A Saint-Nazaire, les gilets jaunes ont leur quartier général : la « maison du peuple », un ancien bâtiment du Pôle emploi qu’ils occupent depuis la fin novembre. Dans le bouillonnement des discussions, des débats et des actions, travailleuses précaires, retraités, chômeuses ou SDF s’y politisent à grande vitesse. Dans ce territoire marqué par une forte culture ouvrière, leur action s’articule avec celle des syndicats, dont ils reçoivent le soutien. Après bientôt trois mois d’une mobilisation nourrie par cette force collective, tout retour en arrière leur semble impossible : « Le mépris et la violence n’ont fait qu’accroître notre détermination. » Reportage.
L’après-midi touche à sa fin à la « maison du peuple » de Saint-Nazaire. Ce bâtiment de 900 m2 est occupé depuis deux mois par des gilets jaunes. Les manifestants, qui battent le pavé depuis le petit matin, ce 5 février, jour de « grève générale », arrivent au compte-goutte. Certains repartent illico rejoindre leurs « collègues », qui improvisent des soirées festives sur les ronds points occupés. Pour la première fois depuis le début du mouvement, la CGT avait appelé à rejoindre les gilets jaunes pour cette journée de mobilisation. Chacun fait part de son expérience : est-ce qu’il y avait du monde ? Comment cela s’est-il passé avec les syndicats ? Y avait-il beaucoup de policiers ? Les vannes fusent. Tout le monde rit. « C’est tellement agréable, après une journée de manif dans le froid de revenir à la maison du peuple. Il fait bon, il y a du café, et tous les gens », se réjouit Céline, qui a rejoint le mouvement courant décembre.
« Chaque fois que l’huissier se pointe pour que l’on dégage, les dockers menacent de se mettre en grève »
Héritière des bourses du travail et des usines occupées, espace d’élaboration politique et d’organisation d’actions, la maison du peuple (MDP) de Saint-Nazaire a éclot le 24 novembre. Ce jour-là, les manifestants se dirigent vers la sous-préfecture locale pour y tenir une assemblée citoyenne, comme dans bien d’autres endroits en France [1]. Ils trouvent porte close et décident alors de se diriger vers l’ancien bâtiment du Pôle emploi, inoccupé depuis des années. « Nous avons décidé d’y aller pour tenir notre assemblée. Et nous y sommes restés. C’est devenu un lieu d’organisation du mouvement, dit Philippe, habitué des luttes sociales et encore étonné de cette action très spontanée. Ce n’était pas du tout prévu. Peu de gens, parmi nous, avaient déjà occupé des lieux. »
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Si fin novembre, beaucoup de gilets jaunes battent le pavé pour la première fois, plusieurs sont aussi syndiqués depuis longtemps. « Nous sommes dans un bassin ouvrier important. Avec une forte tradition syndicale », remarque Philippe. Plus de deux mois après le lancement du mouvement, les rangs se tiennent bien serrés. Deux des ronds points occupés dans la zone portuaire ont encore des cabanes. Et personne n’a l’intention de les laisser être détruite. « C’est grâce au soutien des dockers et des travailleurs portuaires que l’on tient depuis si longtemps, assure Philippe. Chaque fois que l’huissier se pointe pour que l’on dégage, ils menacent de se mettre en grève et la direction renvoie l’huissier chez lui. » Début décembre, le maire de Donges, commune limitrophe de Saint-Nazaire, avait également refusé de détruire les cabanes situées dans la ville, ce que le préfet lui avait demandé.
« Des mères au foyers, des chômeurs, des intérimaires font partie des piliers de la maison du peuple »
Les liens noués entre gilets jaunes et syndicats se sont faits plus formels depuis peu. Le rassemblement du 5 février est la première action conjointe officielle. Avant cela, « on a organisé des rencontres ici, à la maison du peuple. Chacun a fait part de sa méfiance et de ses attentes », se remémore Philippe. Les gilets jaunes craignaient d’être trahis et de voir la lutte centrée autour du travail, alors que leurs mobilisations parlent aussi du handicap, des services publics, des minima sociaux. « Des personnes éloignées du travail – mères au foyers, chômeurs, intérimaires… – font partie des piliers de la maison du peuple », ajoute Philippe. Côté syndical, on se demandait où étaient les gens en 2016, lors des gros mouvements qui ont agité la France contre la loi Travail. Ils avaient aussi peur de la casse.
Finalement, chacun a accepté les limites des autres. Et il a été décidé de profiter de cette situation pour inventer autre chose. « Les syndicats ont une implantation dans les entreprises que nous n’avons pas. Il y a parmi nous des travailleurs éloignés des syndicats qui peuvent, du coup, se rapprocher d’eux. Voire envisager de créer une section syndicale dans leur entreprise, parce qu’ils réalisent en discutant que c’est une façon de faire respecter leurs droits. » Les syndicats permettent de grossir les rangs des rassemblements qui se tiennent devant les tribunaux quand des gilets jaunes sont convoqués par la Justice, tandis que la maison du peuple offre à tout le monde une solide base arrière pour organiser des actions. « Le blocage du port, ce n’est pas une mince affaire. Il faut bloquer six entrées et cela demande pas mal de boulot. »
Le 5 février, deux ronds points ont été bloqués sur le port. Défilant à proximité d’un gigantesque paquebot sur le point d’être mis à l’eau, les manifestants ont tâché de débaucher les travailleurs d’Arcelor Mittal. Ils ont pu entrer dans l’entreprise, le temps de glisser un mot aux travailleurs, et de montrer que non, ils n’avaient pas l’intention de tout casser. « C’était fort de rentrer comme ça sur les lieux de travail », notent des retraités eux-aussi mobilisés ce 5 février. « Allez-y rentrez, c’est chez nous ! », glissait un gilet jaune aux manifestants intimidés de passer la porte de l’entrepôt.
« Ici il y a des gens qui bossent et qui dorment dans leur bagnole. On est dans le concret de la précarité »
Au fil des soirées à refaire le monde et des actions menées sur les ronds points, les liens se resserrent. « Je n’avais jamais vu ça. Tellement de gens différents dans un mouvement, dit « Jojo », un habitué des luttes sociales qui a notamment passé du temps sur la zad de Notre-dame-des-Landes. Yann, chômeur mobilisé dès le début du mois de novembre, et présent aux premiers jours de la Maison du peuple, lui renvoie le compliment : « Je me retrouve avec des jeunes qui se sont battus sur la zad. Je n’ai jamais compris le sens de leur lutte là bas. Et je ne comprends toujours pas, d’ailleurs. Mais on est là, ensemble, on discute, on s’engueule, on s’embrasse. Ce qui se passe ici entre nous, cette entraide, je n’ai jamais vu ça. C’est incroyable. C’est devenu comme une drogue. » « C’est la première fois que je côtoie des SDF au quotidien, raconte Céline, qui est institutrice. Avant, tisser des liens avec eux aurait été impensable pour moi. »
« Ici, il y a beaucoup de cabossés de la vie, ajoute Yann. Perso, je suis un enfant de la Dass, j’ai connu la violence. Quand j’écoute les anciens parler entre eux, ce que j’entends me fait mal. Il y en a qui ont eu des vies vraiment dures. » « Il y a beaucoup d’histoires personnelles de précarité, reprend Jojo. Un travailleur handicapé, qui fait 35h par semaine, nous a amené sa fiche de paie : 633 euros. Ça nous a fait bizarre. Il y a des gens qui bossent et qui dorment dans leur bagnole. On est vraiment dans le concret de la précarité. Ça pique. » Les vingt chambres de la maison du peuple sont occupées par des personnes en galère. Jojo habite l’une d’elles depuis le premier jour. « C’est mon premier logement, dit-il. En attendant que ma demande de logement social aboutisse. »
« J’étais dans ma petite vie, vautré dans mon canapé en train de regarder BFM. Ici, mon cerveau s’est remis à fonctionner »
« On fait beaucoup de social, reprend Yann. Les restos du cœur, le 115, les maraudes, ils viennent toquer chez nous. Mais on a dû clarifier les choses quand même, et dire que les gens étaient les bienvenus, y compris ceux qui avaient besoin de dormir au chaud, mais en précisant qu’ils étaient ici pour la lutte. On ne voulait pas que ce soit le bordel. » Très ordonnée, et bien tenue, la maison du peuple ne tolère ni drogue, ni alcool.
Autant qu’une base arrière pour les actions, la maison du peuple est devenue un lieu de formation. L’endroit fourmille de discussions en tout genre, d’échanges plus ou moins informels, d’ateliers, de conférences et d’assemblées générales. Il y a aussi des pièces de théâtre, des soirées cinéma, des dîners collectifs. « Ici c’est vivant H24, décrit Jojo. On parle de politique à longueur de journée, alors qu’avant les gens s’en foutaient. » « J’étais dans ma petite vie, vautré dans mon canapé en train de regarder BFM, s’esclaffe Yann. Ici, mon cerveau s’est remis à fonctionner. » Ce qui soude les gens, politiquement, est une volonté farouche de voir les richesses mieux partagées, et un effarement total face aux milliards de l’évasion fiscale.
« Ça fait douze semaines que ça dure. On dirait que les gens sont infatigables »
« On ne se rendait pas compte, avant, qu’il y avait tant et tant d’argent public volé, explique Céline. Ce n’est pas possible pour nous d’être traités d’enfants gâtés alors que les plus riches se gavent. Dans le débat national, il nous est clairement demandé quel service public il faut supprimer. Ils n’ont vraiment rien compris à ce que l’on veut. On lutte pour le maintien de tous les services publics. » « Il y a largement de quoi financer tout ça, si on arrête de filer le pognon aux riches », glisse Denis, ouvrier dans une entreprise d’insertion. Eric intervient et parle de « ces gros patrons qui négocient leurs primes de départ au moment où ils sont embauchés et avant même d’avoir prouvé quoi que ce soit ». Eric, Yann et Céline approuvent, évoquant aussi « les entreprises qui font des bénéfices et qui licencient quand même ».
« D’habitude, on entend une info, ça nous écœure, et puis on retourne au boulot. On reprend le rythme. Maintenant, on est dans la lutte. On se dit que ce n’est vraiment pas possible, tempête Céline. Et plus on est informés, plus on trouve ça injuste et écœurant. » La motivation s’aiguise au fil de la formation politique informelle et collective que les uns et les autres reçoivent à la maison du peuple. « Les ouvriers et ouvrières qui viennent à la maison ou sur les ronds points avant ou après leurs journées de travail sont increvables, admire Jojo. Ça fait douze semaines que ça dure. On dirait que les gens sont infatigables. »
Pour Céline, « le mépris et la violence n’ont fait qu’accroître notre détermination ». « Nous avons eu deux blessés graves ici », affirme Yann. Philippe est l’un d’eux : « Le 8 décembre, j’ai reçu un tir de LBD qui m’a provoqué une grave hémorragie interne. Je suis resté deux semaines à l’hôpital. » Le 29 décembre, un autre vent de panique a secoué le cortège des gilets jaunes. Le bruit a couru un instant qu’une personne de la maison du peuple était morte, frappée par un tir de LBD. « Tout le monde s’est tu. On a senti une grande angoisse, c’était terrible », se souvient « Kiki », un adolescent de 14 ans, le « bébé révolutionnaire » de la maison du peuple. Adrien, 22 ans, n’est pas mort ce jour là. Mais il a été salement amoché, avec plusieurs fractures au crâne [2]. « En janvier, quatre membres actifs de la maison du peuple ont été interpellés chez eux ou au travail. Trois d’entre eux passent au tribunal jeudi 14 février pour dégradations », ajoute encore Philippe.
L’autre menace judiciaire, c’est le risque d’expulsion, réclamée par le promoteur qui possède les lieux. Une audience aura lieu à la fin du mois de février, après avoir été reportée deux fois. « Ce qui se vit ici est tellement fort que même si le mouvement est écrasé, il en restera quelque chose », relativise Jojo. « La maison du peuple n’est pas qu’un bâtiment, elle se déplace avec nous », affirment plusieurs habitants dans une vidéo publiée le 1er février, qui appelle tous les gilets jaunes à ouvrir des maisons du peuple partout en France, « pour s’organiser durablement face à un pouvoir de plus en plus répressif. »
Côté action, la prochaine grande échéance, à Saint-Nazaire, est l’organisation de la seconde « assemblée des assemblées » au début du printemps [3], dans la droite ligne de la dynamique initiée, dans la Meuse, par les gilets jaunes de Commercy.
Nolwenn Weiler
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