artémis-Financière Pinault, qui possède 40% des actions, a perçu à elle-seule 232 millions d’euros. Sans compter la rémunération comme PDG du fils de François Pinault, François-Henri, qui a reçu 5,8 millions d’euros.
La fashion Valley suisse de la famille Pinault
Dans le groupe de François Pinault, les économies sont plutôt réalisées au détriment de l’intérêt général et des infrastructures publiques qui ont permis au groupe de grandir : par le contournement de l’impôt. En mars, le site d’information Mediapart a révélé que le groupe avait exfiltré environ 2,5 milliards d’euros d’impôts depuis 2002, « pour l’essentiel au préjudice de l’Italie, mais aussi de la France et du Royaume-Uni ».
Pour échapper à l’impôt, le groupe utilise des filiales basées en Hollande, au Luxembourg et en Suisse, dans le canton du Tessin, où Kering domicilie une société nommée LGI. « Le géant possède d’autres sociétés dans ce canton, certaines actives dans le transport et la logistique. Toutes appartiennent à des filiales luxembourgeoises et hollandaises du groupe, une structure typique des montages destinés à optimiser la fiscalité globale d’une multinationale », expliquait en 2016 l’ONG Suisse Public Eye, qui a surnommé le canton suisse la « Fashion Valley » tessinoise. Grâce à la fortune accumulée, François Pinault et sa famille ont également de quoi payer pendant dix ans les salaires de leurs 44 000 employés dans le monde, dont 3100 en France : la masse salariale et les « charges » de personnels constituent 2,4 milliards d’euros par an. Une bagatelle.
Chez Chanel aussi, les dividendes vont bon train. Les frères Alain et Gérard Wertheimer, détenteurs de la prestigieuse marque figurent parmi les dix plus grosses fortunes françaises – avec à eux deux plus de 20 milliards d’euros de patrimoine. Pour alimenter leurs tirelires, ils se sont distribués, en 2016, 2,7 milliards d’euros de dividendes, alors même que les résultats du groupe faiblissaient [7].
« Au sein d’Hermès, les salaires de départ ne sont pas mirobolants »
Pour le fabricant du fameux foulard Hermès, le principe est identique : la richesse produite par l’entreprise est captée en famille. Axel Dumas, gérant d’Hermès International, et les héritiers du fondateur – 3ème place du classement des grandes fortunes hexagonales – possèdent plus de 65 % du capital – la famille de Bernard Arnault en détenant 8 %. Sur les 350 millions d’euro de dividendes versés en 2016, dirigeants et héritiers se partagent ainsi 227 millions, tandis que 28 millions reviennent aux Arnault. À la tête de cette famille, Axel Dumas, gérant d’Hermès International, est le descendant en ligne directe du fondateur Émile-Maurice Hermès. Il a reçu, en 2016, 2,5 millions d’euros de rémunération. Pour leur participation au conseil de surveillance du groupe, au moins sept descendants Hermès ont touché entre 20 000 et 100 000 euros de l’entreprise en 2016.
Qu’en est-il du côté des salariés du groupe ? Hermès emploie, en 2016, 12 800 personnes, dont près de 8000 en France. « Au sein d’Hermès, les salaires de départ ne sont pas mirobolants, mais nous avons des avantages. Avec les primes et l’intéressement, au bout de cinq ans, on arrive à seize mois de salaires », indique Véronique Louvrier, représentante syndicale FO chez Hermès. Seuls 3000 personnes sont cependant directement employées par Hermès, les autres travaillent pour des ateliers filialisés, sans bénéficier des mêmes conditions. « Les employés des ateliers qui ne sont pas directement rattachés au groupe n’ont pas les mêmes avantages, ni les mêmes salaires », précise la syndicaliste. Avec 165 000 emplois directs et indirects, selon des chiffres du gouvernement française en 2015, le secteur du luxe demeure un gros pourvoyeur d’embauches en France. Un argument peut-être un peu léger pour justifier une telle accumulation de richesses.
Rachel Knaebel
Photo : Louis Vuitton store, 5th Avenue, New York / CC Victoria Pickering