Comment veux-tu que je t’enfume ?
France Inter consacrait ce matin son numéro de l’émission Service public à cette passionnante question : "Comment contourner les stratégies de communication des grandes entreprises ?" .
Parmi les invités, deux conseils en communication visiblement nourris
au lait de bisounours depuis des années ont expliqué à quel point leur
métier était utile, honnête et transparent. S’il est devenu désormais
impossible pour un journaliste de parler à un décideur politique ou
économique sans que celui-ci soit chaperonné par un conseil en
communication c’est que l’opinion se professionnalise, de sorte que le
discours aux médias doit se sophistiquer. Autrement dit le public est
devenu si expert qu’il faut lui proposer des arguments experts (étrange
comme on a le sentiment inverse en voyant le résultat, mais bon). On les
soupçonne d’arranger la vérité ? Allons donc ! Ils ont une éthique,
d’ailleurs certains refusent des dossiers quand ils n’adhèrent pas au
message qu’on veut leur faire passer. Des menteurs, les communicants ?
Bien sûr que non, nos kantiens en herbe ne mentent pas. Ils sont au
contraire les partenaires privilégiés des journalistes, ils pallient
leur manque de temps et de moyens en leur servant li’information utile
qu’ils ont préalablement sélectionnée pour eux. En toute honnêteté.
D’ailleurs, c’est pour ça que leurs clients leur offrent des ponts d’or :
pour décrire bêtement la réalité à l’état brut, entièrement et sans
aucun maquillage.
Hélas, cette vision idyllique – qui ne convainc guère – est démentie
par les intéressés eux-mêmes dès qu’on les fait parler de dossiers
concrets. Ainsi quand le journaliste les interroge sur le cas de
Richard Gasquet la réponse est saisissante. Souvenez-vous, en 2009 Gasquet est contrôlé positif à la cocaïne.
L’intéressé avoue tout en avançant une explication qui vaut son pesant
de sucre en poudre : il n’a jamais pris de cocaïne, si on en a trouvé
dans ses analyses, c’est qu’il a dû en absorber involontairement soit
dans un verre en boite, soit en embrassant une jeune femme elle-même
cocaïnée. Patricia Chapelotte sourit à l’évocation de cet épisode
ridicule, mais balaie bien vite la question du mensonge en communication
: c’est le sport, et puis il y a de telles sommes en jeu…Autrement dit,
allons, soyons cool, y’a pas mort d’homme.
On l’aura compris, si le discours médiatique ressemble désormais à un
spot publicitaire permanent, c’est-à-dire s’il est nourri de phrases
creuses et superficielles, et truffé parfois de franches absurdités –
l’insupportable "part d’ombre" de Cahuzac lors de sa confession
télévisée, la phobie administrative de Thevenoud etc. – c’est grâce à
ces professionnels de l’argument qui tue. Sous l’antiquité, on les
appelait "sophistes". Ce sont les champions toutes catégories de
l’abrutissement.
Le problème, c’est qu’ils sont sur le point de prendre le contrôle
total de l’information. Un chiffre, donné en cours d’émission, exprime
la gravité de la situation : aux Etats-Unis on compte désormais 4,6
communicants pour 1 journaliste. Lequel journaliste touche une
rémunération inférieure de 40 % à celle du communicant et travaille avec
des moyens ridicules. A voir le nombre de confrères qui annoncent leur
passage à la com’ chaque année, je ne crois pas trop m’avancer en
prédisant que la situation ne va faire que s’aggraver.
Notre métier est en danger si nous n’avons pas le temps de l’exercer,
confie un confrère dans l’émission. Je crains que même en se donnant le
temps, cela ne change rien à la catastrophe qui s’annonce.
Pour preuve, le dossier Kerviel justement abordé dans l’émission par
son ex conseillère en com’ Patricia Chapelotte. Celle-ci décrit encore, 4
ans après la première condamnation de l’intéressé en correctionnelle,
le petit breton bouc-émissaire d’un système cynique. A la trappe
l’instruction par Renaud Van Ruymbeke ! A la trappe les deux procès au
fond et la décision de la Cour de cassation ! Tout ça ne pèse rien face à
la légende médiatique du petit breton victime de la méchante banque. Il
faut dire qu’on a tous tellement envie d’y croire à cette belle
histoire. La force de la communication, c’est qu’elle ne s’embarrasse
pas de vérité, avec ses nuances, ses zones d’ombre et ses complexités,
elle impose la légende susceptible d’entraîner l’adhésion du public.
Légende qui généralement appuie sur les mécanismes les moins fiables du
cerveau, le biais de confirmation, la quête d’une explication facile et
autres travers remarquablement décrits dans un ouvrage incontournable : la démocratie des crédules, par Gérald Bronner.
Dans l’affaire Kerviel, quelques médias commencent à avoir la gueule
de bois et enquêtent sur l’enfumage dont ils ont été victimes. Je
recommande à ce sujet le très bon reportage du Petit Journal diffusé en mai, ou encore celui de France 5 (vidéo le magazine reportage 1) qui date d’hier.
Mais, comme dirait la chroniqueuse judiciaire du Monde Pascale
Robert-Diard dans le remarquable papier où elle a démonté la com’
Kerviel le lendemain du cirque à Vintimille, que pèse tout ceci face à un Goliath médiatique ?
Rien. L’information n’a plus assez de moyens pour se faire entendre,
elle arrive trop tard, elle n’est pas séduisante, bref, elle est has
been.
Les communicants sont nés pour rééquilibrer le rapport de force entre
les individus ou les entreprises et la puissance des médias. Le
résultat dépasse leurs espérances : ils ont triomphé. Mais chut ! C’est
le secret le mieux gardé au monde. Si le public s’aperçoit que le
système médiatique est totalement pollué par ces arrangeurs de
vérité professionnels, tout s’effondre.
Comment ? Vous pensez que ça s’effondre déjà ? Je crains hélas que vous n’ayez raison…
Note : merci au fidèle lecteur de ce blog qui m’a alerté sur l’émission par mail ce matin.