jeudi 11 juillet 2013

Edward Snowden, les droits de l’Homme et le droit public international (le grand soir)

Edward Snowden, les droits de l’Homme et le droit public international

 
A travers le cas Snowden, Patrick Cahez, membre de la Ligue des droits de l’homme à Bruxelles et d’Amnesty international, pointe les dérives de la démocratie à l’américaine.
L’affaire Snowden offre l’occasion de s’interroger sur le droit public international, son effectivité et ses progrès dans un monde qui tend à s’en exonérer, selon sa puissance économique, réelle ou supposée.
La politique mondiale se caractérise par la promotion du libéralisme. La Chine et les Etats-Unis se rejoignent dans une même consécration mercantile du matérialisme. Cette convergence paradoxale – un paradoxe n’est qu’une contradiction apparente – se manifeste pareillement dans l’alliance du PPE et du PSE qui soutient la Commission Barroso et ce même libéralisme en Europe. « Les financiers ne font bien leurs affaires que lorsque l’Etat les fait mal » (Talleyrand). Le projet d’accord transatlantique entre l’Union européenne et les Etats-Unis est la dernière illustration de cette primauté de l’économie sur le droit public et, par ricochet, sur des droits de l’homme dont on constate le reflux, notamment en droit social.
L’époque exige de démontrer l’évidence pour la rendre crédible. Edward Snowden révèle la mécanique de cette régression de l’empire du droit devant l’emprise de la finance, de l’optimisation immédiate du profit, la nouvelle hybris (1). Le rôle d’une société est d’assurer le bien-être général, et non pas celui d’une petite partie seulement de sa population.
Les Etats-Unis comptent plus de 1% de leur population incarcérée (2). Une telle proportion souligne l’échec d’un modèle de société, notamment en matière de droit civils et politiques. La république populaire de Chine connaît un même échec en matière de droits économiques, sociaux et culturels, où seul l’enrichissement d’une petite partie de la population donne l’illusion d’une amélioration économique globale, aux dépends de la santé, de la sécurité, du logement et de l’environnement – tous dégradés – de la plupart des Chinois.
Les actions du gouvernement des Etats-Unis posent questions sur sa prétendue défense des vertus démocratiques, dans laquelle il accumule des contre-exemples. Edward Snowden apporte un avatar supplémentaire à une longue liste (3). L’administration Obama poursuit Edward Snowden pour avoir divulgué des pratiques contraires aux droits de l’Homme, sans craindre le ridicule. Elle poursuit en effet un de ses espions pour espionnage, alors que Snowden n’a espionné qu’au seul profit de l’administration des Etats-Unis elle-même !
Le gouvernement américain reproche à un de ses agents la dissipation du secret. Il n’a pourtant pas hésité lui-même à révéler l’identité d’un de ses agents, dans l’affaire Plame- Wilson. Edward Snowden, lui, n’a pas compromis la sécurité d’un agent des Etats-Unis.
Aux Etats-Unis, le mensonge est une infraction (4). La procédure d’impeachment a été engagée contre un président qui a menti à propos d’une fellation dans son bureau, mais elle n’a pas été engagée contre un président responsable de la mort de milliers de « Boys » dans des guerres engagées sur un mensonge tenu devant la communauté internationale, au sein des Nations-Unies ; la même procédure d’impeachment a été engagée contre un autre président pour avoir posé des écoutes dans un immeuble de Washington, le Watergate, mais le Congrès ne s’émeut pas qu’un autre président ait développé la mise sur écoutes de toute la planète – un Worldgate ? – au préjudice des citoyens américains eux-mêmes.
L’administration américaine invoque la « sécurité » pour justifier son comportement attentatoire aux droits de l’Homme. Ce pays se particularise par la vente libre des armes qui causent la mort de 30 000 personnes (5, 6) par an au motif de la liberté individuelle ; alors qu’il y est interdit de boire un verre de bière sur une terrasse. La lutte contre le terrorisme est un prétexte facile. Il impose de s’interroger sur la conformité aux principes généraux du droit pénal des mesures d’exception et des lois répressives qui s’accumulent, lesquelles ne reposent pas sur la définition d’une infraction, mais seulement un mobile.
C’est dans ce contexte que se produit la violation grave des droits de l’homme par l’administration américaine que nous permet de connaître Edward Snowden, qui pose ainsi la question de la forfaiture (7) d’un Etat en droit international public.
Edward Snowden a révélé la violation « industrielle » de la vie privée de tous les citoyens de la Communauté internationale.
Les USA ont signé le 26 juin 1987 la Convention de Vienne sur le droit des traités, imposant aux Etats de respecter et d’appliquer les traités de « bonne foi ».
Le respect de la vie privée est un droit de l’homme consacré internationalement par l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; un traité des Nations-Unies que les Etats-Unis ont ratifié le 8 juin 1992.
L’organisation industrielle mise en place par l’administration américaine et l’importance des budgets consentis pour violer le Pacte international relatif aux droits civils et politiques établissent la mauvaise foi et caractérisent une politique délibérée de violation des droits de l’Homme.
Le Comité des droits de l’Homme des Nations-Unies à Genève, gardien de ce pacte international, a affirmé l’intangibilité des droits de l’Homme (observation générale N°26 61° session 1997). Un Etat lié par un traité garantissant la protection internationale des droits de l’Homme ne peut pas s’en exonérer ni même tenter de les dénoncer, même temporairement.
Edward Snowden apporte la démonstration d’un fait internationalement illicite. La violation délibérée et de mauvaise foi de la vie privée, telle qu’elle est ainsi révélée, engage la responsabilité internationale des Etats-Unis devant la Cour de justice internationale de La Haye. Tout Etat partie au statut de la Cour (Art.35) peut prendre l’initiative de saisir la Cour. Aucun des Etats victimes de ces agissements n’a évoqué la possibilité de le faire.
Edward Snowden revendique le statut de défenseur des droits de l’homme.
Navi Pillay, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme en donne la définition sur le site des Nations unies en 2010 : « C’est un titre que chacun d’entre nous peut mériter. Ce n’est pas un rôle qui demande une formation professionnelle. Pour être un défenseur des droits de l’homme, il faut tenir compte de son prochain et comprendre que nous avons tous le droit de bénéficier de l’ensemble des droits de l’homme et que nous devons nous engager pour que cet idéal devienne une réalité ». Cette définition trouve des précisions dans le droit des Nations unies pris conformément à la Charte des Nations Unies dont les USA sont un Etat membre.
L’article premier de la résolution de l’Assemblée générale des Nations-Unies N°53/144 du 8 mars 1999 consacre que :
« Chacun a le droit, individuellement ou en association avec d’autres, de promouvoir la protection et la réalisation des droits de l’homme et des libertés fondamentales aux niveaux national et international ».
Cette résolution impose aussi que :
- « Chaque État a, au premier chef, la responsabilité et le devoir de protéger, promouvoir et rendre effectifs tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales, notamment en adoptant les mesures nécessaires pour instaurer les conditions sociales, économiques, politiques et autres ainsi que les garanties juridiques voulues pour que toutes les personnes relevant de sa juridiction puissent, individuellement ou en association avec d’autres, jouir en pratique de tous ces droits et de toutes ces libertés. » (Article 2 §1) ;
- « L’État doit mener une enquête rapide et impartiale ou veiller à ce qu’une procédure d’instruction soit engagée lorsqu’il existe des raisons de croire qu’une violation des droits de l’homme et des libertés fondamentales s’est produite dans un territoire relevant de sa juridiction. » (article 9 §5) ;
- « Nul ne doit participer à la violation des droits de l’homme et des libertés fondamentales en agissant ou en s’abstenant d’agir quand les circonstances l’exigent, et nul ne peut être châtié ou inquiété pour avoir refusé de porter atteinte à ces droits et libertés » (article 10)
- « Quiconque risque, de par sa profession ou son occupation, de porter atteinte à la dignité de la personne humaine, aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales d’autrui doit respecter ces droits et libertés et se conformer aux normes nationales ou internationales pertinentes de conduite ou d’éthique professionnelle. » (Article 11).
Edward Snowden agit donc conformément au droit international public en dénonçant et en apportant la preuve d’une violation incontestable d’un droit de l’Homme, celui du respect de la vie privée. C’est donc à bon droit qu’Edward Snowden revendique la qualité de « défenseur des droits de l’Homme » et invoque la garantie de la protection internationale qui lui est due par tous les Etats parties à la Charte des Nations-Unies.
En plus de commettre un acte internationalement illicite, en violant industriellement les droits de l’Homme, l’administration américaine les viole encore en persécutant un défenseur des droits de l’homme, pour avoir dénoncé une violation.
Qui peut accueillir Edward Snoden ?
Le droit de l’Union européenne repose sur l’affirmation de l’Etat de droit, la démocratie et les droits de l’Homme. Ceux-ci forment sa moralité publique européenne et son ordre constitutionnel.
Ces références ne manquent pas d’être rappelées dans les actes de l’Union. Le mandat donné à la Commission pour négocier l’accord transatlantique pose ainsi comme condition que « l’accord (...) est basé sur des valeurs communes, notamment la protection et la promotion des droits de l’homme (...) ». Le principe d’intangibilité des droits de l’Homme interdit de mettre en balance cet acquis. La dignité est la matrice des droits de l’homme. Le respect de la vie privée est un élément de cette dignité. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne fait du respect de la dignité un principe indérogeable.
La sécurité d’Edward Snowden n’est cependant pas assurée dans l’Union européenne puisqu’il existe un accord d’extradition entre l’Union européenne et les USA et que le mécanisme du mandat d’arrêt européen est interprété de la manière la plus efficace par la Cour de justice de l’Union européenne, indifféremment du degré supérieur de protection des droits de l’homme qu’offre le droit interne des Etats membres (CJUE, Grande Chambre, 26 février 2013, Stefano Melloni contre Ministerio Fiscal, C-399/11). L’accord d’extradition comme le mandat d’arrêt européen sont du droit dérivé et ils ont une valeur normative inférieure à celle des Traités de l’Union. L’interprétation de la CJUE apparaît donc contraire à la prééminence du droit primaire, lequel fait prévaloir les droits de l’homme dans l’article 6 du Traité de l’Union européenne. Cette inversion normative peut motiver une question préjudicielle en validité du mandat d’arrêt européen et de l’accord d’extradition passé entre l’Union européenne et les USA.
L’asile d’Edward Snowden dans un pays de l’Union européenne est donc hypothéqué, en l’état actuel du droit, par l’accord d’extradition exposant le consultant US ; qui, s’il n’est pas exécuté directement par le pays requis par les USA, peut l’être indirectement par un autre Etat membre émettant un mandat d’arrêt européen et susceptible d’extrader ensuite la personne requise. L’affaire de Julian Assange illustre ce cas. Edward Snowden n’est donc pas en sécurité en Europe, tant qu’un renvoi préjudiciel en validité sur cet accord d’extradition n’est pas posé et qu’il y soit répondu. Les demandes d’asile de l’ingénieur US aux pays de l’Union, conformément à l’article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, donne à chacun d’eux, dans le cadre de l’étude de cette demande, la possibilité d’élever un renvoi préjudiciel (Art. 267 du traité de fonctionnement de l’UE). Aucun Etat membre n’a évoqué cette possibilité.
Le défi Snowden
Edward Snowden donne l’occasion à l’Union européenne d’affirmer sa conscience du droit par rapport à l’apparence superficielle du droit que donne le comportement de l’administration des Etats-Unis.
L’Europe est-elle cependant à la hauteur des prétentions qu’elle proclame dans ses traités, sachant qu’elle les sacrifie au principe de la « concurrence libre et non faussée » qui n’est pas inscrit dans son droit primaire ? La Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Omega du 14 octobre 2004 a jugé qu’une qu’une liberté économique communautaire, même fondamentale, peut faire l’objet peut faire l’objet d’une limitation lorsque son exercice menace le respect de la dignité humaine.
Les réactions de l’Allemagne et de la France sont très décevantes malgré l’acte internationalement illicite commis par l’administration des Etats-Unis. La France interdit le survol de son territoire à l’avion présidentiel péruvien bolivien de M. Morales, au préjudice de l’immunité internationale des Chefs d’Etat ; ces deux pays acceptent malgré tout de poursuivre des négociations commerciales pour un accord transatlantique à propos duquel ils étaient espionnés, en dépit des valeurs fondamentales bafouées du droit de l’Union.
C’est le défi que pose Edward Snowden à la communauté internationale et plus particulièrement à l’Union européenne. Que valent vraiment les droits de l’Homme, la construction humaniste de l’Europe, sans volonté politique à la hauteur de sa motivation et de ses inspirations ? Le monde admire la résistance d’un individu contre les dérives institutionnelles, mais il observe avant tout la crédibilité du discours des pays qui promeuvent les droits de l’Homme, chez les autres. Ce n’est pas un pays du G8, ni du G20, ni de l’OTAN, ni des BRIC qui offre l’accueil à Snowden ou à Assange ; mais l’Equateur. Un pays qui sait se distinguer ainsi très favorablement des puissances économiques en rappelant la prééminence du droit sur l’argent ; quand les plus riches, les plus à même d’intervenir, s’abstiennent de prendre la défense de l’Etat de droit. La situation internationale témoigne de l’insincérité des puissances qui invoquent la démocratie pour justifier des actions militaires extérieures, dans le seul but de leur éviter d’être qualifiées d’agression.
La situation d’Edward Snowden qui amène à ce constat pose alors la question de ce qui justifie encore la présence de membres permanents au Conseil de sécurité.
Le comportement critiquable de l’administration US et l’accord tacite des autres pays montrent que le siège de membre permanent au Conseil de sécurité n’a pas de sens ; puisqu’aucun d’eux ne réagit efficacement pour faire respecter les valeurs des Nations-Unies, dont les principales se trouvent dans la Charte universelle des droits de l’Homme.
L’Assemblée générale des Nations-Unies peut se saisir de cette question et décider de leur suppression, selon les dispositions de l’article 10 et l’article 11 § 2 de la Charte des Nations-Unies. « Small is beautifull » ?
Patrick Cahez
(1) Henri Monteilhet propose dans son livre « Au vent du boulet » (E. De Fallois, 2008) une analyse du mythe napoléonien et de l’hybris grec, qu’il analyse comme une éternelle insatisfaction du politique à conquérir le pouvoir.
(2) Prison Valley – l’industrie de la prison, web documentaire de David Dufresne et Philippe Brault ;
(3) Cette nouvelle affaire mettant en cause l’administration américaine s’ajoute aux révélations des assassinats par drones, des prisons clandestines, des actes de tortures, des démarches diplomatiques contre la Cour pénale internationale, de l’agression de l’Irak à partir d’un mensonge construit par les services secrets des Etats-Unis, ... Une telle accumulation de violations du droit interpelle sur la forme républicaine et le fonctionnement démocratique du gouvernement des Etats-Unis.
(4) « Le mensonge, un crime très mal perçu aux États-Unis » Marion Joseph (Le Figaro 7/7/2011) : « Si en France rien n’empêche un accusé de mentir pour se défendre, l’auteur d’un parjure outre-Atlantique s’expose à une peine pouvant aller jusqu’à sept ans de prison et à un désaveu de l’opinion publique, témoigne Me Christopher Mesnooh, avocat aux barreaux de New York et de Paris. »
(5) Le Nouvel Observateur 29/6/2010 : « Les armes à feu aux Etats-Unis en quelques chiffres » « Les armes à feu sont responsables d’environ 30.000 décès chaque année aux Etats-Unis (dont 55% de suicides, 41% de meurtres).Selon le Brady Center (anti- armes), neuf mineurs meurent ainsi chaque jour dans le pays. Un chiffre contesté par La National Rifle Association (NRA, pro- armes) qui souligne qu’un enfant américain a un risque sur un million de mourir d’un coup de feu accidentel. » - Libération « Un petit Américain de 5 ans qui jouait avec un fusil qu’on lui avait offert a tué mardi sa petite sœur de 2 ans dans leur maison du Kentucky » 1 mai 2013 à 17:35
(6) Près de dix fois plus de victimes que l’attentat du Worl Trade Center le 11/9/2001.
(7) Le dictionnaire de droit international public ne la définit pas (Ed. Bruylant). Le vocabulaire juridique (Ed. Puf) donne comme définition « nom générique naguère donné à tout crime commis par un fonctionnaire public dans l’exercice de ses fonctions et la décision d’un juge ou d’un administrateur prise en faveur ou inimitié envers une partie »

* http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/060...

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