mercredi 24 septembre 2014

Comment veux-tu que je t’enfume ? (La plume d'aliocha)

Comment veux-tu que je t’enfume ?

images-3France Inter consacrait ce matin son numéro de l’émission Service public à cette passionnante question : "Comment contourner les stratégies de communication des grandes entreprises ?" . Parmi les invités, deux conseils en communication visiblement nourris au lait de bisounours depuis des années ont expliqué à quel point leur métier était utile, honnête et transparent. S’il est devenu désormais impossible pour un journaliste de parler à un décideur politique ou économique sans que celui-ci soit chaperonné par un conseil en communication c’est que l’opinion se professionnalise, de sorte que le discours aux médias doit se sophistiquer. Autrement dit le public est devenu si expert qu’il faut lui proposer des arguments experts (étrange comme on a le sentiment inverse en voyant le résultat, mais bon). On les soupçonne d’arranger la vérité ? Allons donc ! Ils ont une éthique, d’ailleurs certains refusent des dossiers quand ils n’adhèrent pas au message qu’on veut leur faire passer. Des menteurs, les communicants ? Bien sûr que non, nos kantiens en herbe ne mentent pas. Ils sont au contraire les partenaires privilégiés des journalistes, ils pallient leur manque de temps et de moyens en leur servant li’information utile qu’ils ont préalablement sélectionnée pour eux. En toute honnêteté. D’ailleurs, c’est pour ça que leurs clients leur offrent des ponts d’or : pour décrire bêtement la réalité à l’état brut, entièrement et  sans aucun maquillage.
Hélas, cette vision idyllique – qui ne convainc guère –  est démentie par les intéressés eux-mêmes dès qu’on les fait parler de dossiers concrets.  Ainsi quand le journaliste les interroge sur le cas de Richard Gasquet la réponse est saisissante. Souvenez-vous, en 2009 Gasquet est  contrôlé positif à la cocaïne. L’intéressé avoue tout en avançant une explication qui vaut son pesant de sucre en poudre : il n’a jamais pris de cocaïne, si on en a trouvé dans ses analyses, c’est qu’il a dû en absorber involontairement soit dans un verre en boite, soit en embrassant une jeune femme elle-même cocaïnée.   Patricia Chapelotte sourit à l’évocation de cet épisode ridicule, mais balaie bien vite la question du mensonge en communication : c’est le sport, et puis il y a de telles sommes en jeu…Autrement dit, allons, soyons cool, y’a pas mort d’homme.
On l’aura compris, si le discours médiatique ressemble désormais à un spot publicitaire permanent, c’est-à-dire s’il est nourri de phrases creuses et superficielles, et truffé parfois de franches absurdités – l’insupportable "part d’ombre" de Cahuzac lors de sa confession télévisée, la phobie administrative de Thevenoud etc. – c’est grâce à ces professionnels de l’argument qui tue. Sous l’antiquité, on les appelait "sophistes". Ce sont les champions toutes catégories de l’abrutissement.
Le problème, c’est qu’ils sont sur le point de prendre le contrôle total de l’information. Un chiffre, donné en cours d’émission, exprime la gravité de la situation : aux Etats-Unis on compte désormais 4,6 communicants pour 1 journaliste. Lequel journaliste touche une rémunération inférieure de 40 % à celle du communicant et travaille avec des moyens ridicules. A voir le nombre de confrères qui annoncent leur passage à la com’ chaque année, je ne crois pas trop m’avancer en prédisant que la situation ne va faire que s’aggraver.
Notre métier est en danger si nous n’avons pas le temps de l’exercer, confie un confrère dans l’émission. Je crains que même en se donnant le temps, cela ne change rien à la catastrophe qui s’annonce.
Pour preuve, le dossier Kerviel justement abordé dans l’émission par son ex conseillère en com’ Patricia Chapelotte. Celle-ci décrit encore, 4 ans après la première condamnation de l’intéressé en correctionnelle, le petit breton bouc-émissaire d’un système cynique. A la trappe l’instruction par Renaud Van Ruymbeke ! A la trappe les deux procès au fond et la décision de la Cour de cassation ! Tout ça ne pèse rien face à la légende médiatique du petit breton victime de la méchante banque. Il faut dire qu’on a tous tellement envie d’y croire à cette belle histoire. La force de la communication, c’est qu’elle ne s’embarrasse pas de vérité, avec ses nuances, ses zones d’ombre et ses complexités, elle impose la légende susceptible d’entraîner l’adhésion du public. Légende qui généralement appuie sur les mécanismes les moins fiables du cerveau, le biais de confirmation, la quête d’une explication facile et autres travers remarquablement décrits dans un ouvrage incontournable : la démocratie des crédules, par Gérald Bronner.  
Dans l’affaire Kerviel, quelques médias commencent à avoir la gueule de bois et enquêtent sur l’enfumage dont ils ont été victimes. Je recommande à ce sujet le très bon reportage du Petit Journal diffusé en mai, ou encore celui de France 5 (vidéo le magazine reportage 1) qui date d’hier.
Mais, comme dirait la chroniqueuse judiciaire du Monde Pascale Robert-Diard dans le remarquable papier où elle a démonté la com’ Kerviel le lendemain du cirque à Vintimille, que pèse tout ceci face à un Goliath médiatique ?
Rien. L’information n’a plus assez de moyens pour se faire entendre, elle arrive trop tard, elle n’est pas séduisante, bref, elle est has been.
Les communicants sont nés pour rééquilibrer le rapport de force entre les individus ou les entreprises et la puissance des médias. Le résultat dépasse leurs espérances : ils ont triomphé. Mais chut ! C’est le secret le mieux gardé au monde. Si le public s’aperçoit que le système médiatique est totalement pollué par ces arrangeurs de vérité professionnels, tout s’effondre.
Comment ? Vous pensez que ça s’effondre déjà ? Je crains hélas que vous n’ayez raison…
Note : merci au fidèle lecteur de ce blog qui m’a alerté sur l’émission par mail ce matin.