La tentative de structuration d’une partie du mouvement des gilets jaunes, initiée à la fin du mois de janvier à Commercy, a connu son deuxième acte fondateur ce week-end, à Saint-Nazaire. Pendant trois jours, dans cette « Assemblée générale des assemblées générales », se sont fait entendre de très nombreux débats, témoignant à la fois de la diversité et de la détermination des acteurs du mouvement. Malgré un certain épuisement, marqué par les chiffres en baisse du samedi 6 avril, la volonté d’inscrire cette lutte dans le temps long s’est confirmée. Pour preuve, ils étaient près de 800 à avoir fait le déplacement depuis toute la France, soit deux fois plus qu’il y a deux mois. Reportage.
« On pensait qu’on était parti pour un sprint, mais en fait, c’est pour un marathon, et il faut donc se préparer durablement pour ça. » Le samedi 6 avril, dès l’ouverture de la deuxième journée de l« ’Assemblée générale des assemblées générales », l’homme au micro donne le tempo : c’est à une course de très longue haleine que sont conviés les participants. Pour la couleur du maillot, guère besoin de l’annoncer : jaune, forcément, comme les centaines de chasubles réunis ce week-end à Saint-Nazaire. Deux mois après une première édition, à Commercy (Meuse), ils étaient cette fois plus du double pour poursuivre le dessein engagé par l’« appel de Commercy » : structurer et renforcer un espace de coordination nationale, fédérant toute la diversité des groupes locaux nés des occupations de rond-points, depuis cinq mois maintenant. Avec l’objectif, donc, de désormais mieux anticiper et organiser les ravitaillements qu’exige la transformation progressive de cette lutte d’endurance.
Pour l’occasion, la maison du peuple de Saint-Nazaire a littéralement dû casser les murs : cet ancien Pôle emploi abandonné est devenu la base arrière des gilets jaunes nazairiens. Ils l’ont occupée sans interruption depuis le 24 novembre 2018 (voir notre article « Ce qui se passe ici, cette entraide, je n’avais jamais vu ça » : reportage à la maison du peuple de Saint-Nazaire). Mais ils sont sous le coup d’une expulsion à partir du 23 avril prochain. Ce samedi, le bâtiment a accueilli 800 participants représentant environ 250 délégations venues des quatre coins de la France – pour 75 seulement, à Commercy. « En janvier, nous n’étions pas encore prêts, personne ne se sentait capable de porter le mouvement sur ses épaules. Maintenant, oui : un noyau s’est constitué, la consistance est là et dépasse les divergences, qui font partie du jeu »,explique Christobal, nouveau venu à l’assemblée des assemblées et rapporteur pour le groupe de Clermont-Ferrand, où 2 à 3 000 gilets jaunes manifestent chaque samedi.
« Se structurer et réfléchir à de nouvelles forme d’action. On ne va pas passer trois ans à reconstruire des cabanes » |
Pour les organisateurs, cette nouvelle envergure aura nécessité un sacré effort : « On ne dort plus depuis 15 jours, confie Céline, institutrice, et qui a la lourde tâche de gérer les journalistes, venus sur place mais pas toujours les bienvenus. C’est à la fois éprouvant, mais aussi très enthousiasmant. » Un mélange de sentiments qui symbolise, à sa manière, l’atmosphère contrastée : plusieurs craignaient une ambiance dépressive, sur fond de burn-out du mouvement, alors que l’acte XXI a réuni entre 22 000 et 73 000 participants en France, selon les estimations [1]. La vitalité des discussions, où l’entrain l’a parfois disputé à la tension, les a vite rassurés. Certes, la fatigue et l’éclaircissement des troupes est un constat largement partagé ; mais ce reflux paraît presque inversement proportionnel à la détermination affichée à Saint-Nazaire, où le vibrant cri de ralliement « Ahou, Ahou, Ahou » s’est plusieurs fois fait entendre [2]. Avec l’arrivée des beaux jours, et la fin du grand débat national, l’espoir d’un « printemps jaune » est toujours là : « Ce n’est pas parce qu’il y a moins de monde sur les ronds-points que le mouvement s’essouffle, estime Céline. Au contraire, il continue de se structurer et de réfléchir en parallèle à de nouvelles formes d’action. On ne va pas passer trois ans à reconstruire des cabanes. »
Comment continuer, quelles actions, pour quelles stratégies ? Voilà les questions qui ont guidé les débats, entamés dès le vendredi après-midi, jusqu’au dimanche soir. Des heures de discussions intenses, organisées en groupes de travail puis rapportées au cours d’assemblées plénières. Au menu, neuf grands thèmes répartis en autant d’atelier : « Stratégies », « actions », « revendications », « communication », « élections européennes », « faire face à la répression policière », « assemblée et municipalisme », « convergences écologiques », « comment ouvrir d’autres maisons du peuple ». « Il va y avoir des divergences et des controverses, mais l’enjeu principal, c’est de rassembler une extraordinaire diversité de personnes. Cette diversité, c’est notre patrimoine et notre richesse, c’est ce qu’il faut conserver », prévient Ludovic, enseignant et l’un des organisateurs, dans un discours inaugural jugé digne d’un « séminaire de formation » par son successeur à l’estrade.
« Les occupations de rond-point et les marches citoyennes, ça ne me parle plus. Il faut du lourd » |
De fait, le mouvement se caractérise par une grande hétérogénéité, qui rejaillit directement sur les multiples sujets débattus. Thérèse, 62 ans, comptable reconvertie en agricultrice, aujourd’hui retraitée, est la référente des gilets jaunes de la montagne limousine. Elle est là pour « lutter contre la spoliation des services publics, en particulier celui du train ». Il y a quelques jours, ils étaient 75 à occuper la gare d’Eymoutiers – à l’entrée du parc naturel des Millevaches, à une quarantaine de kilomètres de Limoges –, fermée depuis un an et demi. Leur demande : empêcher la fermeture de trois lignes de train dans la région, bientôt remplacées par des bus. Sur son chasuble réfléchissant sont inscrits les trois mots « Transition économique écologique » : « Je veux appuyer sur l’enjeu écologique, qui n’est pas assez présent dans les discussions », dit-elle. De son côté, un Auvergnat d’une quarantaine d’années confie, sans fard, vouloir « rentrer dans le dur ». Après plusieurs actions de blocage de la raffinerie Total de Cournon (Puy-de-Dôme) et de l’incinérateur de Clermont, il dit vouloir passer à l’étape supérieure : « Les occupations de ronds-points et les marches citoyennes, ça ne me parle plus. Il faut du lourd, et je suis venu voir s’il y avait d’autres personnes dans cette même aspiration ici. »
Les revendications se rejoignent sur un adversaire commun : le « système », incarné par celui qui le dirige. « On a un objectif, c’est foutre dehors Macron, point. Après, on verra », tranche le représentant du Pays basque, béret sur la tête. C’est sur le moyen d’y parvenir qu’achoppent principalement les discussions : la stratégie, ce sont les stratégies, tente de résumer un gilet jaune floqué du numéro du département « 95 » (Val d’Oise) : « Pourquoi faudrait-il en définir une seule, alors que c’est la pluralité qui fait justement notre force ? Il faut jouer sur ‘‘l’effet poulpe’’, partir d’un moteur commun permettant plusieurs types d’action et de stratégie, à court et à long-terme. » À moyen-terme, une date est revenue à plusieurs reprises en piqûre de rappel : du 24 au 26 août, le G7 – le sommet qui réunit des chefs d’État de sept pays parmi les plus riches au monde [3] ainsi que des représentants de l’Union européenne – se tiendra à Biarritz, et aura forcément valeur de symbole.
« Nous ne sommes plus seulement un adversaire, nous sommes devenus un ennemi, qu’on doit écrabouiller » |
L’échéance à court-terme, ce sont les élections européennes, prévues à la fin du mois de mai. Au cœur des débats, la question de possibles listes « gilets jaunes » semble avoir accouché de l’un des principaux consensus du week-end : « Aucune consigne de vote, ni même de participation à cette mascarade électorale, et opposition absolue aux listes autoproclamées ‘‘gilets jaunes’’. Au contraire, la campagne doit être l’occasion de dénoncer le caractère anti-démocratique et ultra-libéral des institutions de l’Union européenne », résume Philippe, rapporteur de cet atelier qui fut l’un des plus plébiscités. Autre consensus, celui de faire face à une répression policière de plus en plus importante : « Nous ne sommes plus seulement un adversaire, nous sommes devenus un ennemi, qu’on doit écrabouiller. » Enfin, la volonté d’ouverture et la nécessité de se raccrocher à d’autres luttes ne font guère débat : « Il y a convergence vers la convergence », synthétise Jacques, venu de Savoie avec son bonnet rouge.
L’une des tentes accueillant les nombreux débats de l’Assemblée des assemblées à la maison du peuple de Saint-Nazaire.
Ces principes commencent in fine à former un mouvement qui tient d’abord grâce à un ciment autrement plus puissant. À la façon d’une mini-catharsis, le récit partagé de leurs expériences respectives, tout au long du week-end, a fait émerger la conscience d’un vécu commun. « Occupation de rond-point, blocage, dé-blocage puis re-blocage… ce sont des gens qui vivent, ensemble et en continu, une histoire de lutte très forte, depuis désormais cinq mois », explique un proche observateur, qui était déjà présent à Commercy. Là-bas, lors de la première « AG des AG », il avait craint de voir se reconstituer un entre-soi militant, réunissant surtout des activistes historiques considérant cette tentative de coordination comme un nouvel espace à occuper. Deux mois et demi plus tard, son doute est levé : « Je n’ai pas du tout l’impression d’être entouré majoritairement par des experts des luttes, ce qui minimise pour l’heure le risque de bureaucratisation du mouvement. Cela reste essentiellement basé sur le principe de la démocratie directe. »
« Il y a une grande maturité de l’intelligence collective, le mouvement a déjà prouvé qu’il n’avait besoin de personne : il a tout fait tout seul » |
Le souci de prévenir toute forme de récupération pouvait aussi se juger à l’absence de toute tête d’affiche médiatique, ce week-end : pas de Priscillia Ludosky ni de François Boulo, par exemple – et encore moins de Maxime Nicolle ou d’Eric Drouet. Cela ouvre aussi, dans le même temps, la porte à des situations inhabituelles dans pareil contexte. Plusieurs militants de l’UPR, le parti du souverainiste François Asselineau, étaient bien présents à Saint-Nazaire, où le nom du controversé Étienne Chouard a également été plusieurs fois cité. Une conséquence inhérente à la démocratie directe ? « Nous sommes en train d’inventer, et cela vaut aussi pour les méthodes de travail, rappelait Ludovic dans son propos liminaire. Il y a une grande maturité de l’intelligence collective, le mouvement a déjà prouvé qu’il n’avait besoin de personne : il a tout fait tout seul, malgré les bâtons dans les roues ». « Nous faisons le choix d’inventer une démocratie réelle, cela prend du temps et de l’énergie, nous avons pu le constater tout au long du week-end, mais cela créé une dynamique incroyable », résume Céline, au lendemain de ce week-end conclu par quatre appels différents accompagnés d’un appel général.
Ce processus expérimental a parfois pu obstruer quelques prises de décision, et repose l’épineuse question de la légitimité de décider, face aux risques de verticalité quand la base du mouvement invoque l’horizontalité absolue. À en croire Ritchy Thibault, un collégien, cette assemblée répond pleinement à ses objectifs d’éducation populaire : « Ici, grâce à toutes ces discussions, j’ai appris dix fois plus que l’équivalent de toute ma scolarité ! » Arrivé dès le vendredi de son village de Castillon-la-Bataille (Gironde) en compagnie de ses parents, l’élève de 3ème a eu l’autorisation de sécher ses cours et s’en satisfait tout à fait. En tant que fondateur du mouvement de la jeunesse européenne des gens du voyage, il n’est pas très fan de la « propagande scolaire, de ses programmes et des discours pro-européistes et pro-OTAN ». Du haut de ses 15 ans, il faisait presque figure de mascotte dans une assemblée où les moins de 35 ans étaient plutôt minoritaires. Il n’était pas cependant le plus jeune : « Cela fait tout de même bizarre de voir des bébés avec un gilet jaune, c’est peut-être un peu exagéré, s’émeut Marie-Claire, venue de Paimpol, de l’autre côté de la Bretagne. En même temps, c’est vrai que c’est eux qui vont devoir la porter, tout cette merde qu’on leur laisse ! »
Par Barnabé Binctin (texte et photos), à Saint-Nazaire
Les cinq appels de l’assemblée des assemblées, pour des actions pendant la campagne électorale, pour une amnistie des condamnés ou pour une convergence écologique :
Nous exigeons l’annulation des peines des prisonniers et condamnés du mouvement(samedi 18 mai, Acte 27 des gilets jaunes)