Mi-octobre, 18 médias européens, dont Le Monde en France, révélaient à l’issue d’un travail d’enquête commun l’ampleur du scandale de fraude fiscale CumEx. Il s’agit d’un montage financier organisé par des traders pour permettre à des investisseurs et des actionnaires de sociétés de se faire rembourser par des États européens des impôts sur les dividendes qu’ils n’avaient en fait jamais payés. Et ce, pendant des années. Bref, un gigantesque système de siphonnage des finances publiques de plusieurs États européens pour l’enrichissement d’investisseurs privés.
Le préjudice global a été évalué à 55 milliards d’euros en quinze ans. Le scandale est arrivé d’Allemagne, où la fraude s’élève à plus de 7 milliards d’euros. La fraude est d’ampleur européenne, et concerne aussi la France, le Danemark, la Belgique… Le Monde a travaillé sur l’affaire aux côtés de médias de toute l’Europe. En Allemagne, l’hebdomadaire Die Zeit et le site d’investigation Correctiv ont œuvré à l’enquête. Mais voilà que le rédacteur en chef du site Correctiv est poursuivi par la justice allemande, justement pour avoir trop bien enquêté sur le scandale CumEx.
Poursuivi pour incitation à la violation du secret des affaires
Le parquet de Hambourg enquête contre le rédacteur en chef de Correctiv, Oliver Schröm, a indiqué le site le 11 décembre. Que lui reproche-t-on ? Incitation à la violation du secret des affaires. « C’est une attaque à la liberté de la presse », a réagila rédaction de Correctiv. « Nous demandons à ce que les poursuites contre notre rédacteur en chef cessent et que les poursuites se concentrent sur la fraude fiscale. »La rédaction a aussi rédigé une lettre ouverte à l’attention de la ministre de la Justice et du ministre des Finances allemands. « Une somme incroyable d’au moins 55 milliards d’euros a été volée en Europe. De l’argent public qui aurait dû aller au financement d’écoles, d’hôpitaux, écrivent les journalistes. Nous attendons que la justice poursuive ceux qui ont volé cet argent et le récupère. Mais ce sont ceux qui ont révélé le scandale qui se retrouvent aujourd’hui poursuivis.
Le journaliste de Correctiv est poursuivi sur la base d’une demande des autorités suisses, qui ont elles-mêmes engagé une procédure à la suite d’une plainte d’une banque suisse lourdement impliquée dans le scandale CumEx. « Oliver Schröm aurait incité un collaborateur de la banque suisse à révéler l’implication de la banque suisse dans CumEx. Cela violerait le secret bancaire », précise le site Correctiv. Pour Correctiv, « ce reproche est absurde, Oliver Schröm a fait son travail. C’est effrayant de voir que des autorités allemandes se laissent instrumentalisées par ceux qui commettent méfaits. »
Le « secret des affaires » déjà validé en France
Les poursuites engagées contre le rédacteur en chef se basent sur une loi déjà existante. Mais les journalistes sont d’autant plus inquiets que le Parlement allemand discute depuis cet automne d’une loi qui transposerait dans le droit allemand une directive européenne sur le secret des affaires des entreprises privées. En France, une loi sur le secret des affaires a déjà été validée par le Conseil constitutionnel fin juillet (voir l’article de l’Observatoire des multinationales).
Première conséquence de cette loi en France : en septembre, l’Agence du médicament a refusé de rendre publique l’autorisation de mise sur le marché de la nouvelle formule – controversée – du Levothyrox, médicament fabriqué par le laboratoire Merck (voir notre article). Le Levothyrox est un médicament pour la thyroïde. Après la mise sur le marché de sa nouvelle formule, les signalements d’effets secondaires s’étaient multipliés. Plusieurs dizaines de plaintes avaient été déposées par des patients. Mais l’agence du médicament a préféré dissimuler des informations aux patients au nom du secret des affaires.
Plus largement, la loi de protection du secret des affaires adoptée en France pourrait aussi permettre, comme en Allemagne, aux entreprises de poursuivre des journalistes devant des tribunaux de commerce. Toujours sur la base de cette nouvelle loi, des représentants du personnel peuvent être poursuivis pour avoir diffusé des informations aux salariés [1].
Photo : Manifestation du collectif Stop secret d’affaires, le 15 mai 2018 à Paris