Michel Naudy, «le recordman des placards»
par
, le 15 janvier 2013
Un article de Marc Endeweld, paru sur son blog, Le Vagabond approximatif, et que nous reproduisons ici avec son autorisation. (Acrimed)
Journaliste salarié de France 3 mais placardisé régulièrement durant près de vingt ans, Michel Naudy a été retrouvé mort à son domicile le 2 décembre 2012 à l’âge de soixante ans. Adepte de la critique des médias, Michel Naudy avait pris l’habitude d’intervenir à de nombreuses reprises sur le sujet, notamment dans le documentaire Les Nouveaux Chiens de garde dans lequel il expliquait notamment : “ Il n’y pas d’alternative. Le système jette, rejette, tout ce qu’il ne peut pas récupérer. Vous ne restez jamais à l’antenne impunément, jamais ” (voir extraits vidéos de cette intervention ici-même) Pour la revue journalistique Charles, je l’avais interrogé l’année dernière sur le parcours de Jean-Michel Aphatie qu’il avait embauché à la fin des années 1980 au service politique de l’hebdomadaire Politis qu’il dirigeait à l’époque...
Quand Michel Naudy avait embauché Jean-Michel Aphatie à Politis
À l’origine, Jean-Michel Aphatie avait découvert l’hebdo Politis le jour de son lancement, le 21 janvier 1988, comme il me l’a expliqué pour Charles : « Ce jour-là, j’ai cherché à joindre Michel Naudy, le rédacteur en chef politique, et j’ai eu sa secrétaire,et là tous les jeudis pendant trois mois, j’ai appelé. Et un jour, elle me l’a passé. Dans ce milieu très idéologique, la fille qui était l’unique journaliste politique venait de partir pour désaccord politique, et Naudy avait un service à poil, alors qu’on était à la fin de l’élection présidentielle. Fin avril, Naudy a mis trois pigistes à l’essai. Et il m’a embauché, même si idéologiquement ce n’était pas mon histoire. »
Communiste en rupture, Michel Naudy se souvient alors de s’être laissé attendrir par l’accent d’Aphatie, et séduire par ses compétences : « C’était le meilleur et de très loin. Il écrivait très bien, était très malin, et savait décoder la politique. J’ai donc proposé de l’intégrer. » Un bon journaliste donc, mais Naudy me dénonçait son opportunisme : « Débuter dans un journal à l’ultra- gauche et terminer à Canal + est significatif d’un sens inné de ses intérêts personnels. C’est le trajet de ceux qui veulent faire une carrière. Quand il était à Politis, il était dans la ligne du journal. En fait, Aphatie n’a pas de ligne politique sinon celle de ses employeurs. » En résumé, un journaliste ça ferme sa gueule, ou ça démissionne.
Une enquête sur les journalistes placardisés... remisée au placard.
Justement, le petit père Naudy avec sa moustache, son accent chantant et son oeil rieur, je l’avais rencontré la première fois en février 2003, pour une enquête qui m’avait été commandée par un newsmag parisien sur les journalistes placardisés à la télévision pour des raisons politiques ou professionnelles. Naudy m’avait donné rendez-vous à l’étage d’un bar du quartier Bastille à Paris. Une rencontre assez étrange pour moi, alors jeune journaliste. Parmi d’autres d’ailleurs, car cette enquête sur les journalistes télés au placard m’aura permis de découvrir l’univers de la télé, et du journalisme télévisuel, auquel je consacrerai un peu plus tard deux longues enquêtes dans Le Monde Diplomatique, l’une sur les journaux télévisés, l’autre sur les chaînes dites "tout info".
C’était aussi la première fois que je faisais connaissance avec les couloirs de France Télévisions... Et avec le temps, je suis devenu tellement passionné par cette "maison du service public" que j’y ai consacrée bien plus tard tout un livre : France Télévisions off the record. Histoires secrètes d’une télé publique sous influences. Eh oui, ceci explique cela ! Ou comment un jeunot plonge dans l’univers parfoispoussiéreux de la télé publique... Il faut dire que cette première enquête sur les placards m’avait interrogé grandement sur la situation sociale des journalistes à la télé, et sur la pratique du journalisme lui-même à l’heure de l’Audimat et des connivences.
Car ironie de cette petite histoire, l’enquête sur les journalistes télés placardisés fut elle-même mise au placard par un rédacteur en chef soucieux de conserver de bonnes relations avec ses confrères de la télévision. À vrai dire, cela ne m’avait qu’à moitié étonné... Même si j’en étais quelque peu attristé. À l’époque, le chef de service culture de la rédaction de France 2, Michel Strulovici, aujourd’hui prof de journalisme, m’avait d’ailleurs prévenu durant mon enquête : "Mais votre article va se faire placardiser ! Et puis vous savez, le journalisme, c’est bien peu de choses à part une manière de mettre en scène le réel". Déjà têtu, j’avais pourtant décidé de persévérer dans cette enquête et j’avais recueillis au final près d’une dizaine de témoignages nominatifs de journalistes télés victimes du placard. Et notamment Michel Naudy.
Voici donc en guise d’hommage, l’extrait de cette enquête où j’évoquais ses difficultés à France 3. En tout cas, bonne route "soldat" Naudy !
"Le recordman des placards"
Quelqu’un a bien connu ce genre de pressions pendant tout son parcours télé. Moustachu malicieux, il aime notamment se présenter comme le "recordman des placards". Sur vingt-et-un ans de carrière, Michel Naudy a en effet traversé près de quatorze ans de placard. Journaliste dans les années 1970 à L’Humanité, il débute dans l’audiovisuel, après l’arrivée de la gauche au pouvoir. Détail amusant, pendant l’hiver 1981, il suit un stage d’intégration en compagnie des placardisés issus de la vague de 1974 !
Le journaliste Naudy se souvient : "Ils étaient vraiment mal en point. On ne sort pas indemne de sept ans de placard". Dès ses débuts à la télévision, il prend donc connaissance des nouvelles règles du jeu. Elles lui serviront, vu les postes sensibles qu’il occupe dès le début : Chroniqueur politique à FR3, puis chef du service politique. En 1986, Michel Naudy participe à l’émission d’investigation Taxi, crée par le producteur Philippe Alfonsi. Succès immédiat, les audiences dépassent souvent celles d’Apostrophes. À la rentrée, "Chirac n’en peut plus. En pleine vague terroriste, on réalise un reportage sur les camions qui passent sans contrôles au port de Marseille". Le hasard fait parfois bien les choses : fin décembre, au moment de la refonte des grilles de programmes, l’émission est supprimée, sans plus d’explications. Taxi et Philippe Alfonsi reçoivent pourtant deux 7 d’Or quelques mois plus tard. Début du premier placard qui va durer 3 ans et demi.
Michel Naudy retombe sur ses pattes en 1990, en créant une nouvelle émission sur l’éducation. Cette fois-ci, l’Audimat se charge de mettre fin à l’aventure un an après. Durant 4 ans, il redécouvre l’art de gérer sa mise à l’écart : "Tous les trois mois, j’envoyais des lettres en recommandé pour faire des propositions de travail. Un jour, un DRH m’a dit que je ne retravaillerai jamais". Le piège se referme, mais Michel Naudy ne désespère pas. Il se met à réaliser des enquêtes qu’il sort en livres, France 3 refusant de les passer à l’antenne : "ils aiment faire croire que les placardisés ne font pas l’affaire".
"Dauriac constituait un handicap dans la course à la présidence de France Télévision"
Sauf lorsqu’ils ont besoin d’eux, serait-on tenté de répondre. Retour en grâce en 1995 : Jean-Pierre Cottet, le directeur des programmes, lui demande alors de reprendre une émission sur les médias à France 3 Paris Ile de France. "La direction voulait supprimer "Décryptage" l’émission existante dirigée par Christian Dauriac. Pour Xavier Gouyou Beauchamp, alors directeur général de France 3, Dauriac constituait un handicap dans la course à la présidence de France Télévision." souligne-t-il. Échange de placard entre Naudy et Dauriac, sans états d’âme.
Sous un nouveau titre, l’émission Droit de Regard tient quatre mois. Cette fois-ci, Michel Naudy subit une censure directe de la direction : "J’ai fait un papier sur la soirée électorale de France 2, en critiquant notamment la sortie à moto de Benoît Duquesne. Jean-Pierre Cottet m’a appelé pour me dire que la direction déprogrammait l’émission. Comme ils sont restés sur leur décision, j’ai annoncé à l’AFP que je démissionnais. Gouyou et Cottet m’ont rappelé dans l’heure pour me proposer une réunion. J’ai joué de nouveau le rapport de force : soit il passait l’émission dans son intégralité, soit je démissionnais et je faisais un scandale. Ils ont fini par passer l’émission". Seulement voilà, fin juin, Droit de Regard disparaît de la grille et Naudy entame son troisième placard pour six ans. Le journaliste est amer : "Le pluralisme à la télé est un leurre". Désormais, définitivement rangé du journalisme placard, il travaille pour la Fiction de France 3. ça Naudy ne voulait pas le dire officiellement en 2003, mais c’était en fait un nouveau placard...
Comme bien d’autres, Michel Naudy représente le gâchis humain, professionnel et financier que constitue la télévision publique dans notre pays. Une télé publique empêchée de se déployer par les groupes privés de l’audiovisuel jaloux de conserver leur part du gâteau publicitaire, mais également par les responsables politiques trop soucieux de ne pas voir se constituer un réel contre pouvoir à leur action... Comme la BBC en Grande-Bretagne ou Radio Canada au Québec qui n’a pas hésité ces dernières années à révéler des affaires de corruption mettant en cause l’ancien premier ministre libéral Jean Charest. Eh oui, dans ces pays, il n’y a pas que Médiapart ou Le Canard Enchaîné pour "révéler" des infos.
Et justement, dans mon enquête d’il y a dix ans, j’avais trouvé d’autres témoignages révélateurs...
Marc Endeweld
Quand Michel Naudy avait embauché Jean-Michel Aphatie à Politis
À l’origine, Jean-Michel Aphatie avait découvert l’hebdo Politis le jour de son lancement, le 21 janvier 1988, comme il me l’a expliqué pour Charles : « Ce jour-là, j’ai cherché à joindre Michel Naudy, le rédacteur en chef politique, et j’ai eu sa secrétaire,et là tous les jeudis pendant trois mois, j’ai appelé. Et un jour, elle me l’a passé. Dans ce milieu très idéologique, la fille qui était l’unique journaliste politique venait de partir pour désaccord politique, et Naudy avait un service à poil, alors qu’on était à la fin de l’élection présidentielle. Fin avril, Naudy a mis trois pigistes à l’essai. Et il m’a embauché, même si idéologiquement ce n’était pas mon histoire. »
Communiste en rupture, Michel Naudy se souvient alors de s’être laissé attendrir par l’accent d’Aphatie, et séduire par ses compétences : « C’était le meilleur et de très loin. Il écrivait très bien, était très malin, et savait décoder la politique. J’ai donc proposé de l’intégrer. » Un bon journaliste donc, mais Naudy me dénonçait son opportunisme : « Débuter dans un journal à l’ultra- gauche et terminer à Canal + est significatif d’un sens inné de ses intérêts personnels. C’est le trajet de ceux qui veulent faire une carrière. Quand il était à Politis, il était dans la ligne du journal. En fait, Aphatie n’a pas de ligne politique sinon celle de ses employeurs. » En résumé, un journaliste ça ferme sa gueule, ou ça démissionne.
Une enquête sur les journalistes placardisés... remisée au placard.
Justement, le petit père Naudy avec sa moustache, son accent chantant et son oeil rieur, je l’avais rencontré la première fois en février 2003, pour une enquête qui m’avait été commandée par un newsmag parisien sur les journalistes placardisés à la télévision pour des raisons politiques ou professionnelles. Naudy m’avait donné rendez-vous à l’étage d’un bar du quartier Bastille à Paris. Une rencontre assez étrange pour moi, alors jeune journaliste. Parmi d’autres d’ailleurs, car cette enquête sur les journalistes télés au placard m’aura permis de découvrir l’univers de la télé, et du journalisme télévisuel, auquel je consacrerai un peu plus tard deux longues enquêtes dans Le Monde Diplomatique, l’une sur les journaux télévisés, l’autre sur les chaînes dites "tout info".
C’était aussi la première fois que je faisais connaissance avec les couloirs de France Télévisions... Et avec le temps, je suis devenu tellement passionné par cette "maison du service public" que j’y ai consacrée bien plus tard tout un livre : France Télévisions off the record. Histoires secrètes d’une télé publique sous influences. Eh oui, ceci explique cela ! Ou comment un jeunot plonge dans l’univers parfoispoussiéreux de la télé publique... Il faut dire que cette première enquête sur les placards m’avait interrogé grandement sur la situation sociale des journalistes à la télé, et sur la pratique du journalisme lui-même à l’heure de l’Audimat et des connivences.
Car ironie de cette petite histoire, l’enquête sur les journalistes télés placardisés fut elle-même mise au placard par un rédacteur en chef soucieux de conserver de bonnes relations avec ses confrères de la télévision. À vrai dire, cela ne m’avait qu’à moitié étonné... Même si j’en étais quelque peu attristé. À l’époque, le chef de service culture de la rédaction de France 2, Michel Strulovici, aujourd’hui prof de journalisme, m’avait d’ailleurs prévenu durant mon enquête : "Mais votre article va se faire placardiser ! Et puis vous savez, le journalisme, c’est bien peu de choses à part une manière de mettre en scène le réel". Déjà têtu, j’avais pourtant décidé de persévérer dans cette enquête et j’avais recueillis au final près d’une dizaine de témoignages nominatifs de journalistes télés victimes du placard. Et notamment Michel Naudy.
Voici donc en guise d’hommage, l’extrait de cette enquête où j’évoquais ses difficultés à France 3. En tout cas, bonne route "soldat" Naudy !
"Le recordman des placards"
Quelqu’un a bien connu ce genre de pressions pendant tout son parcours télé. Moustachu malicieux, il aime notamment se présenter comme le "recordman des placards". Sur vingt-et-un ans de carrière, Michel Naudy a en effet traversé près de quatorze ans de placard. Journaliste dans les années 1970 à L’Humanité, il débute dans l’audiovisuel, après l’arrivée de la gauche au pouvoir. Détail amusant, pendant l’hiver 1981, il suit un stage d’intégration en compagnie des placardisés issus de la vague de 1974 !
Le journaliste Naudy se souvient : "Ils étaient vraiment mal en point. On ne sort pas indemne de sept ans de placard". Dès ses débuts à la télévision, il prend donc connaissance des nouvelles règles du jeu. Elles lui serviront, vu les postes sensibles qu’il occupe dès le début : Chroniqueur politique à FR3, puis chef du service politique. En 1986, Michel Naudy participe à l’émission d’investigation Taxi, crée par le producteur Philippe Alfonsi. Succès immédiat, les audiences dépassent souvent celles d’Apostrophes. À la rentrée, "Chirac n’en peut plus. En pleine vague terroriste, on réalise un reportage sur les camions qui passent sans contrôles au port de Marseille". Le hasard fait parfois bien les choses : fin décembre, au moment de la refonte des grilles de programmes, l’émission est supprimée, sans plus d’explications. Taxi et Philippe Alfonsi reçoivent pourtant deux 7 d’Or quelques mois plus tard. Début du premier placard qui va durer 3 ans et demi.
Michel Naudy retombe sur ses pattes en 1990, en créant une nouvelle émission sur l’éducation. Cette fois-ci, l’Audimat se charge de mettre fin à l’aventure un an après. Durant 4 ans, il redécouvre l’art de gérer sa mise à l’écart : "Tous les trois mois, j’envoyais des lettres en recommandé pour faire des propositions de travail. Un jour, un DRH m’a dit que je ne retravaillerai jamais". Le piège se referme, mais Michel Naudy ne désespère pas. Il se met à réaliser des enquêtes qu’il sort en livres, France 3 refusant de les passer à l’antenne : "ils aiment faire croire que les placardisés ne font pas l’affaire".
"Dauriac constituait un handicap dans la course à la présidence de France Télévision"
Sauf lorsqu’ils ont besoin d’eux, serait-on tenté de répondre. Retour en grâce en 1995 : Jean-Pierre Cottet, le directeur des programmes, lui demande alors de reprendre une émission sur les médias à France 3 Paris Ile de France. "La direction voulait supprimer "Décryptage" l’émission existante dirigée par Christian Dauriac. Pour Xavier Gouyou Beauchamp, alors directeur général de France 3, Dauriac constituait un handicap dans la course à la présidence de France Télévision." souligne-t-il. Échange de placard entre Naudy et Dauriac, sans états d’âme.
Sous un nouveau titre, l’émission Droit de Regard tient quatre mois. Cette fois-ci, Michel Naudy subit une censure directe de la direction : "J’ai fait un papier sur la soirée électorale de France 2, en critiquant notamment la sortie à moto de Benoît Duquesne. Jean-Pierre Cottet m’a appelé pour me dire que la direction déprogrammait l’émission. Comme ils sont restés sur leur décision, j’ai annoncé à l’AFP que je démissionnais. Gouyou et Cottet m’ont rappelé dans l’heure pour me proposer une réunion. J’ai joué de nouveau le rapport de force : soit il passait l’émission dans son intégralité, soit je démissionnais et je faisais un scandale. Ils ont fini par passer l’émission". Seulement voilà, fin juin, Droit de Regard disparaît de la grille et Naudy entame son troisième placard pour six ans. Le journaliste est amer : "Le pluralisme à la télé est un leurre". Désormais, définitivement rangé du journalisme placard, il travaille pour la Fiction de France 3. ça Naudy ne voulait pas le dire officiellement en 2003, mais c’était en fait un nouveau placard...
Comme bien d’autres, Michel Naudy représente le gâchis humain, professionnel et financier que constitue la télévision publique dans notre pays. Une télé publique empêchée de se déployer par les groupes privés de l’audiovisuel jaloux de conserver leur part du gâteau publicitaire, mais également par les responsables politiques trop soucieux de ne pas voir se constituer un réel contre pouvoir à leur action... Comme la BBC en Grande-Bretagne ou Radio Canada au Québec qui n’a pas hésité ces dernières années à révéler des affaires de corruption mettant en cause l’ancien premier ministre libéral Jean Charest. Eh oui, dans ces pays, il n’y a pas que Médiapart ou Le Canard Enchaîné pour "révéler" des infos.
Et justement, dans mon enquête d’il y a dix ans, j’avais trouvé d’autres témoignages révélateurs...
Marc Endeweld