vendredi 26 octobre 2012

Jay-Z, ou quand un rappeur millionnaire se retourne contre la rue (Basta!)

Etats-Unis

Jay-Z, ou quand un rappeur millionnaire se retourne contre la rue

Par Essimi Mevegue (25 octobre 2012)
Le couple le plus influent de l’industrie du divertissement, le rappeur Jay-Z et la chanteuse Beyoncé, supporte inconditionnellement Barack Obama. Et multiplie les galas de soutien. Cela fait-il de Jay-Z un artiste engagé ? Pas vraiment. Polémique avec Occupy Wall Street par médias interposés, récupération commerciale de slogans politiques, Jay-Z s’attire les critiques d’illustres références du mouvement noir et hip-hop pour avoir tourné le dos à ses responsabilités sociales.


Il est l’un des nouveaux nababs de l’Amérique d’Obama : copropriétaire d’une équipe de basket new-yorkaise (les Nets de Brooklyn), propriétaire d’une marque de vêtements florissante (Rocawear) et d’un label de musique (Roc Nation). Il forme avec sa femme, la chanteuse Beyoncé, le couple le plus puissant de l’industrie du divertissement. Il pose en couverture du magazine américain Forbes avec le multi-milliardaire Warren Buffet. Il lève des fonds pour la réélection de son « poulain » Barack Obama à hauteur de 4 millions de dollars dans son club branché de New York, en présence du Président des États-Unis. Il s’agit de Jay-Z, le rappeur aux 50 millions d’albums vendus dans le monde.
Le magazine Forbes, fait de lui et de Diddy, autre grande figure du rap US, les premiers rappeurs en course pour devenir milliardaire en dollars. Sa fortune personnelle est estimée à 460 millions de dollars selon le documentaire de François Laforestrie et Gaël Cabouat sur le business du rap [1]. C’est dire si l’on est loin de l’origine du rap, la rue. Cette rue rebelle, pourtant utilisée comme toile de fond esthétique dans plusieurs clips (comme « No Church In The Wild » réalisé par Romain Gavras).
Touche pas au capitalisme
Or dans une Amérique en crise où la paupérisation d’une partie de la population s’accroît, cette distance entre les nouveaux millionnaires du rap et la « rue » commence à paraître indécente. Et entre Jay Z et la rue, en tout cas ceux qui l’occupent, le ton monte. Dans un long portrait que lui a consacré l’essayiste Zadie Smith pour le New York Times il y a un mois, Jay-Z critique ouvertement le mouvement Occupy Wall Street. Il explique son incompréhension face aux revendications des militants et à leurs actions pique-nique au Zuccotti Park, au cœur de Manhattan.
« Je ne vois pas en quoi consiste leur combat », affirme-t-il. « Lorsque vous parlez des 1% (en référence au slogan « Nous sommes les 99%, nous ne tolèrerons plus l’avidité et la corruption des 1% », ndlr), c’est faux. Oui, le 1% qui vole et trompe les gens, leur prend leurs hypothèques et leur maison, c’est mal, c’est criminel. Pas le fait d’être un entrepreneur. C’est la libre entreprise. Ce sur quoi l’Amérique est bâtie. »
Récupération commerciale
Pourtant, il y a un an, Jay-Z s’était empressé de récupérer le populaire mouvement et son slogan pour commercialiser une gamme de tee-shirts « Occupy All Street ». Ce qui provoqua l’ire de Patrick Bruner, l’un des porte-paroles du mouvement. « Il y a naturellement des suceurs de sang qui essaient d’en profiter », pestait-il dans le magazine britannique NME (New Musical Express). « S’il veut vraiment soutenir Occupy Wall Street, il ferait mieux de venir ici, de participer à cette opportunité incroyable, et nous aider à construire un avenir meilleur. » Un an plus tard, Patrick Bruner a la réponse à son interpellation. Les tee-shirts « Occupy All Street » se sont de leur côté vendus à 22 dollars pièce, pour le seul profit de Rocawear, la ligne de vêtements de Jay-Z.

L’opportunisme de Jay-Z provoque aussi des remous dans les rangs du rap. Russell Simmons, le « parrain » de la culture hip-hop, co-fondateur du label rap Def Jam Recording et militant du mouvement Occupy, s’est fendu d’une lettre ouverte en septembre pour « éduquer son vieil ami Jay-Z ». Il lui explique l’origine de son engagement, les réussites d’Occupy Wall Street, notamment l’annulation de saisies immobilières, et le désir du mouvement de peser sur le programme économique de la campagne d’Obama. Mais que peut-on exiger de quelqu’un désormais déconnecté des réalités sociales et politiques de son pays ? Qui vient de prendre le métro pour la première fois depuis 18 ans afin de se rendre dans son fief à Brooklyn pour un concert inaugurant la nouvelle salle de son équipe de basket ?
Jay-Z et Beyoncé pas socialement responsables
« Jay-Z et sa femme Beyoncé ont tourné le dos à leur responsabilité sur le plan social », déplorait également le chanteur et activiste Harry Belafonte dans The Hollywood Reporter. Le compagnon de route de Martin Luter King se désole de constater que les grands artistes afro-américains d’aujourd’hui ne s’impliquent pas socialement et politiquement à un moment où le taux de chômage des Noirs s’élève à 16%, contre 7,8% pour l’ensemble de la population. Le vote des minorités ethniques sera pourtant un élément déterminant pour la réélection du président sortant.
La Maison Blanche a même mis en place un programme « Opération vote » qui cible principalement les Noirs et les Latinos. Un programme pour lequel elle a fait appel à des personnalités issues de ces communautés… dont Jay-Z. Le rappeur a ainsi offert une formidable tribune à Barack Obama lors du Festival Made In America qu’il a organisé à Philadelphie, afin d’inciter la jeunesse, notamment noire, à voter. Ce festival à la gloire de Jay-Z, et sponsorisé par la marque de bière Budweiser, a aussi suscité la critique. Le rappeur Chuck D, du mythique groupe Public Enemy, a refusé d’y participer pour des raisons politiques. « Je sais que je suis fabriqué en Amérique (en référence au titre du festival Made In America, ndlr) mais je suis vraiment fabriqué sur cette planète. Je ne suis pas fabriqué par l’Amérique. Donc, je peux protester et apporter la controverse », a expliqué l’auteur de « Fight The Power ».
L’art de la controverse
Si Jay Z est tant critiqué, c’est qu’il n’hésite pas à récupérer à tout va à des fins commerciales et marketing. Après l’affaire « Occupy all street », c’est le titre du morceau « Niggas In Paris » [2] qui a créé la polémique. Utiliser le mot « nigga », qui signifie « nègre » de manière extrêmement péjorative, ramène à l’époque de la ségrégation raciale. Surtout s’il est prononcé par une personne blanche.
La polémique a donc éclaté cet été quand son amie, l’actrice Gwyneth Paltrow, a repris le titre sur son compte twitter (1,3 million d’abonnés) pour exprimer sa joie de voir Jay-Z et Kanye West en concert à Paris. Pour se défendre, Gwyneth Paltrow a indiqué, à juste titre, qu’elle reprenait simplement le nom de la chanson. Trop tard, la controverse était lancée. Et a contribué à faire du titre « Niggas In Paris » un succès populaire voire mondial, alors que le morceau raconte simplement des aventures d’hommes noirs riches dans la capitale française.
Une ère « postraciale » ?
Noirs et riches : encore une autre illusion entretenue par Jay-Z, comme si son exemple était révélateur d’un changement. « L’élection d’Obama n’a eu aucun impact sur la vie des Noirs », estime le sociologue noir américain Orlando Patterson [3]. Pour lui, le « fossé racial » entre sphère publique – les institutions où les Noirs sont mieux intégrés – et sphère privée – parmi la population, où la ségrégation physique s’est accrue – ne s’est pas comblé.
« Obama élu, beaucoup ont développé l’idée qu’on entrait dans une ère « postraciale ». Si un Noir peut devenir président, alors les problèmes à régler ne sont plus qu’économiques. Cette idée a aussi perturbé bien des Noirs : il devenait difficile de dire que le racisme perdure avec un président noir. Pourtant, l’idée « postraciale » s’est révélée absurde. », analyse le sociologue.
C’est, semble-t-il, ce que laisse croire un Jay-Z, libre entrepreneur, noir, riche et célèbre. Il vient d’inaugurer la salle de son équipe de Basket à Brooklyn (The Barclay’s Center) en y faisant plusieurs concerts à guichet fermé. Une association qui lutte contre la violence dans les quartiers souhaitait profiter de l’occasion pour sensibiliser le rappeur sur les violences et les meurtres commis à Brooklyn. Mais Jay-Z n’en a cure. A part prêcher en faveur de la réélection de son ami Obama, ses seules préoccupations sont son équipe de basket et la promotion d’une marque de cognac. Business as usual.
Essimi Mevegue
Photo : CC Mikamote

Notes

[1] « Money, Power, Respect, Les milliards du Rap US. »
[2] Extrait de son album avec Kanye West « Watch The Throne ».
[3] Dans Le Monde hors-série sur l’Amérique d’Obama.