Néo-libéralisme
Le précariat : « Une classe sociale en devenir »
Par (1er octobre 2012)
Alors que le chômage explose en Europe, en particulier chez les jeunes, la notion de précariat, contraction de précarité et de prolétariat, devient de plus en plus d’actualité. Pour le britannique Guy Standing, professeur d’économie et promoteur d’un revenu citoyen pour tous, ce précariat rassemble aussi bien les jeunes diplômés précarisés, les enfants d’ouvriers rongés par l’incertitude que les travailleurs migrants. Il nous livre son analyse sur « cette classe sociale en devenir » et appelle à combattre les discours stigmatisant les « assistés », nouveau terreau de la montée de l’extrême droite.
Guy Standing est professeur d’économie à l’université de Bath (Royaume-Uni) et membre fondateur du Basic Income Earth Network (Réseau pour un revenu de base universel), une organisation qui promeut un revenu citoyen pour tous. Il a travaillé de nombreuses années à l’Organisation internationale du travail (OIT) et est l’auteur de Précariat - la nouvelle classe dangereuse (2011) et Le travail après la mondialisation : construire une citoyenneté occupationelle (2009).
Basta ! : La notion de précariat englobe celle de précarité et de prolétariat. Que signifie faire partie du précariat ?
Guy Standing : Le précariat est un phénomène mondial apparu avec les politiques visant à rendre toujours plus flexible le marché du travail. C’est vivre en situation d’incertitude permanente vis-àvis du travail, du logement, et même de son identité. En plus de ne pas avoir de revenu stable, les personnes faisant partie du précariat n’ont plus le sentiment d’avoir une identité professionnelle, ni de se développer personnellement au travail. Le précariat est en train de devenir anomique dans le sens ou il déstructure, désespère et aliène ceux qui en font partie. Être en situation de précariat, c’est aussi avoir du mal à contrôler son temps. On cherche à l’utiliser rationnellement et de manière productive. Compte tenu des incertitudes dans lequel le précariat est forcé de vivre, cela est très stressant. Les salariés et les élites n’ont souvent aucune idée de la quantité de travail que le précariat accomplit, bien que celui-ci soit souvent inutile, comme par exemple faire la queue pendant des heures, remplir un formulaire, avec l’espoir d’obtenir quelques miettes. Dans le même temps, les riches peuvent s’acheter des conseils et des services.
La notion de précariat ne recoupe-t-elle pas des réalités et des populations très diverses ?
Un autre aspect spécifique du précariat est qu’il est actuellement en guerre contre lui-même. Le précariat n’est pas une classe homogène, mais une classe sociale en devenir. Une partie est issue de la classe ouvrière, ou des périphéries urbaines. Pour eux la situation est très frustrante car ils réalisent qu’ils n’auront pas ce que leurs parents ont pu acquérir. Une autre partie du précariat est issue des vagues d’immigration. La troisième population est composée des jeunes éduqués, qui sortent de l’université sans débouchés. Ces derniers souffrent tout particulièrement de la frustration de ne pas avoir de statut. Ces trois groupes ont des consciences sociales très différentes, mais ils sont de plus en plus conscients de partager leur sentiment de précarité avec d’autres groupes, et d’être à part du reste de la société. Ils voient bien que les riches et la bureaucratie vivent sur une autre planète. Pour toutes ces raisons, le précariat est de plus en plus anxieux et se sent en situation d’insécurité croissante. Ce qui est source de colère.
Pourtant, en Europe, il existe encore un certain niveau de protection sociale ?
Le cœur du problème est que le précariat n’a pas ou très peu accès aux prestations sociales, si ce n’est les allocations soumises à des conditions de revenus, d’activité ou d’âge. Au bout du compte, ces systèmes n’atteignent que très peu le précariat, qui passe entre les mailles du filet de sécurité. La logique utilitariste du workfare (Travailler en échange d’allocations ou de compléments de revenus, ndlr), qui s’étend en Europe, est de faire payer les coûts d’une certaine protection sociale par ceux là même qui en ont besoin.
C’est cette même population qui est en permanence qualifiée par la droite d’« assistés » [1]...
Puisque la politique est un marché qui consiste à dépenser de l’argent pour attirer une majorité de votes, les politiciens jouent sur les préjugés perçus par cette majorité. De même, les médias veulent vendre leurs contenus à une large audience, ce qui les amène à surfer sur les préjugés de leurs lecteurs. À droite comme au centre-gauche, on s’est donc mis à dénoncer une certaine minorité, accusée de se comporter comme des « fainéants » ou des « assistés »... Tant que diaboliser une minorité leur permet de toucher efficacement la majorité, il y aura toujours un politicien pour user de cette stratégie. Au final, c’est toujours l’extrême droite qui en profite le plus, en jouant sur des préjugés grossiers, voire méprisables.
Quelle alternative à la logique utilitariste du workfare, censée combattre l’assistanat dans lequel se complairait une partie de la population ?
Poursuivre la logique du workfare se traduira par la montée de l’extrême droite, que nous pouvons déjà constater. La seconde option consiste à donner aux gens un véritable droit à une sécurité financière de base, un revenu de base inconditionnel. Ce revenu accordé à tous permettra de couvrir les besoins de base, et de pouvoir vivre dignement (lire notre enquête sur le revenu garanti, ndlr.). L’avantage majeur de cette sécurité est qu’elle constitue un socle sur lequel nous pourrions tous développer notre potentiel et agir de manière plus responsable et plus rationnelle envers nos proches, nos voisins, nos collègues. On le sait : l’insécurité ronge les esprits, et détruit notre sens de l’empathie. C’est cela qu’il faut renverser. Pour le précariat, le revenu de base permettrait notamment de reprendre le contrôle du temps, et de renforcer le pouvoir de négociation vis à vis des employeurs, de l’administration, des grandes entreprises. Et des femmes vis-à-vis de leur mari.
Dans le dernier chapitre de votre livre, vous lancez un appel aux politiciens pour qu’ils étudient ces alternatives. Pensez-vous que cet appel sera entendu à temps ?
Je ne crois pas qu’un élu politique plein de sagesse va apparaître et mettre ces alternatives sur la table. Mais la colère doit être canalisée. Et je pense que les jeunes activistes, issus de l’éducation supérieure, soucieux de l’environnement, du respect des biens communs, ont un grand rôle à jouer. Comme une lame de fond. De plus en plus de gens vont réaliser qu’il faut un mouvement actif provenant de la société civile pour que les politiciens s’occupent des vrais problèmes. La colère peut ainsi être utile si elle force le milieu politique à prendre les bonnes décisions. A moins qu’un mouvement se forme pour défendre la sécurité financière comme un droit, je crains une poussée de fièvre du précariat.
L’augmentation des émeutes, comme au Royaume-Uni en 2011, et les nouveaux mouvement contestant la mainmise de la finance sur leurs vies et les plans d’austérité en sont-ils le signe ?
Le mouvement Occupy aux États-Unis et les indignés espagnols ne sont que le début. J’ai été invité plusieurs fois à parler auprès des mouvements Occupy. Selon moi, l’année 2011 n’était que l’année du grand réveil. Les gens sont devenus des rebelles « primitifs » : ils savent maintenant ce contre quoi ils sont, mais ne savent pas encore précisément ce qu’ils veulent. Au moins, cette dynamique a permis à un nombre croissant de gens de se reconnaitre mutuellement comme faisant partie du précariat. Cela va encore prendre du temps avant qu’une véritable convergence ne se fasse, mais je crois qu’elle est en train d’arriver. Maintenant, il faut continuer de travailler pour garder le rythme, se rassembler, et surtout, formuler des demandes concrètes.
Si le précariat se révolte, n’y a-t-il pas un risque que d’autres groupes sociaux s’opposent à lui ?
Le risque est faible dans la mesure où de plus en plus de gens sont sur le point de tomber dans le précariat, d’une manière ou d’un autre. C’est pourquoi je crois qu’une forme de solidarité va émerger au-delà des champs sociologiques classiques. En dehors des ploutocrates, qui n’a pas un ami ou proche dans le précariat – ou sur le point de le rejoindre ? Le combat du revenu de base, c’est de parvenir à un changement de tendance, de direction. La priorité est donc de renverser les discours stigmatisant la précarité, les jeunes, les « assistés »... Car c’est cette mystification qui fournit des prétextes à l’establishment pour diminuer la protection sociale tout en augmentant la coercition. Or, c’est là dessus que les partisans du revenu de base peuvent aider à gagner la bataille.
Vous êtes donc optimiste ?
J’ai été invité à plus de 100 réunions cette année, dans plus de 24 pays différents. Chaque fois, j’ai senti beaucoup d’énergie chez les gens que j’ai rencontrés. Alors oui, je suis optimiste sur le fait que beaucoup de gens à gauche, chez les écologistes, tous ceux qui se soucient des biens communs, de leurs enfants et de leurs proches, ceux qui sont poussés dans le précariat, pensent qu’il y a forcément une alternative au néo-libéralisme, à l’utilitarisme, et aux politiques coercitives que nous subissons. Nous sommes des millions à vouloir un changement de politique. Maintenant, c’est surtout aux jeunes engagés dans la société d’avoir le courage de nous montrer le chemin, de prendre les idées radicales, utopiques et de les pousser jusqu’à ce qu’elles deviennent soudainement réalistes. Nous devons travailler et utiliser nos talents pour diffuser cette énergie, inviter les gens à s’activer. Bien sûr, il y a toujours une sorte de défaitisme, mais cette énergie peut soudainement devenir très positive. Et beaucoup n’attendent que ça !
Recueilli par Stanislas Jourdan
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Basta ! : La notion de précariat englobe celle de précarité et de prolétariat. Que signifie faire partie du précariat ?
Guy Standing : Le précariat est un phénomène mondial apparu avec les politiques visant à rendre toujours plus flexible le marché du travail. C’est vivre en situation d’incertitude permanente vis-àvis du travail, du logement, et même de son identité. En plus de ne pas avoir de revenu stable, les personnes faisant partie du précariat n’ont plus le sentiment d’avoir une identité professionnelle, ni de se développer personnellement au travail. Le précariat est en train de devenir anomique dans le sens ou il déstructure, désespère et aliène ceux qui en font partie. Être en situation de précariat, c’est aussi avoir du mal à contrôler son temps. On cherche à l’utiliser rationnellement et de manière productive. Compte tenu des incertitudes dans lequel le précariat est forcé de vivre, cela est très stressant. Les salariés et les élites n’ont souvent aucune idée de la quantité de travail que le précariat accomplit, bien que celui-ci soit souvent inutile, comme par exemple faire la queue pendant des heures, remplir un formulaire, avec l’espoir d’obtenir quelques miettes. Dans le même temps, les riches peuvent s’acheter des conseils et des services.
La notion de précariat ne recoupe-t-elle pas des réalités et des populations très diverses ?
Un autre aspect spécifique du précariat est qu’il est actuellement en guerre contre lui-même. Le précariat n’est pas une classe homogène, mais une classe sociale en devenir. Une partie est issue de la classe ouvrière, ou des périphéries urbaines. Pour eux la situation est très frustrante car ils réalisent qu’ils n’auront pas ce que leurs parents ont pu acquérir. Une autre partie du précariat est issue des vagues d’immigration. La troisième population est composée des jeunes éduqués, qui sortent de l’université sans débouchés. Ces derniers souffrent tout particulièrement de la frustration de ne pas avoir de statut. Ces trois groupes ont des consciences sociales très différentes, mais ils sont de plus en plus conscients de partager leur sentiment de précarité avec d’autres groupes, et d’être à part du reste de la société. Ils voient bien que les riches et la bureaucratie vivent sur une autre planète. Pour toutes ces raisons, le précariat est de plus en plus anxieux et se sent en situation d’insécurité croissante. Ce qui est source de colère.
Pourtant, en Europe, il existe encore un certain niveau de protection sociale ?
Le cœur du problème est que le précariat n’a pas ou très peu accès aux prestations sociales, si ce n’est les allocations soumises à des conditions de revenus, d’activité ou d’âge. Au bout du compte, ces systèmes n’atteignent que très peu le précariat, qui passe entre les mailles du filet de sécurité. La logique utilitariste du workfare (Travailler en échange d’allocations ou de compléments de revenus, ndlr), qui s’étend en Europe, est de faire payer les coûts d’une certaine protection sociale par ceux là même qui en ont besoin.
C’est cette même population qui est en permanence qualifiée par la droite d’« assistés » [1]...
Puisque la politique est un marché qui consiste à dépenser de l’argent pour attirer une majorité de votes, les politiciens jouent sur les préjugés perçus par cette majorité. De même, les médias veulent vendre leurs contenus à une large audience, ce qui les amène à surfer sur les préjugés de leurs lecteurs. À droite comme au centre-gauche, on s’est donc mis à dénoncer une certaine minorité, accusée de se comporter comme des « fainéants » ou des « assistés »... Tant que diaboliser une minorité leur permet de toucher efficacement la majorité, il y aura toujours un politicien pour user de cette stratégie. Au final, c’est toujours l’extrême droite qui en profite le plus, en jouant sur des préjugés grossiers, voire méprisables.
Quelle alternative à la logique utilitariste du workfare, censée combattre l’assistanat dans lequel se complairait une partie de la population ?
Poursuivre la logique du workfare se traduira par la montée de l’extrême droite, que nous pouvons déjà constater. La seconde option consiste à donner aux gens un véritable droit à une sécurité financière de base, un revenu de base inconditionnel. Ce revenu accordé à tous permettra de couvrir les besoins de base, et de pouvoir vivre dignement (lire notre enquête sur le revenu garanti, ndlr.). L’avantage majeur de cette sécurité est qu’elle constitue un socle sur lequel nous pourrions tous développer notre potentiel et agir de manière plus responsable et plus rationnelle envers nos proches, nos voisins, nos collègues. On le sait : l’insécurité ronge les esprits, et détruit notre sens de l’empathie. C’est cela qu’il faut renverser. Pour le précariat, le revenu de base permettrait notamment de reprendre le contrôle du temps, et de renforcer le pouvoir de négociation vis à vis des employeurs, de l’administration, des grandes entreprises. Et des femmes vis-à-vis de leur mari.
Dans le dernier chapitre de votre livre, vous lancez un appel aux politiciens pour qu’ils étudient ces alternatives. Pensez-vous que cet appel sera entendu à temps ?
Je ne crois pas qu’un élu politique plein de sagesse va apparaître et mettre ces alternatives sur la table. Mais la colère doit être canalisée. Et je pense que les jeunes activistes, issus de l’éducation supérieure, soucieux de l’environnement, du respect des biens communs, ont un grand rôle à jouer. Comme une lame de fond. De plus en plus de gens vont réaliser qu’il faut un mouvement actif provenant de la société civile pour que les politiciens s’occupent des vrais problèmes. La colère peut ainsi être utile si elle force le milieu politique à prendre les bonnes décisions. A moins qu’un mouvement se forme pour défendre la sécurité financière comme un droit, je crains une poussée de fièvre du précariat.
L’augmentation des émeutes, comme au Royaume-Uni en 2011, et les nouveaux mouvement contestant la mainmise de la finance sur leurs vies et les plans d’austérité en sont-ils le signe ?
Le mouvement Occupy aux États-Unis et les indignés espagnols ne sont que le début. J’ai été invité plusieurs fois à parler auprès des mouvements Occupy. Selon moi, l’année 2011 n’était que l’année du grand réveil. Les gens sont devenus des rebelles « primitifs » : ils savent maintenant ce contre quoi ils sont, mais ne savent pas encore précisément ce qu’ils veulent. Au moins, cette dynamique a permis à un nombre croissant de gens de se reconnaitre mutuellement comme faisant partie du précariat. Cela va encore prendre du temps avant qu’une véritable convergence ne se fasse, mais je crois qu’elle est en train d’arriver. Maintenant, il faut continuer de travailler pour garder le rythme, se rassembler, et surtout, formuler des demandes concrètes.
Si le précariat se révolte, n’y a-t-il pas un risque que d’autres groupes sociaux s’opposent à lui ?
Le risque est faible dans la mesure où de plus en plus de gens sont sur le point de tomber dans le précariat, d’une manière ou d’un autre. C’est pourquoi je crois qu’une forme de solidarité va émerger au-delà des champs sociologiques classiques. En dehors des ploutocrates, qui n’a pas un ami ou proche dans le précariat – ou sur le point de le rejoindre ? Le combat du revenu de base, c’est de parvenir à un changement de tendance, de direction. La priorité est donc de renverser les discours stigmatisant la précarité, les jeunes, les « assistés »... Car c’est cette mystification qui fournit des prétextes à l’establishment pour diminuer la protection sociale tout en augmentant la coercition. Or, c’est là dessus que les partisans du revenu de base peuvent aider à gagner la bataille.
Vous êtes donc optimiste ?
J’ai été invité à plus de 100 réunions cette année, dans plus de 24 pays différents. Chaque fois, j’ai senti beaucoup d’énergie chez les gens que j’ai rencontrés. Alors oui, je suis optimiste sur le fait que beaucoup de gens à gauche, chez les écologistes, tous ceux qui se soucient des biens communs, de leurs enfants et de leurs proches, ceux qui sont poussés dans le précariat, pensent qu’il y a forcément une alternative au néo-libéralisme, à l’utilitarisme, et aux politiques coercitives que nous subissons. Nous sommes des millions à vouloir un changement de politique. Maintenant, c’est surtout aux jeunes engagés dans la société d’avoir le courage de nous montrer le chemin, de prendre les idées radicales, utopiques et de les pousser jusqu’à ce qu’elles deviennent soudainement réalistes. Nous devons travailler et utiliser nos talents pour diffuser cette énergie, inviter les gens à s’activer. Bien sûr, il y a toujours une sorte de défaitisme, mais cette énergie peut soudainement devenir très positive. Et beaucoup n’attendent que ça !
Recueilli par Stanislas Jourdan
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