Le casse du siècle : 1000 milliards de dollars d’évasion fiscale pour les pays en développement
25 septembre, 2014 | Posté par Ender |
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L’ONG ONE
vient de publier un rapport intitulé « le casse du siècle » concernant
l’évasion fiscale. Les chiffres sont hallucinants. En recoupant les
données du FMI et de la Banque des règlements internationaux, l’ONG
arrive à un montant d’évasion fiscal compris entre 972 et 2020 milliards
de dollars, rien que pour les pays en développement, soit largement de
quoi, par exemple, éradiquer la faim dans le monde ou assurer une
éducation à tous les enfants des pays en développement… Au niveau
mondial, ce seraient 20 500 milliards de dollars d’actifs qui seraient
détenus dans les paradis fiscaux ! Le manque à gagner est pharaonique
pour les états avec une moyenne calculée sur une hypothèse basse de 130
milliards de recettes fiscales perdues chaque année…
L’ONG américaine ONE dont l’axe de travail est la lutte contre l’extrême pauvreté vient de publier Le casse du siècle : un scandale à mille milliards de dollars. Le rapport estime à au moins 1000 milliards de dollars les sommes perdues chaque année par les pays en développement (PED) et pointe 4 grands facteurs qui sont « des accords opaques liés à l’exploitation de ressources naturelles, l’utilisation de sociétés écrans, le blanchiment d’argent et la fraude fiscale ».
En fait, il pourrait s’agir de bien plus de 1000 milliards de dollars car le rapport estime que les pertes subies par les PED se chiffrent entre 972 et 2020 milliards de dollars, on passe donc carrément de plus du simple au double. Une note de bas de page explique la méthodologie de calcul qui se base sur des estimations fournies par le FMI et la Banque des règlements internationaux. Il s’agit en particulier pour cette dernière institution de son rapport de décembre 2013 qui a permis à ONE de calculer « le nombre total de dépôts enregistrés dans les juridictions de paradis fiscaux off-shore » dont le rapport mentionne qu’ils sont au nombre de 50 selon la liste du Governement Accountability Office (GAO) des Etats-Unis |1|.L’accroche en gras de la page de garde indique que « les pays les plus pauvres du monde sont privés chaque année d’au moins mille milliards de dollars par des criminels qui profitent de l’opacité du système pour dérober des capitaux par le biais du blanchiment d’argent, de la fraude fiscale et du détournement de fonds », l’utilisation du présent laissant entendre qu’il s’agit d’un fait avéré.Des chiffres solidement documentésLa méthodologie de l’étude nous annonce que ce chiffre se base sur 3 estimations convergentes. La première, celle du groupe de recherche et de plaidoyer du Global Financial Integrity sur l’ampleur des flux financiers illicites qui estime qu’en 2011, 947 milliards de dollars de capitaux ont été perdus par les pays en développement sous la forme de flux financiers illicites. Cette estimation subdivise ces montants en 3 grandes catégories. La plus importante en volume est représentée par la falsification des tarifs commerciaux et la fraude fiscale à hauteur de 60 à 65 % du total. Viennent ensuite les activités criminelles, le trafic d’êtres humains, la vente illégale d’armes, la contrebande, etc. Les recettes de la corruption et de détournement par des fonctionnaires représentent elles environ 5 % de tous les flux financiers illicites à l’échelle mondiale. La seconde estimation provient de l’Office des Nations-Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) qui évalue l’ampleur du blanchiment d’argent à l’échelle mondiale entre 2,1 et 4 % du PIB mondial. Chiffre qui se rapproche de l’estimation du FMI qui prend une fourchette plus large s’échelonnant entre 2 et 5 % du PIB mondial et dont le rapport « Perspectives de l’économie mondiale 2014″ avance une estimation chiffrée entre 1910 et 3640 milliards de dollars.
La part relative aux pays en développement est estimée à partir des statistiques du FMI concernant la part du PIB mondial en parité de pouvoir d’achat relative aux pays en développement y compris les pays dits émergents. Cette part représentant 50,8 % de l’économie mondiale ce qui donne lieu à une estimation se montant à la moitié des chiffres cités donc 972 milliards comme estimation basse et 1853 milliards comme estimation haute. Enfin, le troisième chiffrage provient d’un cumul de plusieurs estimations concernant les pertes de recettes pour les pays en développement à partir des coûts globaux cumulés du blanchiment d’argent estimé à la fourchette mentionnée d’entre 1910 et 3640 milliards de dollars et de la corruption entre 600 et 1710 milliards de dollars avec une estimation prudente d’un tiers concernant les pays en développement. Ce qui donnerait selon l’estimation la plus prudente 1010 milliards et 2020 milliards pour les pays en développement.De tels chiffres représentent une source considérable de moyens pour répondre aux défis de la nécessaire amélioration des conditions de vie pour l’immense majorité des populations du Sud et pour une partie non négligeable des populations du Nord. Ceci sans compter les autres sources de financement représentées par l’arrêt du paiement des dettes illégitimes et ou déjà remboursées par le jeu des intérêts, un impôt exceptionnel sur la fortune, des mesures de justice fiscale incluant la fin des cadeaux fiscaux aux riches et aux grandes entreprises entre autres mesures d’importance.Une taxation au lieu d’une véritable restitution des sommes dérobéesLà où le bât blesse terriblement est le fait qu’alors que le rapport parle clairement de flux financiers illicites et de pertes pour les pays, il ne parle que de taxer ces montants au lieu de leur confiscation pure et simple au profit des populations du pays d’origine des flux. De 1000 à 2000 milliards de dollars on se retrouve dans leur perspective avec des montants qui ne représentent plus qu’entre 38,4 et 64,1 milliards de dollars, des montants clairement très faibles totalement en porte à faux avec un titre qui n’est guère plus qu’une accroche. En effet, on ne peut guère parler de manière cohérente d’un « casse à mille milliards » de dollars mettant en avant le fait que « les pays les plus pauvres sont privés d’au moins mille milliards de dollars chaque année à cause de personnes qui profitent de l’opacité du système pour détourner des capitaux via le blanchiment d’argent, la fraude fiscale et le détournement de fonds » si ce n’est pas pour préconiser le retour intégral de ces montants dans les pays qui en ont été spoliés.Le poids des paradis fiscaux : de 5800 à 20 000 milliards de dollarsPar ailleurs, ces mille milliards de dollars sont un flux qui peut être en grande partie mis en rapport avec l’estimation du stock d’actifs détenus dans la paradis fiscaux. Si Gabriel Zucman l’estime dans son ouvrage à 5800 milliards d’euros ce qui selon lui fait perdre aux États 130 milliards d’euros de recettes par an |2|, il se base pour calculer ce chiffre sur des données qui ne prennent en compte que le secret bancaire sans intégrer les autres modes d’évasion fiscale. Sur base des données contenues dans l’édition 2013 du Global Wealth Databook du Crédit Suisse, ONE a obtenu un total de 20 500 milliards de dollars d’actifs non déclarés détenus offshore dont 3200 milliards issus des pays en développement.Sur ce montant de 20 500 milliards de dollars, il n’est pas clair si les avoirs des résidents de ces territoires sont inclus dans cette estimation ou non car il est bien évident qu’ils doivent être identifiés pour être déduits.
Le rapport identifie 4 axes d’action pour que les montants mentionnés puissent être taxés (et non récupérés dans leur entièreté, ce qui est la grande faiblesse du rapport). Il donne néanmoins des estimations intéressantes et bien corroborées ainsi que des pistes d’action.Quelles actions à mener ?La première action préconisée vise à lever le voile sur les sociétés écrans. En effet, le secret bancaire ne couvre qu’une partie des avoirs détournés. Le rapport considère que « ces ’sociétés fantômes’ sont des outils cruciaux pour les blanchisseurs d’argent » et donne le chiffre de 70 % des plus grandes affaires de corruption entre 1980 et 2010 impliquaient des sociétés écrans |3|. Dans un article dans le New York Times, l’ancien Secrétaire Général des Nations Unies Kofi Annan a exhorté à « lever le voile du secret derrière lequel trop d’entreprises se cachent. Chaque juridiction fiscale devrait être tenue de divulguer publiquement la structure de propriété effective complète des sociétés enregistrées |4| ». Cette déclaration de bon sens contraste singulièrement avec son attitude en tant que Secrétaire Général de l’ONU lorsqu’il a ouvert tout grand la porte aux multinationales en instaurant en 2000 un partenariat stratégique de l’ONU avec celles-ci, partenariat connu sous le nom de Global Compact. Selon l’ONG Global Financial Integrity, les pays africains (hors Sud Soudan) ont perdu en 2011 76,9 milliards de dollars à cause des flux illicites.La seconde action concerne particulièrement le domaine des ressources naturelles, secteur clé puisque le tiers du milliard de personnes les plus pauvres vit dans pays riches en ressources naturelles. Cette action met en avant l’obligation pour les multinationales de publier ce qu’elles paient au titre de l’exploitation de ces ressources. Le rapport met en avant l’émergence en cours d’une norme sur les ressources naturelles que les gouvernements de l’Union Européenne, des Etats-Unis, du Canada et de la Norvège se seraient engagées à appliquer |5| et préconise l’adoption par les pays du G20 d’un système de comptabilité standardisé et obligatoire ainsi que le rehaussement des normes mondiales de transparence en matière de ressources naturelles. Il s’agirait d’arriver à une norme commune obligatoire pour les pays possédant d’importantes ressources naturelles et les pays d’origine des multinationales exploitant ces ressources. Dans ce dernier cas, elles auraient l’obligation de rendre publiques leurs principales informations financières dans les pays où elles sont actives.La troisième action concerne les mesures à prendre pour lutter contre la fraude fiscale en particulier contre la manipulation des prix de transfert par les multinationales qui déclarer leurs bénéfices par le biais de filiales dans des pays où ils sont faiblement taxés et leurs coûts dans ceux qui permettent les déductions les plus importantes. Le rapport signale que dans les pays développés, les recettes fiscales représentent en moyenne 34,1 % du PIB alors que dans les pays à faibles revenus, elles n’en représentent qu’en moyenne 13 %. Il faut cependant aller au delà de ce chiffre brut et se poser la question de la progressivité car avec les cadeaux fiscaux aux plus favorisés et aux grandes entreprises, la fiscalité est de moins en moins progressive. Une augmentation de recettes fiscales doit s’accompagner d’une meilleure répartition dans leur origine, faisant contribuer davantage ceux qui possèdent et gagnent davantage plutôt que de favoriser la TVA qui frappe le plus durement les plus pauvres qui doivent consacrer la totalité de leurs faibles revenus à la consommation.La quatrième et dernière action préconisée consiste en la publication des données gouvernementales. Il s’agit de mettre en place des données ouvertes, informations gratuites accessibles à tous « qui doivent être précises, complètes et fournies en temps opportun ». Le rapport donne un exemple concret des bienfaits du contrôle citoyen de l’argent public portant sur l’éducation primaire en Ouganda où les écoles primaires ne recevaient que 13 % des fonds qui leur étaient alloués, 87 % étant donc détournés. Il en explique le processus : « la diffusion d’informations sur les transferts de fonds dans les écoles et les bureaux de district est devenue obligatoire et les comités scolaires ont reçu une formation sur la façon d’utiliser ces données pour demander aux autorités de rendre des comptes sur la perception et l’utilisation des fonds. Quatre ans plus tard, les écoles recevaient plus de 90 % des fonds qui leur étaient alloués – un changement spectaculaire rendu possible grâce à la transparence et à d’autres réformes ». Si il s’agit d’un enjeu fondamental pour la démocratie, on peut être fortement critique des mesures préconisées pour y parvenir par le biais d’une Charte adoptée par les pays du G8 ou même du G20. Si on reste sur une base volontaire et qu’il n’est pas prévu de sanctions en cas de non respect, il y a fort à parier que les informations les plus sensibles ne seront pas publiées ou ne le seront qu’après coup.En conclusion ce rapport contient beaucoup de chiffres bien documentés et corroborés d’où son intérêt. Cependant, la vision politique – ou plus exactement apolitique – véhiculée est tout à fait contestable et regrettable. Alors que l’ONG intitule son étude « le scandale à mille milliards de dollars » et souligne que « les pays les plus pauvres sont privés d’au moins mille milliards de dollars chaque année », elle se limite à proposer la taxation de ces montants pour un produit compris entre 38,4 et 64,1 milliards de dollars par an.
On ne fait évidemment pas la même chose avec ces montants qu’avec mille milliards de dollars par an. Or, si cet argent est volé aux pays en développement, il est normal qu’il revienne aux populations de ces pays conformément aux pays d’origine des fonds. Par ailleurs, comme ONE ne se focalise que sur l’extrême pauvreté (et encore pas son éradication mais seulement sa diminution), on ne reste que dans la perspective des Objectifs du Millénaire pour le Développement, dans un contexte d’augmentation de la croissance mondiale sans nullement questionner la répartition des richesses, le rôle clé des institutions financières internationales dans ce modèle y compris pour les pertes mentionnées dans ce rapport, l’exploitation et le modèle capitaliste productiviste.
Source : CADTM