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La société est atomisée
D'après la dernière note de conjoncture sociale de l'association Entreprise & Personnel, "les situations échappent aux acteurs institutionnels, les leviers traditionnels, y compris économiques, fonctionnent de moins en moins, le dialogue social tourne à vide dans un espace de plus en plus déconnecté du réel.... Mais cela ne structure pas en soi de la mobilisation collective, faute d'acteurs légitimes pour le faire et de projet rassembleur".

Atlantico : La société est selon cette note trop atomisée pour que les exaspérations des différentes catégories sociales se rejoignent pour construire un mouvement de contestation cohérent. Les chômeurs qui voient qu'on veut réduire leurs allocations, les familles qui se retrouvent dans la même situation, les agriculteurs qui se sentent étranglés, la Manif pour Tous, les mouvement "quitter la sécu", les "pigeons"... les groupes sociaux et d'intérêts sont-ils effectivement trop disparates pour qu'une explosion sociale fasse trembler la France ?

Jean Petaux : L'histoire des mouvements contestataires de grande ampleur montre abondamment qu'ils ne préviennent jamais longtemps avant leur déclenchement. Il peut y avoir des signes avant-coureur mais souvent il s'agit de signaux faibles qu'une relecture des événements passés réinterprète comme autant d'éléments précurseurs de la mobilisation advenue postérieurement. C'est tout simplement ce que l'on appelle une "rationalisation ex-post". Quand on fait cela en histoire cela s'appelle un anachronisme. A tout le moins je pense qu'il faut être très modeste. Ne pas dire : "Il ne va rien se passer parce que la société française est totalement anesthésiée et incapable de réagir" ou, inversement, "ça ne peut qu'exploser parce qu'il n'y a pas d'autre issue possible".

Ce que l'on peut établir c'est que la somme de mécontentements disparates, même très nombreux, n'entraine pas, mécaniquement, une mobilisation générale qui fusionnerait dans un même élan revendicatif. Pour plusieurs raisons. La première c'est que les contestations que vous énumérez sont, pour certaines contradictoires entre elles, sans se neutraliser forcément, elles se repoussent, tout comme le font les polarités identiques de deux aimants. Difficile alors d'imaginer une quelconque coagulation des messages protestataires. La deuxième raison tient à la nature-même des catégories sociales qui expriment leurs peurs, leurs refus ou leurs revendications. Certains groupes n'ont pas la culture de la manifestation publique. Pas besoin d'expliquer que les notaires, les huissiers, voire les pharmaciens, n'ont pas, derrière eux, une "socialisation du battage du pavé" qui les amènerait à multiplier les manifestations pour se faire entendre.

La "Manif pour tous" a certes été un excellent support de mobilisation mais il n'y a pratiquement pas d'exemple d'embrasement social à partir de thématiques éthiques ou morales relevant de la sphère des valeurs. La gauche par exemple, bien que mobilisée pour la cause des "sans-papiers" n'a jamais réussi à en faire un point de fixation social d'envergure. Ce qui agrège les revendications et les mécontentements c'est d'abord (pour ne pas dire uniquement) les questions sociales. A une exception près dans la société française : la question scolaire. En 1984, un million de Françaises et de Français s'est rassemblé à Versailles faisant reculer le gouvernement de l'époque. En 1994, dix ans plus tard, un autre million (pas le même) manifeste à Paris et fait aussi reculer le gouvernement (pas le même non plus). Les grandes manifestations en France depuis les années 60 sont toutes (en dehors de ces deux-là) en relation avec des luttes sociales et syndicales.

Je n'ai en mémoire qu'une seule manifestation à caractère politique qui réunit une foule absolument considérable et rarement atteinte : c'est celle des gaullistes le 30 mai 1968, juste après la déclaration radiodiffusée du général de Gaulle. Manière de clore par une mobilisation exceptionnelle la séquence de Mai 68. Troisième et dernière explication à mes yeux : pour reprendre la fameuse dichotomie sartrienne entre les "soucis profonds" et la "cause occasionnelle", pour qu'une mobilisation sociale généralisée se produise il faut qu'il y ait un événement précis, un détonateur, une explosion ponctuelle et suffisamment forte qui, occasionnellement, va provoquer l'embrasement de toutes les couches de la société parce que le climat s'y prêterait et que la crise serait présente dans tous les groupes sociaux. Or, actuellement, au risque de surprendre, je ne suis pas certain que les soucis profonds soient aussi réifiés que cela. Quant à la cause occasionnelle, j'ai dit au début de ma réponse, que, très souvent, elle est imprévisible, fortuite et soudaine...

Eddy Fougier : Les enquêtes témoignent d'un pessimisme ambiant, d'une difficulté à se projeter dans l'avenir, et d'un repli sur soi. Selon cette note, les personnes se replient sur elles, sur leur famille, leur communauté, que celle-ci soit "facebookienne" ou religieuse. Est-ce un facteur d'implosion ou d'explosion ? Difficile à dire. Dans cette note, il est intéressant de voir que ce qui est relevé, c'est la faible conflictualité sociale. Avec les Bonnets Rouges, les cheminots ou les pilotes Air France on pourrait croire que les élites vont bientôt avoir leur tête sur une pique, mais en réalité les grèves et les conflits sont moins nombreux qu'avant.

Ce qui est inquiétant, c'est l'explosion sociale qui se profile lorsque la crise économique est forte et qu'il n'y a plus d'espoir dans l'alternative politique, un peu comme en Grèce ou en Espagne. Aujourd'hui en France, cette alternative existe, elle est portée par Marine Le Pen, qui sert d'exutoire à l'explosion sociale. Pour l'instant ça fonctionne. Mais jusqu'à quel point... Si elle arrive au pouvoir, alors l'explosion sociale pourrait avoir lieu.

En 2013, on s'attendait à des mouvements sociaux très importants contre la réforme des retraites, or ça n'a pas été le cas. Pour les Bonnets Rouges, on pensait qu'il s'agissait des "territoires" contre Paris et le gouvernement, mais il s'agit surtout, dans les faits, d'une révolte fiscale. Je crois donc plus à de la résignation qu'à de la révolte, les mouvements contestataires se contentant de rester ponctuels, en fonction des lieux et des catégories sociales.

Au risque de schématiser, quelles sont aujourd'hui les grandes "familles" de mécontents en France ?

Jean Petaux : C'est le risque en effet, comme pour toute taxinomie. On peut énumérer quatre grandes familles en fonction des ressorts de leur mécontentement, ou plus précisément, de la nature-même de leur revendication. Il n'y a pas, dans mon esprit, de hiérarchisation dans la liste qui suit. Et il existe certainement d'autres catégories.

Je qualifierai un premier groupe ainsi : "Les Combattants pour les valeurs". Celles-ci ne sont pas seulement liées à des choix moraux ou éthiques. Bien évidemment on va y trouver celles et ceux qui pensent que la famille est menacée aussi bien par des mesures juridiques (mariage de personnes du même sexe, PMA, GPA, etc.) que financières (réforme des allocations familiales) ou fiscales (réforme du quotient). Mais au titre des valeurs on peut aussi citer ici celles qui défendent la "liberté d'entreprendre", le "droit à la propriété". J'ajouterai même celles et ceux qui luttent pour la "reconnaissance du droit d'asile", "l'accueil des sans-papiers", "la défense des valeurs de la laïcité", ou encore, bien entendu, "les valeurs de tolérance autorisant le mariage de personnes de même sexe ou le droit à la procréation pour tous", etc.

Cela peut surprendre car, forcément, ces derniers ne sont pas sur la même ligne idéologique que les pro-Manif pour tous par exemple, mais c'est aussi ce qui constitue la particularité de la situation actuelle : le combat pour les valeurs n'est pas forcément celui pour la sauvegarde de la tradition ou n'est pas réductible à la droite idéologique. Les valeurs de gauche ont aussi leurs combattants bien évidemment et ceux-ci peuvent considérer que le gouvernement actuel ne les entend pas suffisamment par exemple.

Le deuxième groupe me semble pouvoir se reconnaitre dans l'appellation suivante : "Les Gardiens du temple France". Ceux-là sont en quelque sorte opposés à tout ce qui peut apparaître, de près ou de loin, comme susceptible de remettre en cause le "modèle français" ou si l'on veut être encore plus précis, "l'exception française". Ils sont hostiles à l'Europe telle qu'elle est devenue, opposés à la mondialisation, plutôt méfiants devant toute alliance internationale. On trouve dans ce groupe une bonne part de celles et ceux qui ont voté "non" au référendum sur le Traité Constitutionnel Européen (TCE) de mai 2005. Ils se recrutent évidemment dans des "camps politiques" diamétralement opposés, rivaux et concurrents. Mais leur souci profond est le même, (tout en étant, bien entendu, incapables de l'avouer) : "la France est en train de se dissoudre dans un modèle supra-national et ce n'est pas acceptable". De la "marinière" au "achetez français", les "Gardiens" rendent le libéralisme mondialisé responsable de tous les maux de la société française.

Le troisième groupe correspond à la nébuleuse des déçus toutes catégories confondues. Je les nommerai : "Les Désespérés de l'impossible changement". Ils ont, dans leurs très grande majorité, cru au slogan de François Hollande. Ils ont cru que "le changement allait être maintenant". Leurs parents avaient cru dans les années 70-80 qu'il allait être possible avec François Mitterrand de "changer la vie" (slogan du PS après le Congrès d'Epinay de 1971). D'autres n'ont pas cru aux propos du candidat socialiste élu président de la République en mai 2012 mais ils ont espéré que la situation serait différente de celle connue sous la présidence Sarkozy. Ils ne voulaient pas revivre l'affaire Bettencourt, ils ont eu l'affaire Cahuzac (avec du Thévenoud en prime). Ils ne voulaient plus de confusion entre vie publique et vie privée, ils ont eu droit au plus nul des vaudevilles avec portes qui claquent et diarrhée verbale de rupture imprimée en gros caractères... En d'autres termes, les "déçus du hollandisme" et les "cocus du sarkozysme" (et réciproquement) sont littéralement désespérés de la chose politique et "jurent, mais un peu tard, qu'on ne les y prendra plus" (comme le disait en son temps le grand La Fontaine). La majorité des rangs de ces "désespérés" se situe à gauche, ils sont militants syndicaux dans les organisations de salariés, militants écologistes ou "alter", voire militants socialistes eux-mêmes et ont le sentiment d'être totalement sacrifiés sur l'autel d'une modernisation de la doxa socialiste qu'ils n'ont ni vu venir ni appelé de leurs votes.

Le quatrième et dernier groupe est le plus difracté et disparate des quatre "familles". Désignons-les sous l'appellation suivante : "Les égoïsmes des individualismes contrariés". Ceux-là, pour des raisons toutes différentes, forcément personnelles, voient une part de leur statut social, financier, professionnel, dégradée. Si cette dépréciation statutaire ne l'est pas dans les faits (pas encore du moins ou pas pour tous) ils ont peur que cela ne se produise. Si elle n'est pas réifiée et n'existe pas, ils ont le sentiment qu'elle est là. Ils la vivent par procuration ou par anticipation. Et puis parfois ils la vivent pour de bon : cas de ceux qui paient davantage d'impôts par exemple . Ou de ceux qui vont devoir se soumettre à une nouvelle législation, à une nouvelle obligation (écotaxe, péage, etc.). Tous ceux-là refusent avec plus ou moins de vigueur (ou de violence) tout ce qui peut contribuer à accroître ce ressenti de remise en cause de la fameuse religion des "avantages acquis". Bien sûr que dans cette litanie des "égoïsme contrariés" il faut ranger tous les conservateurs du syndicalisme-corporatisme. Les enseignants qui sont d'accord pour changer les rythmes scolaires mais sans travailler une heure de plus ou perdre une semaine de congés, les commandants de bord d'Air France aux rémunérations littéralement indécentes qui s'offrent quinze jours de grève (et négocient secrètement le paiement des jours de grève avec la direction générale de la compagnie), etc.

On l'aura compris, l'appartenance à telle ou telle famille n'est pas exclusive d'une autre. Des "multi-cartes" existent : un pilote d'Airbus A320 d'Air France peut être un "combattant pour les valeurs" et rejeter tout abandon de souveraineté... Pour autant ces quatre grandes "familles" ne sont pas "fongibles" les unes dans les autres dans leur collectivité et leur intégralité.

Eddy Fougier : Le constat d'atomisation est très vrai, et la liste est longue : en somme, tous ceux qui ont quelque chose à perdre dans les réformes, c'est-à-dire les professions réglementées, les agriculteurs lésés par la PAC, les classes moyennes qui subissent les impôts et la réforme des allocations familiales, et ne se reconnaissent pas dans certaines valeurs portées par le gouvernement ; les mécontents de droite et les mécontents de gauche ; et puis on peut généraliser en parlant du mécontentement global des Français par rapport à la classe politique ! Mais de là à construire un mouvement de contestation sur cette base... Je crois davantage à une révolution conservatrice, dans un mouvement comparable à celui qui porta Ronald Reagan au pouvoir en 1981.

Quelles circonstances permettraient aujourd'hui un soulèvement d'une ampleur considérable contre les institutions et l'exécutif en place ?

Jean Petaux : Je l'ai dit : la conjugaison de soucis profonds et d'une cause occasionnelle déclenchante. Il pourrait y avoir, par exemple, un blocage structurel long et spectaculaire des infrastructures (barrages routiers par exemple qui paralyseraient l'approvisionnement en essence comme on l'a connu dans les années 93-94 et qui s'est terminé d'un côté avec le célèbre leader syndicaliste camionneur "Tarzan" et de l'autre avec un char AMX 30 dégageant un 38 tonnes... : image forte s'il en fut). Le pays entièrement bloqué toutes les revendications risqueraient d'exploser en même temps. Il pourrait aussi y avoir une crise politique et institutionnelle structurelle : blocage parlementaire, mise en minorité du gouvernement, dissolution de l'Assemblée nationale et absence de résolution de la crise politique par une consultation législative dont les résultats seraient politiquement insupportables : score très élevé du FN mais quasi-absence de députés envoyés à l'Assemblée du fait du mode de scrutin : décalage complet entre "le pays réel" et le "pays légal" ou bien majorité introuvable voire conflit de légitimité politique entre le président en place et la nouvelle majorité parlementaire rendant une quatrième cohabitation impossible. Le pays irait tout droit à la crise de régime et la question de la survie de la Vème République se poserait directement. La seule chose dont on est certain en l'espèce c'est que la réalité a toujours plus d'imagination et de capacité d'invention que les auteurs de politique-fiction...

Eddy Fougier : Qu'entend-on par explosion sociale ? On peut parler de mouvements qui se révoltent en recourant à des actions illégales, comme bruler des centres d'impôts, mettre le feu à des banlieues comme en 2005.

L'implosion, quant à elle, est une notion plus floue, moins facile à appréhender de manière factuelle : c'est une société qui se délite, qui ne partage plus d'éléments communs, qui ne se reconnaît plus dans les valeurs et les emblèmes de son pays.

L'un des facteurs d'explosion, donc, serait "le ras le bol fiscal", comme dit Pierre Moscovici. Ce seuil est difficilement évaluable avec précision : trop d'impôt ne tue pas l'impôt, mais est un facteur d'explosion sociale potentiel.

Une remise en cause radicale et visible du modèle social pourrait également mettre le feu aux poudres. Sauf que lorsque Rebsamen dit qu'il faut davantage contrôler les chômeurs, il provoque un tollé à gauche, mais pas dans les sondages. On pourrait penser que sur le report de l'âge de départ à la retraite, les Français se braqueraient massivement : en réalité, par nécessité, une bonne partie est prête à accepter les réformes. J'en veux pour preuve le discours de Manuel Valls devant le Medef : les études qui ont suivi ont montré qu'une grande parte de l'opinion de gauche pensait qu'il n'en faisait pas assez pour les entreprises. Et on l'a bien vu en Grèce, l'inacceptable peut devenir acceptable. Les deux scénarios les plus susceptibles de déclencher des mouvement de nature insurrectionnelle seraient une aggravation brutale de la crise, ou bien l'accession de Marine Le Pen au pouvoir.

Mais la réalité sociale suffit-elle ? Comment une prise de conscience peut-elle intervenir ? Faut-il l'émergence de figures fédératrices et charismatiques ?

Jean Petaux : Même si la société française, dans son histoire politique et sociale, a montré qu'elle n'est pas avare dans la recherche du sauveur et de la figure du "grand libérateur" (tropisme "bonapartiste" assez récurrent), les figures charismatiques ou réputées telles n'ont jamais connu de grands destins (du général Boulanger à Pierre Poujade). D'abord parce qu'aujourd'hui dans une société complexe comme la société française où les sources d'influence sont par nature multiples, contradictoires et déconcentrées, l'émergence d'un héros qui serait adulé de toutes et de tous est très difficile. Je ne crois donc pas à l'apparition d'une sorte de leader fédérateur qui agrègerait sur son nom toutes les "branches" des "familles" évoquées plus haut. Quant à la prise de conscience d'une nécessaire mobilisation, si elle devait advenir, il y a fort à parier qu'elle ne sera pas globale, collective et surtout synchrone, autrement dit qu'elle se produira au même moment pour tout le monde ou, au moins, pour une minorité suffisamment forte et agissante pour qu'elle ait une capacité d'entrainement ou qu'elle puisse peser sur les institutions et sur leur survie par exemple.

Eddy Fougier : Il faudrait certainement une figure antisystème, puisque le constat pour l'instant est celui de la déconnexion des élites avec les Français. Les symptômes sont l'abstention, le vote pour les mouvements anti système, le vote blanc, et le vote nul. Au-delà, c'est l'hypothèse de Marine Le Pen au pouvoir. On peut raisonnablement penser que ce ne sera jamais le cas ; un peu comme pour l'indépendance de l'Écosse, mais la possibilité est là.

Les politiques ont intérêt à surfer sur la base antisystème, dans la même veine que Sarkozy en 2012, et que Mélenchon lorsqu'il était plus actif. Un Montebourg ou d'autres pourraient en profiter. A une époque c'était Bayrou, mais plus maintenant.

Quoi qu'il en soit la solution viendra de la société. "Nous Citoyens" en est un symbole, mais cela viendra aussi du monde associatif. Tous ceux qui veulent sortir d'un certain nombre de carcans.

La société française a un problème, qui est celui du décalage entre la perception et la réalité. Cette dernière est loin d'être aussi déprimante que ce qu'on voudrait admettre. Les politiques comme les médias ont toujours intérêt à être alarmistes, pour mieux critiquer. Cette nuance posée, je ne rejette pas intégralement la possibilité que la société en vienne à ne plus s'en référer à Paris, au gouvernement ou aux élites en général.

A quelles alliances improbables pour le moment cela donnerait-il lieu ? Certaines catégories de la population, certains combats, sont-ils totalement inconciliables ?

Jean Petaux : Comme je l'ai dit plus haut, certains acteurs sociaux peuvent appartenir à plusieurs des familles que j'ai présentées. Mais comme, au sein-même de ces familles, il n'y a absolument pas consensus sur les valeurs pour lesquelles on peut combattre par exemple, ou bien qu'il peut y avoir des revendications corporatistes totalement contradictoires entre elles entre les salariés d'Ecomouv' à Metz qui vont être mis au chômage pour cause d'abandon de l'éco-taxe et les "Bonnets Rouges" de Carhaix, ou encore entre les chauffeurs de taxis et les tenants de la libre entreprise, tout cela ne peut pas se concevoir comme étant à même de s'allier. Le seul cas récent d'une alliance improbable a été, encore une fois, la coalition des "non" au référendum sur le TCE en mai 2005 où des sympathisants de gauche (gauchistes, communistes, mélenchonistes, jusqu'aux fabiusiens) ont mêlé leur bulletin de vote à ceux du FN, des villiéristes et de certains militants UMP souverainistes... Rappeler cette alliance improbable aux électeurs de gauche et à ceux de la droite républicaine a un effet immédiatement identique à l'agitation d'un chiffon rouge devant un troupeau de taureaux... Mais il reste que c'est un fait et qu'il n'est pas contestable... Le référendum, dans la mesure où les électeurs ne répondent pas à la question posée mais se plaisent à envoyer un message à celui qui la pose, est une remarquable machine à fabriquer des alliances improbables puisque le "cartel des non" (le "front du refus") est désormais toujours plus fort que la "somme des oui" (le "vote d'adhésion").

Eddy Fougier : Pour ce qui est de la critique de la politique menée par le gouvernement, on peut réunir beaucoup de personnes qui n'ont rien à voir les unes avec les autres. Mais au-delà des intérêts communs conjoncturels, cela ne peut pas aller très loin. Les intérêts catégoriels restent prédominants. Des tentations de réunir la Manif pour Tous et les Bonnets Rouges ont existé, mais cela ne peut pas se concrétiser.

Ce serait le talent d'un leader que de créer une coalition avec des catégories différentes. C'est ce qu'avaient fait Sarkozy en 2007, et Reagan en 1981, sur l'aspect conservateur. Le regard vers le passé et la tradition est fort. Mais quand on voit que même la Manif pour tous a du mal à maintenir son mouvement, on la voit mal s'agréger à d'autres mouvements.