Noam Chomsky : Cette cruauté qui maintient les empires en vie
Photo de N. Chomsky : Marwan Bu Haidar
Comme beaucoup de pays oppresseurs, les principaux outils de contrôle d’Israël s’appuient sur l’humiliation, l’avilissement et la terreur.
Cet article est adapté de la conférence « Edward W. Said » tenue par Noam Chomsky à Londres, le 18 Mars 2013.
Source en anglais : http://www.alternet.org/world/chomsky-cruelty-keeps-empires-alive?paging=off
Source : http://www.noam-chomsky.fr/cruaute-empires/
Comme beaucoup de pays oppresseurs, les principaux outils de contrôle d’Israël s’appuient sur l’humiliation, l’avilissement et la terreur.
Cet article est adapté de la conférence « Edward W. Said » tenue par Noam Chomsky à Londres, le 18 Mars 2013.
Le romancier suédois Henning Mankell raconte une expérience au Mozambique durant les atrocités de la guerre civile, il y a 25 ans, quand il vit un jeune homme en guenilles avancer vers lui.
« Je remarquai quelque chose que je n’oublierai jamais, aussi longtemps que je vivrai » raconte Mankell. « Je regardai ses pieds. Il n’avait pas de chaussures. A la place, il avait peint des chaussures sur ses pieds. Il avait utilisé des couleurs tirées de la terre et des racines pour les remplacer. Il avait trouvé un moyen de garder sa dignité. »
Ce genre de situation évoquera des souvenirs poignants parmi ceux qui ont été les témoins de la cruauté et de l’avilissement, qui sont omniprésents. Un cas frappant, parmi tant d’autres, est Gaza, que j’ai pu visiter pour la première fois en octobre dernier.
Là-bas la violence fait face à la résistance ferme des « samidin » – ceux qui endurent, pour emprunter le terme évocateur de Raja Shehadeh dans « The Third Way », ses mémoires sur les palestiniens sous l’occupation, il y a 30 ans.
Au retour, je fus accueilli par les nouvelles des assauts israéliens sur Gaza en novembre, qui étaient soutenus par les Etats Unis et tolérés poliment par l’Europe, comme d’habitude.
Israël n’est pas le seul adversaire de Gaza. La frontière sud de Gaza reste grandement sous le contrôle de la redoutée police secrète égyptienne, la Mukhabarat, que des rapports fiables lient à la CIA et au Mossad israélien.
Le mois dernier, un jeune journaliste de Gaza m’a envoyé un article décrivant le dernier assaut en date du gouvernement égyptien sur les habitants de Gaza.
Un réseau de tunnels menant en Egypte sert de planche de salut aux habitants de Gaza, soumis à un siège terrible et aux attaques constantes. Récemment, le gouvernement égyptien a mis en place un nouveau moyen pour bloquer les tunnels : les inonder avec les eaux usées.
Pendant ce temps, l’ONG israélienne B’Tselem rapporte qu’un nouveau système est utilisé par l’armée israélienne afin de contrer toutes les semaines les protestations non violentes contre le mur de séparation illégal d’Israël – un mur d’annexion en réalité.
Les samidins ont été ingénieux en s’adaptant face aux gaz lacrymogènes, l’armée a donc escaladé, pulvérisant les manifestants et les foyers avec des jets de liquides toxiques, comme des eaux usées.
Ces attaques prouvent encore que les grands esprits pensent de la même façon, en combinant l’humiliation à la répression criminelle.
La tragédie de Gaza remonte à 1948, quand des centaines de milliers de palestiniens fuyaient, effrayés, ou étaient expulsés par la force de Gaza par des forces israélienne conquérantes.
Le premier ministre David Ben-Gurion rapporte que « les arabes des terres d’Israël n’avait plus qu’une option – fuir. »
Il est à noter qu’aujourd’hui, le plus fervent soutien d’Israël dans l’arène internationale provient des Etats-Unis, du Canada et de l’Australie, le monde anglo-saxon – des sociétés colonialistes s’appuyant sur l’extermination ou l’expropriation des populations indigènes en faveur d’une race supérieure, et où un tel comportement est considéré normal et digne d’éloges.
Depuis des décennies, Gaza a été le théâtre de violences de toutes sortes. On rapporte des atrocités planifiées minutieusement comme l’opération « Plomb durci » en 2008/2009 – « un infanticide » comme l’appelèrent les médecins norvégiens Mads Gilbert et Erik Fosse, qui travaillèrent à l’hôpital Al Shifa de Gaza avec leurs confrères norvégiens et palestiniens durant cet assaut criminel. Le mot est approprié, si on considère les centaines d’enfants massacrés.
La violence se traduit par toutes les sortes de cruauté que les hommes ont pu concevoir, jusqu’à la douleur de l’exil.
La douleur est particulièrement rude à Gaza, où les personnes âgées peuvent encore voir, au-delà de la frontière, les foyers dont ils ont été expulsés – ou pourraient s’ils pouvaient approcher de la frontière sans se faire tuer.
L’une des punitions a été de verrouiller davantage la frontière de Gaza, la transformant en zone tampon, et incluant la moitié des terres arables de Gaza, d’après Sara Roy, l’un des principaux érudits à Harvard sur Gaza.
En plus d’être la vitrine de la propension humaine à la violence, Gaza est aussi un exemple inspirant du besoin de dignité.
Ghada Ageel, une jeune femme qui s’est échappée de Gaza pour aller au Canada, écrit à propos de sa grand-mère refugiée de 87 ans, toujours prise au piège de la prison de Gaza. Avant que sa grand-mère ne soit expulsée de son village désormais détruit « elle avait une maison, des fermes et des terres, et elle jouissait de l’honneur, la dignité et l’espoir ».
D’une façon stupéfiante, comme tous les Palestiniens en général, la femme âgée n’a pas abandonné l’espoir.
« Quand je vis ma grand-mère en novembre 2012, elle était inhabituellement joyeuse », écrit Ageel. « Surprise par sa bonne humeur, je lui demandai une explication. Elle me regarda dans les yeux, et à ma surprise, me dit qu’elle ne s’inquiétait plus de son village natal et de la vie emprunte de dignité qu’elle avait irrémédiablement perdue. »
« Le village est dans ton cœur, et je sais aussi que tu n’es pas seule dans ton voyage. Ne soit pas découragée. Nous y sommes presque » raconta sa grand-mère à Ageel.
La recherche de la dignité est comprise instinctivement par ceux qui tiennent les matraques, et reconnaissent qu’exception faite de la violence, le meilleur moyen de saper la dignité est l’humiliation. C’est une seconde nature en prison.
Là encore, la pratique courante dans les prisons israéliennes est révélée sous un examen minutieux. En février, Arafat Jaradat, un employé de station service de trente ans est mort durant une garde à vue. Les circonstances pourraient déclencher une autre émeute.
Jaradat avait été arrêté chez lui à minuit (une heure appropriée pour intimider sa famille), et accusé d’avoir jeté des pierres et des cocktails molotovs quelques mois plutôt, pendant l’attaque d’Israël sur Gaza en novembre.
Jaradat, en bonne santé lorsqu’il a été arrêté, avait été vu vivant pour la dernière fois au tribunal par son avocat, qui le décrit comme « recroquevillé, apeuré, confus et diminué.»
La cour le renvoya à douze jours supplémentaires de détention. Jaradat fut retrouvé mort dans sa cellule.
La journaliste Amira Hass écrit que « les palestiniens n’ont pas besoin d’une enquête israélienne. Pour eux, la mort de Jaradat est bien plus importante que la tragédie que lui et sa famille ont subie. D’après leur expérience, la mort de Jaradat est la preuve que le système israélien a recours régulièrement à la torture. D’après leur expérience, le but de la torture est non seulement de condamner quelqu’un, mais surtout de dissuader et soumettre un peuple entier. »
Ces moyens sont l’humiliation, l’avilissement et la terreur – des traits de la répression à domicile et à l’étranger.
Le besoin d’humilier ceux qui relèvent la tête est un élément tenace de la mentalité impérialiste.
Dans le cas du conflit israëlo-palestinien, il y a depuis longtemps un consensus international quasi-unanime sur la nécessité d’une solution diplomatique, bloquée par les États-Unis depuis 35 ans, avec l’approbation tacite de l’Europe.
Le mépris des victimes bloque pour une grande part une résolution du conflit avec au moins un minimum de justice et de respect pour la dignité et les droits de l’homme. Il n’est pas inconcevable qu’une barrière puisse être surmontée par un travail consciencieux, comme cela a pu être fait ailleurs.
A moins que les puissants soient capables d’apprendre le respect de la dignité des victimes, des barrières infranchissables resteront, et le monde sera condamné à la violence, la cruauté, et une souffrance âpre.
Traduit par Xavier, Alain et Anne-Marie pour www.noam-chomsky.frSource en anglais : http://www.alternet.org/world/chomsky-cruelty-keeps-empires-alive?paging=off
Source : http://www.noam-chomsky.fr/cruaute-empires/