lundi 1 septembre 2014

[Exclusif] La France s’est mise en état de servitude volontaire par rapport à l’Allemagne, par Emmanuel Todd (1) (les crises)


1 sept 2014- http://www.les-crises.fr/todd-1-la-servitude-volontaire-de-la-france/

Gros cadeau pour la rentrée : une très longue interview décapante d’Emmanuel Todd que j’ai réalisée le mois dernier, et que je sors en plusieurs billets (vous aurez un joli pdf rassemblant le tout à la fin).
Je remercie M. Todd de la confiance qu’il a placée dans ce blog, et de la qualité du travail réalisé. Et je remercie également ceux qui ont donné de gros de main pour la finaliser.
Bonne lecture !
[Olivier Berruyer] M.Todd, quel regard portez-vous sur la crise actuelle avec la Russie ?
[Emmanuel Todd] Il y a quelque chose d’étrange, d’irréel, dans le système international actuel. Quelque chose ne va pas : tout le monde s’acharne contre une Russie qui n’a que 145 millions d’habitants, qui s’est redressée, certes, mais dont personne ne peut imaginer qu’elle redevienne une puissance dominante à l’échelle mondiale ou même européenne. La force de la Russie est fondamentalement défensive. Le maintien de l’intégrité de son immense territoire est déjà problématique avec une population aussi réduite, comparable à celle du Japon. La Russie est une puissance d’équilibre : son arsenal nucléaire et son autonomie énergétique font qu’elle peut jouer le rôle de contrepoids aux États-Unis. Elle peut se permettre d’accueillir Snowden et, paradoxalement, contribuer ainsi à la défense des libertés civiles en Occident. Mais l’hypothèse d’une Russie dévorant l’Europe et le monde est absurde.
Au début de votre carrière, vous vous êtes beaucoup intéressé à l’URSS – prédisant même son prochain éclatement. Aujourd’hui, la Russie n’a plus le niveau hégémonique de l’URSS à l’époque, et bien que la Russie soit beaucoup plus démocratique que ne l’était l’URSS, on la traite bien plus mal. Par exemple, lorsque l’URSS est intervenue en Tchécoslovaquie en 1968, en envoyant ses chars, on a protesté, mais finalement l’hystérie n’a pas duré pendant des semaines. Or, aujourd’hui, alors qu’il ne se passe rien de comparable, mis à part une population qui vote démocratiquement en Crimée pour retourner vers la maison mère russe, on a l’impression d’assister à un drame énorme qui mériterait presque d’aller faire la guerre pour redonner de force la Crimée à l’Ukraine, malgré la volonté contraire de la population. Pourquoi ce traitement est-il si différent ?
Cette question ne concerne pas la Russie, elle concerne l’Occident. L’Occident, certes massivement dominant, est néanmoins aujourd’hui, dans toutes ses composantes, inquiet, anxieux, malade : crise financière, stagnation ou baisse des revenus, montée des inégalités, absence totale de perspectives et, dans le cas de l’Europe continentale, crise démographique. Si l’on se place sur le plan idéologique, cette fixation sur la Russie apparaît tout d’abord comme une recherche de bouc émissaire, mieux, comme la création d’un ennemi nécessaire au maintien d’une cohérence minimale à l’Ouest. L’Union européenne est née contre l’URSS ; elle ne peut plus se passer de l’adversaire russe.
Il est vrai cependant que la Russie pose au monde occidental quelques problèmes de « valeurs », mais, à l’inverse de ce que suggèrent les âneries antipoutinistes et russophobes du journal Le Monde, le problème de l’Occident est le caractère positif et utile de certaines valeurs russes.
La Russie est un pays qui n’a pas suivi le monde occidental dans la voie du « tout libéralisme ». Un certain rôle de l’État s’y est réaffirmé, tout comme une certaine idée nationale. C’est un pays qui commence à se redresser, y compris en termes de fécondité, de baisse de la mortalité infantile. Son taux de chômage est faible.
Bien sûr, les Russes sont pauvres et personne en Europe de l’Ouest ne peut envier le système russe, y compris au niveau des libertés. Mais être russe aujourd’hui, c’est appartenir à une collectivité nationale forte et rassurante, c’est la possibilité de se projeter mentalement dans un avenir meilleur, c’est aller quelque part. Qui pourrait dire ça en France ? La Russie est en train de redevenir, malgré elle, le symbole de quelque chose de positif qui la dépasse. En ce sens, c’est vrai, elle est une vraie menace pour les gens qui, à l’Ouest, font semblant de nous gouverner, égarés dans l’histoire, qui parlent des valeurs occidentales mais qui, selon l’expression je crois de Basile de Koch, ne reconnaissent réellement que les valeurs boursières.
Mais il ne s’agit déjà plus d’un conflit entre Est et Ouest, traditionnel, régressif au sens psychiatrique, dans lequel l’Amérique serait moteur. La crise récente a tout à voir avec l’intervention européenne en Ukraine.
Si l’on échappe au délire des médias « occidentaux », qui semblent revenus pour leur part vers 1956, en plein milieu d’une guerre froide menaçant de devenir chaude, et que nous observons la réalité géographique des phénomènes, il apparaît très simplement que le conflit a lieu dans la zone d’affrontement traditionnelle entre l’Allemagne et la Russie. Très tôt, j’ai eu le sentiment que les États-Unis avaient, cette fois-ci, par peur de perdre la face après le retour de la Crimée à la Russie, emboîté le pas à l’Europe, ou à l’Allemagne plutôt, puisque c’est elle qui désormais contrôle l’Europe.
On enregistre des signaux contradictoires venant d’Allemagne. Parfois, on la sent plutôt pacifiste, sur une ligne de retrait, de coopération. Parfois, au contraire, elle apparaît très en pointe dans la contestation ou dans l’affrontement avec la Russie. Cette ligne dure monte chaque jour en puissance. Steinmeier s’était fait accompagner par Fabius et Sikorski à Kiev. Merkel visite désormais seule le nouveau protectorat ukrainien.
Mais ce n’est pas que dans cet affrontement que l’Allemagne est en pointe. En l’espace de six mois, y compris durant les dernières semaines, alors qu’elle était déjà en conflit virtuel avec la Russie dans les plaines ukrainiennes, Merkel a humilié les Anglais en leur imposant, avec une incroyable grossièreté, Juncker comme président de la Commission. Chose encore plus extraordinaire, les Allemands ont commencé à affronter les Américains, en se servant d’une histoire d’espionnage par les États-Unis. C’est absolument incroyable quand on connaît l’imbrication des activités de renseignement américaines et allemandes depuis la guerre froide. Il apparaît d’ailleurs aujourd’hui que le BND, le service de renseignement allemand, espionne aussi, très normalement, les politiques américains. Au risque de choquer, je dirais que, compte tenu des ambiguïtés de la politique allemande à l’Est, je suis tout à fait favorable au monitoring par la CIA des responsables politiques allemands. J’espère d’ailleurs que les services de renseignement français font leur travail et participent à la surveillance d’une Allemagne de plus en plus active et aventureuse sur le plan international. Reste que cette agressivité antiaméricaine de l’Allemagne est un phénomène nouveau dont il faut tenir compte. Son style est fascinant. La façon dont les hommes politiques allemands ont parlé des Américains témoigne d’un profond mépris. Il existe un fond antiaméricain important outre-Rhin. J’avais eu l’occasion de le mesurer lors de la sortie de mon livre Après l’empire en allemand. Selon moi, il explique largement le succès de librairie exceptionnel de cette traduction.
Il y a déjà un moment que le gouvernement allemand se moque des remontrances américaines en matière de gestion économique. Contribuer à l’équilibre de la demande mondiale ? Et puis quoi encore ? L’Allemagne a son projet, de puissance plutôt que de bien-être : comprimer la demande en Allemagne, asservir les pays endettés du Sud, mettre au travail les Européens de l’Est, accorder quelques cacahuètes au système bancaire français, qui contrôle l’Élysée, etc.
Dans un premier temps, au moment de la prise de la Crimée, j’avais été plutôt sensible au rétablissement de la Russie : une puissance qui ne veut plus se laisser marcher sur les pieds et qui est capable de prendre des décisions. Actuellement, je constate que la Russie est fondamentalement une nation en stabilisation, et seulement en stabilisation, même si les gens en font le grand méchant loup.
La véritable puissance émergente, avant la Russie, c’est l’Allemagne. Elle a fait un chemin prodigieux, de ses difficultés économiques lors de la réunification à son rétablissement économique, puis à la prise de contrôle du continent dans les cinq dernières années. Tout cela mérite qu’on le réinterprète. La crise financière n’a pas simplement démontré la solidité de l’Allemagne. Elle a aussi révélé sa capacité à utiliser la crise de la dette pour mettre au pas l’ensemble du continent. Si on se libère de la rhétorique archaïque de la guerre froide, si l’on arrête d’agiter le hochet idéologique de la démocratie libérale et de ses valeurs, si l’on cesse d’écouter le blabla européiste, pour observer la séquence historique en cours de façon brute et presque enfantine, bref si l’on accepte de voir que le roi est nu, on constate que :
1) au cours des cinq dernières années, l’Allemagne a pris le contrôle du continent européen sur le plan économique et politique ;
2) et que, au terme de ces cinq années, l’Europe est déjà virtuellement en guerre avec la Russie.
Ce phénomène simple est obscurci par une double dénégation : deux pays agissent comme des verrous pour que l’on ne comprenne pas la réalité de ce qui se passe.
D’abord la France, qui ne veut toujours pas admettre qu’elle s’est mise en état de servitude volontaire par rapport à l’Allemagne. Elle ne peut pas faire autrement tant qu’elle n’admet pas pleinement cette montée en puissance de l’Allemagne et le fait qu’elle n’est pas au niveau pour la contrôler. S’il y a un enseignement géopolitique de la Seconde Guerre mondiale, c’est bien que la France ne peut pas contrôler l’Allemagne, dont nous devons reconnaître les immenses qualités d’organisation et de discipline économique, et le non moins immense potentiel d’irrationalité politique.
Le refus français de la réalité allemande est une évidence. Cela fait déjà un moment que je parle de François Hollande comme du « vice-chancelier Hollande ». Voire même, désormais, plutôt comme d’un simple « directeur de communication de la Chancellerie ». Il n’est rien. Il a atteint des niveaux d’impopularité exceptionnels, qui viennent pour une part de sa servilité en face de l’Allemagne. François Hollande est aussi méprisé par les Français parce qu’il est un homme qui obéit à l’Allemagne.
Plus largement, les élites françaises, journalistiques autant que politiques, participent de ce processus de dénégation.
[À suivre] Interview réalisée pour le site www.les-crises.fr, librement reproductible dans un cadre non commercial (comme le reste des articles du site, cf. Licence Creative Commons).