mercredi 31 octobre 2012

Le crime en col blanc, activité d'entreprise depuis 1866 (Bakchich)

mar, 30/10/2012 - 08:45

Le crime en col blanc, activité d'entreprise depuis 1866

Un ancien flic anglais s'est laissé aller à un pensum sur la criminalité en col blanc. Bakchich n'a fait qu'assurer sa traduction. Edifiant.
«Où que vous alliez, quels que soient les entrepreneurs que vous rencontrez, au cours des 3 années écoulées ce sont partout les mêmes histoires et les mêmes lamentations : malhonnêteté, mensonge et ce que l’on peut qualifier en termes simples, d’abus de confiance dans les limites de la loi…»
Non, il ne s’agit pas d’un commentaire récent recueilli sur un site Web. C’est extrait d’un éditorial publié en 1866 par la revue Temple Bar – Le Magazine Londonien pour les lecteurs des villes et des campagnes. Ce fut écrit à une époque où l’Angleterre connaissait une vague d’offres frauduleuses pour des actions de sociétés ferroviaires. Ça reste d’actualité.
Il existe une tendance chez les commentateurs modernes bien informés tout comme chez certaines personnalités politiques, à affirmer que les régulateurs de la finance devraient manifester une volonté accrue d’engager des actions pénales contre les acteurs de ce secteur dont les actions ne devraient plus être seulement considérées comme de la simple négligence ou de l’incompétence.
Justice de classe
Je n’ai jamais compris pourquoi les criminels « en cols blancs » devraient bénéficier d’un traitement d’exception, même s’il est avéré que tel est le cas depuis plusieurs années. Le phénomène a été relevé pour la première fois dans un ouvrage du criminologue américain Edwin Sutherland (« le crime en col blanc ») publié en 1949, et dans lequel il observait :
« Il existe un biais indéniable de l’administration de la justice criminelle en faveur des affaires et des activités professionnelles qui ne s’applique qu’aux groupes socio-économiques supérieurs… »
Dans « le Crime en Col Blanc », Sutherland développe la thèse selon laquelle le comportement de membres « respectables » des classes socio-économiques supérieures, présentent fréquemment tous les attributs du crime, bien qu’il soit rarement considéré comme tel. Une situation née dit-il, de la tendance observée au sein des systèmes de justice criminelle des sociétés occidentales, qui favorisent certains groupes disposant d’une puissance économique et politique avérée au préjudice d’autres, notamment les pauvres sans qualification qui constituent le gros de la population criminelle. Avant d’ajouter :
« Cependant plus important encore, est l’homogénéité culturelle des législateurs, juges et autres administrateurs avec les entrepreneurs. Le législateur admire et respecte l’entrepreneur ; il ne peut l’imaginer sous les traits d’un criminel. Les entrepreneurs ne correspondent en rien au stéréotype populaire du « criminel ».
Un autre sociologue américain, William Chambliss voit les choses de manière un peu différente :
« La raison pour laquelle nous ne parvenons pas à comprendre la criminalité en affaires, est que nous mettons le crime dans une catégorie radicalement séparée des affaires. La plupart des crimes n’entrent pas dans une catégorie distincte ; c’est d’abord une activité d’entreprise… »
Au mépris de lois
Dans le cadre de ses recherches, Sutherland a découvert que le criminel en « col blanc » ne craint pas les régulateurs dont il considère les actes comme un malheureux interlude, sans que ces derniers n’aient les moyens véritables de mettre un terme à ses agissements. Sutherland a constaté que le travail des régulateurs est considéré comme la partie bureaucratique du processus gouvernemental, et non comme disposant d’un statut propre de nature à dégrader l’image du criminel aux yeux de ses pairs :
« Les criminels en col blanc ont l’habitude d’éprouver et d’exprimer un mépris des lois, du gouvernement et des régulateurs, comparable à celui des voleurs professionnels pour les forces de l’ordre et les juges. Les businessmen croient de manière très caractéristique que la meilleure des situations est celle ou les contraintes gouvernementales sont les plus faibles… »
C’est confirmé par ma propre expérience des criminels en col blanc à la Police Métropolitaine et à la FIMBRA. Ce constat s’est trouvé renforcé par les recherches académiques que j’ai entrepris. Elles visaient à déterminer si un verdict de culpabilité avait un impact significatif en termes d’exclusion de la communauté financière. Un criminel de la finance m’a confié un jour assez crûment que les fautes commises dans son secteur seraient toujours traitées de manière différente des autres crimes.
La loi se planque derrière le marché
Dans ce qui peut être aujourd’hui considéré comme le débat le plus complet sur la criminalité financière du 19ème siècle, George Robb (1992) relève la difficulté des systèmes législatifs et judiciaires à s’impliquer dans la différenciation sociale du traitement des criminels en col blanc :
« Depuis la moitié du 19ième siècle jusqu’aux premières décennies du 20ième, la loi a opposé peu d’obstacles aux criminels en col blanc, s’en remettant à la liberté du marché pour s’autoréguler et éliminer les entrepreneurs douteux. Cette vision libérale a été entretenue par les tribunaux qui accordaient peu d’intérêt aux fraudes en affaires et traitaient les criminels en col blanc avec une certaine mansuétude. Pendant toute cette période, les perceptions culturelles de la « criminalité » demeuraient concentrées sur les « classes dangereuses », les inconduites de l’élite étant considérées comme un problème social mineur ».
Il a souligné que les peines les plus lourdes pour les crimes en « col blanc » étaient invariablement réservées aux employés s’étant rendus coupables de petites escroqueries minables plutôt qu’aux entrepreneurs les plus en vue, attirant notre attention sur un autre facteur explicatif de cette mansuétude :
« Une autre explication des peines mesurées infligées à la plupart des criminels en col blanc réside dans le sentiment que la honte et la flétrissure sociale constituent des peines suffisantes pour les membres des classes moyennes. L’exclusion sociale était considérée comme une sanction plus grave que l’emprisonnement…Pour les criminels en col blanc, la prison était ressentie comme un moindre mal par comparaison à leur sentiment personnel de honte et leur perte de statut social »
J’ai voulu vérifier par moi-même l’importance du facteur d’exclusion pour un homme d’affaires reconnu coupable de crime. Mes recherches visaient à déterminer la manière dont des entrepreneurs réagiraient à l’annonce de soupçons puis d’une condamnation pour délit d’initié (une question de régulation à leurs yeux), par opposition à un vol (un crime à leurs yeux).
Une condamnation sociale?
Même pas...
En pratiquant de la sorte, je souhaitais vérifier l’hypothèse de Sutherland selon laquelle un manquement à un règlement est considéré comme moins grave qu’un crime et n’impliquait donc pas le même degré d’exclusion sociale et des milieux d’affaire.
Au moyen d’un questionnaire remis à 93 acteurs du secteur des services financiers, je leur ai posé les questions suivantes :
« quelqu’un travaillant dans une autre société avec laquelle la vôtre a entretenu des relations pendant des années, est décrit par un journal sérieux comme s’étant rendu coupable de délits d’initié. En quoi cela peut il affecter vos relations sociales avec lui ? »
Les conclusions ont été que dans des relations d’affaires, la condamnation d’un crime place la personne condamnée dans une position unique aux yeux des acteurs financiers avec lesquels il entretient des relations professionnelles, par contraste avec la position sociale qu’il occupe. Il en résulte qu’alors que les praticiens de la finance sont prêts à accepter des infractions aux codes sociaux, ce que démontre le pourcentage plus élevé de ceux qui acceptent de maintenir leurs relations sociales avec une personne condamnée, il n’en est pas de même au plan professionnel où la grande majorité refuse de maintenir des relations avec une personne condamnée. J’estime donc que les chiffres renforcent l’hypothèse de Sutherland selon laquelle la rupture des codes professionnels est jugée plus grave que celle des codes sociaux.
Plus globalement, les chiffres confortent la théorie selon laquelle les acteurs de la finance estiment ne pas avoir grand chose à craindre des actions des régulateurs car, quelle qu’en soit l’issue, la peine infligée ne conduit jamais à une exclusion du secteur financier. Les amendes n’affectent en rien les individus dans les banques ; seuls les actionnaires en ressentent les effets.
Cependant, au delà de cela, demeure la question d’une condamnation pour ce qu’il convient de désigner comme « un crime ordinaire ». Il place immédiatement le fautif parmi les simples mortels et son impact en termes d’exclusion a été amplement démontré. Une condamnation criminelle représente la meilleure voie vers la porte marquée « sortie » et elle signifie que la personne condamnée ne pourra jamais revenir à la City car personne n’acceptera plus de travailler avec elle dans l’avenir ou de l’employer.
Espèce protégée
Espérons que nous ne devrons plus subir les suppliques des régulateurs selon lesquelles il y d’autres méthodes bien meilleures qui auraient des effets dissuasifs accrus pour réguler la finance ; il n’en existe pas ! De plus, les condamnations pénales permettent la saisie d’actifs et des voies d’exécution facilitant la récupération de gains injustifiés. Le produit des crimes peut, par définition, être blanchi mais toute personne qui aurait facilité leur distribution ou leur dissémination peut faire l’objet de plainte pour blanchiment.
C’est pour toutes ces raisons que nous devons insister auprès du gouvernement, afin qu’il procède à un examen urgent des pouvoirs dont disposent les régulateurs pour engager des actions pénales, et afin que leurs relations avec le Serious Fraud Office et le Parquet soient améliorées dans le sens d’une flexibilité accrue, de telle sorte que nous voyons d’avantage de banquiers agrippés à la barre du tribunal d’Old Bailey.
Je crois fermement que quelques plaintes bien choisies et des condamnations enverraient une telle onde de choc dans les rangs des financiers arrogants et gâtés, qu’ils perdraient rapidement l’impression erronée qu’ils constituent une « espèce protégée ».
Traduction de l’article du 20/10 de Rowan Rosworth-Davies, (Rowans-blog.blogspot.co.uk) auteur de « Fraud in the City : too good to be true » (Penguin 1988) ancien célèbre enquêteur en chef de la Fimbra (Financial Intermediaries Managers and Brokers Regulatory Association) et ex-enquêteur à la Fraud Squad de Scotland Yard.
On lira du même auteur :
le 12/10 : « Les raisons pour lesquelles nous ne devons manifester aucune sympathie pour les banquiers et pour lesquelles il est nécessaire de les critiquer régulièrement »
le 14/10 : « Les raisons pour lesquelles les américains doivent engager des poursuites contre la HSBC s’il est établi qu’elle a commis de nouveaux actes de corruption et de blanchiment de capitaux »