Mémoire
Première Guerre mondiale : va-t-on commémorer les exploits de l’industrie chimique ?
C’est l’une des grandes « innovations » de la
Première guerre mondiale : les armes chimiques. Les gaz de combat, dont
le fameux gaz moutarde, ont été utilisés par les deux camps, et mis au
point par de grands groupes, comme Bayer côté allemand, ou les ancêtres
de Péchiney et Rhodia côté français. Une implication historique que le
géant allemand de la chimie, aujourd’hui fabricant de médicaments et
d’OGM, aimerait bien faire oublier.
Dès l’automne 1914, le ministère de la Guerre
allemand lance des recherches pour utiliser les produits toxiques
contenus dans les teintures afin de développer des gaz de combat. Carl
Duisberg, le patron de l’entreprise chimique Bayer, fondée en 1863, en
prend la tête. L’entreprise est aujourd’hui plus connue pour ses
médicaments, ou ses OGM, que pour avoir inventé les armes chimiques,
dont le « gaz moutarde » ! L’usine Bayer de Leverkusen produit du gaz de
combat, d’abord du gaz chloré, dès 1915. Il est expérimenté pour la
première fois en janvier 1915 sur le front de l’Est, contre les Russes.
Puis en Belgique : la deuxième attaque chimique se déroule contre le
saillant d’Ypres, le 22 avril 1915.
Le sulfure d’éthyle dichloré, diffusé par les vents après l’explosion d’obus, attaque les yeux et les poumons et provoque des brûlures chez les combattants britanniques et français, tuant un millier de soldats et déclenchant un mouvement de panique. Au fil du conflit, ces premiers gaz seront agrémentés de nouvelles substances toxiques, donnant naissance au gaz moutarde, employé pour la première fois en 1917, par les Allemands, encore une fois à Ypres (et 70 ans plus tard par la dictature de Saddam Hussein contre les Kurdes puis l’Iran). Les premières « armes de destruction massive » sont nées. La guerre chimique a commencé.
Les Français améliorent l’ypérite allemande en y ajoutant du phosgène, un gaz suffocant très toxique. La Société chimique des usines du Rhône, une branche du futur Rhône-Poulenc (créé en 1928) – dont les activités seront bien plus tard intégrées dans Rhodia ou Aventis (fusionné ensuite avec Sanofi) – livre la première cargaison française de gaz moutarde. C’est en 1918, un an après l’utilisation de ce nouveau gaz létal par les Allemands dans le secteur de Verdun. L’arme chimique française sera utilisée contre les troupes allemandes pendant la seconde bataille de la Marne à l’été 1918. De 1915 à 1918, l’industrie française produit ainsi 36 000 tonnes de gaz toxiques [2]. Au total, les belligérants disperseront sur tous les théâtres d’opérations plus de 110 000 tonnes de gaz de combat, provoquant directement plus de 90 000 morts.
Les exploits de l’industrie chimique durant la Grande guerre ne s’arrêtent pas là. En Allemagne, elle fait face à un manque de main d’œuvre. Pour y répondre, Carl Duisberg, le patron de Bayer, encourage le commandement militaire allemand à faire appel à des travailleurs forcés de Belgique, alors occupée [3] Le patron de Bayer n’était pas le seul dans ce cas. Le fabricant de canons Gustav Krupp et l’industriel des mines et de l’acier Hugo Stinnes font de même. En 1916, environ 60 000 Belges sont ainsi déportés vers l’Allemagne pour y travailler.
Gaz toxique et travail forcé constituent en effet les prémices de ce qui va se dérouler deux décennies plus tard. En 1925, les trois géants de l’industrie chimique allemande, Bayer, BASF et Hoechst, se regroupent dans le conglomérat IG-Farben. Pendant la Seconde Guerre mondiale, cet empire industriel aura encore une fois recours à des dizaines de milliers de travailleurs forcés parmi les prisonniers d’Auschwitz. Le groupe chimique ira même jusqu’à fabriquer et fournir au régime nazi le gaz Zyklon-B utilisé dans ses camps d’extermination. En 1948, treize dirigeants du conglomérat chimique sont condamnés à des peines allant d’un an et demi à huit ans de prison…. Après 1945, IG-Farben est démantelé et Bayer, BASF et Hoechst (intégré ensuite dans Rhône-Poulenc) reprennent tranquillement leurs activités.
Rachel Knaebel
Photo de une : soldats britanniques rendus aveugles par des gaz de combat (Wikimedia Common)
Illustration : Dessin du soldat Pierre Dantoine, mobilisé en 1914 (source).
Lire aussi notre enquête : Loin des tranchées : quand les multinationales européennes engrangeaient déjà les profits de la guerre
Le sulfure d’éthyle dichloré, diffusé par les vents après l’explosion d’obus, attaque les yeux et les poumons et provoque des brûlures chez les combattants britanniques et français, tuant un millier de soldats et déclenchant un mouvement de panique. Au fil du conflit, ces premiers gaz seront agrémentés de nouvelles substances toxiques, donnant naissance au gaz moutarde, employé pour la première fois en 1917, par les Allemands, encore une fois à Ypres (et 70 ans plus tard par la dictature de Saddam Hussein contre les Kurdes puis l’Iran). Les premières « armes de destruction massive » sont nées. La guerre chimique a commencé.
90 000 tués par les gaz de combat
Après Ypres, les alliés dénoncent la barbarie allemande. L’emploi d’obus contenant des gaz asphyxiants est d’ailleurs interdite par la Convention de La Haye de 1899. Ce qui ne les empêche pas d’accélérer eux-mêmes leurs recherches en matière de gaz mortels. En France, des gaz lacrymogènes ont déjà été mis au point avant la guerre pour les forces de l’ordre, afin de réprimer les « bandes anarchistes ». Une « Commission d’étude chimique de guerre » est chargée de concevoir de nouveaux produits, plus meurtriers. Et l’industrie est mobilisée (lire notre enquête). C’est la Compagnie des produits chimiques d’Alais et de la Camargue – le futur Péchiney – qui se lance dans la production de gaz de combat. Du chlore est fabriqué dans les usines chimiques de Saint-Auban (Alpes-Maritimes) et de Pont-de-Claix (Isère), qui, ouverte en 1916, existe encore aujourd’hui [1] Air liquide, entré en bourse en 1913, livre de même du chlore et contribue à la fabrication de mines.Les Français améliorent l’ypérite allemande en y ajoutant du phosgène, un gaz suffocant très toxique. La Société chimique des usines du Rhône, une branche du futur Rhône-Poulenc (créé en 1928) – dont les activités seront bien plus tard intégrées dans Rhodia ou Aventis (fusionné ensuite avec Sanofi) – livre la première cargaison française de gaz moutarde. C’est en 1918, un an après l’utilisation de ce nouveau gaz létal par les Allemands dans le secteur de Verdun. L’arme chimique française sera utilisée contre les troupes allemandes pendant la seconde bataille de la Marne à l’été 1918. De 1915 à 1918, l’industrie française produit ainsi 36 000 tonnes de gaz toxiques [2]. Au total, les belligérants disperseront sur tous les théâtres d’opérations plus de 110 000 tonnes de gaz de combat, provoquant directement plus de 90 000 morts.
Les exploits de l’industrie chimique durant la Grande guerre ne s’arrêtent pas là. En Allemagne, elle fait face à un manque de main d’œuvre. Pour y répondre, Carl Duisberg, le patron de Bayer, encourage le commandement militaire allemand à faire appel à des travailleurs forcés de Belgique, alors occupée [3] Le patron de Bayer n’était pas le seul dans ce cas. Le fabricant de canons Gustav Krupp et l’industriel des mines et de l’acier Hugo Stinnes font de même. En 1916, environ 60 000 Belges sont ainsi déportés vers l’Allemagne pour y travailler.
La mémoire sélective de Bayer
L’opération provoque des protestations internationales et tourne court. Les travailleurs belges pourront finalement rentrer chez eux. « Mais selon beaucoup d’historiens, cette tentative a été comme un modèle du programme de travail forcé de la chimie allemande pendant la Deuxième Guerre mondiale », souligne Philipp Mimkes, de la Coordination contre les dangers de Bayer, CBG, basée à Düsseldorf. L’association allemande rappelle depuis 30 ans Bayer à ses responsabilités historiques. Cette année encore, elle a utilisé son temps de parole lors de l’assemblée générale des actionnaires de l’entreprise pour évoquer le rôle du fondateur de Bayer dans la Première Guerre. En vain. « Les réactions de Bayer sont toujours les mêmes. L’entreprise a répondu que Carl Duisberg était un homme respecté, un chercheur important, qu’il avait fait construire des logements pour les ouvriers... », regrette Philipp Mimkes. « Ça en devient même embarrassant. L’année dernière, Bayer a fêté ses 150 ans. À cette occasion, la direction a publié à nouveau une histoire de l’entreprise écrite par un de ses collaborateurs, et qui date de 1988 ! Ce n’est plus du tout actuel par rapport à l’état de la recherche. Et c’est la même chose sur la Deuxième Guerre. Il existe de très nombreux dossiers sur le rôle de la chimie allemande dans les crimes nazis, ne serait-ce que les protocoles des procès de Nuremberg… Mais Bayer n’a jamais engagé d’investigation sur le sujet. »Gaz toxique et travail forcé constituent en effet les prémices de ce qui va se dérouler deux décennies plus tard. En 1925, les trois géants de l’industrie chimique allemande, Bayer, BASF et Hoechst, se regroupent dans le conglomérat IG-Farben. Pendant la Seconde Guerre mondiale, cet empire industriel aura encore une fois recours à des dizaines de milliers de travailleurs forcés parmi les prisonniers d’Auschwitz. Le groupe chimique ira même jusqu’à fabriquer et fournir au régime nazi le gaz Zyklon-B utilisé dans ses camps d’extermination. En 1948, treize dirigeants du conglomérat chimique sont condamnés à des peines allant d’un an et demi à huit ans de prison…. Après 1945, IG-Farben est démantelé et Bayer, BASF et Hoechst (intégré ensuite dans Rhône-Poulenc) reprennent tranquillement leurs activités.
Rachel Knaebel
Photo de une : soldats britanniques rendus aveugles par des gaz de combat (Wikimedia Common)
Illustration : Dessin du soldat Pierre Dantoine, mobilisé en 1914 (source).
Lire aussi notre enquête : Loin des tranchées : quand les multinationales européennes engrangeaient déjà les profits de la guerre