A qui profite l’aide humanitaire en Afghanistan ?
4 novembre 2014
Les guerres modernes, dites humanitaires, ne sont jamais dirigées contre un peuple. Elles visent plutôt à aider le peuple, c’est du moins ce qui est annoncé. Souvent le peuple en question n'a rien demandé ou n’est en tout cas pas d'accord d'être bombardé. Ce n'est pas un problème pour nos démocraties qui savent mieux que le peuple, ce qui est bon pour lui.
Dans le premier discours de Georges Bush où il est question de
l’Afghanistan, le discours au Congrès du 20 septembre 2001, les choses
sont annoncées ainsi : « Les Etats-Unis respectent le peuple
d’Afghanistan- après tout nous sommes actuellement la plus importante
source d’aide humanitaire- mais nous condamnons le régime des
Talibans. »
Dès le départ, le but officiel est de venir en aide au peuple afghan,
de le débarrasser des Talibans et d’améliorer sa vie. Après 23 ans de
guerre, le pays est délabré, tout est à reconstruire. La coalition
arrive donc avec une mission humanitaire de reconstruction.
Des milliards d’aide...
Les chiffres de l’aide humanitaire octroyée à l’Afghanistan donnent
le vertige. Depuis 2002, le pays a reçu en moyenne 11 milliards de
dollars par an.
On s’en féliciterait si on avait vu le niveau de vie de la population
décoller, l’extrême pauvreté se réduire ou l’indice de développement
s’améliorer.
Pourtant il n’en est rien. L’Afghanistan caracole en tête des pays les
plus pauvres, avec un des indices de développement les plus bas du
monde.
Quelques chiffres sont nécessaires pour se rendre compte de l’ampleur de
la catastrophe. En Afghanistan on vit en moyenne jusqu’à 45 ans. Les
femmes ont en moyenne 5 enfants et la mortalité maternelle est l’une des
premières causes de décès.
Carol Mann parle d’un record dramatique. La région du Badakhshan
totalise 6 500 décès maternels pour 100 000 naissances, ce qui constitue
le chiffre le plus élevé jamais enregistré. Le taux de mortalité
maternelle du reste de l’Afghanistan est le deuxième plus élevé du
monde, après celui de la Sierra Leone : il atteint 1 800 morts pour 100
000 naissances.
Soixante-quinze pour cent (75%) des nouveau-nés survivants meurent à
leur tour, à cause de la malnutrition, de la chaleur et du manque de
soins. En moyenne, une femme enceinte a une chance sur huit de mourir,
généralement pour des causes évitables, et il est vraisemblable que plus
de la moitié d’entre elles n’auront pas atteint l’âge de seize ans. On
ne le saura jamais puisque ces morts ne sont pas comptabilisées, pas
plus que ces existences fragiles et brisées. Les chiffres restent sans
doute en deçà de la réalité. Il faut ajouter que la mortalité infantile
dans ce pays est tout aussi effrayante, mais l’État commence à la
prendre au sérieux, contrairement à celle des femmes.
Selon une étude récente, entreprise conjointement par les Centers for
Disease and Prevention Control (CDC), l’UNICEF et le Ministère afghan
de la santé publique, dans quatre provinces où le taux moyen de
mortalité maternelle est de 1600 décès pour 100 000 naissances vivantes,
plus de 40 % des décès de femmes en âge d’avoir des enfants sont dus à
des complications de la grossesse qui auraient pu être évitées.
Les femmes mal nourries sont plus fragiles et résistent moins bien
aux fatigues d’une grossesse. Et la malnutrition est un fléau. Toujours
selon l’UNICEF, l’Afghanistan occupe la quatrième place dans le monde en
termes de malnutrition. Un enfant afghan sur 10 est sévèrement
sous-alimenté, plus de la moitié des enfants souffrent d’un retard de
croissance et un enfant sur quatre meurt avant l’âge de 5 ans.
Un tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté absolue, avec moins d’un dollar par jour.
On se demande un peu comment de tels drames sont possibles alors que
la communauté internationale verse 11 milliards de dollars d’aide par an
aux Afghans.
Visiblement l’aide n’arrive pas à destination. Il doit y avoir plusieurs explications à ce curieux phénomène.
L’une d’elles vient de la répartition de l’aide. 20 % de l’aide va à
l’Etat afghan. On se rappelle qu’il s’agit de l’un des trois Etats les
plus corrompus du monde, nul besoin de préciser que l’argent de cette
aide se retrouvera vraisemblablement sur des comptes à Dubaï, plutôt que
dans des dispensaires.
25% de l’aide va directement aux sociétés privées, notamment à la
quarantaine de compagnies privées de sécurité. Etant donné que
Blackwater et autres mercenaires sont plus connus pour leurs exactions
que pour leurs vertus charitables, il est peu probable qu’un seul dollar
soit dépensé pour réduire le taux de mortalité maternelle.
25% de l’aide va aux agences des Nations Unies. Gros salaires,
grosses 4x4, grosses villas dans le quartier des ambassades. Bref des
dépenses de fonctionnement telles que peu de moyens subsistent pour la
population qui se contentera des restes et de la satisfaction de
bénéficier de beaux plans stratégiques de développement et autres
clusters. Non même pas, les agences des Nations Unies en Afghanistan ne
prennent pas la peine de traduire leurs clusters en dari ou en pashtou.
20% de l’aide va au PRT. En Afghanistan, tout le monde connaît les
PRT, mais peu de gens savent ce que ces lettres signifient. Les
Provincial Reconstruction Teams, entreprises semi civiles, semi
militaires concrétisent une nouvelle stratégie humanitaro-militaire.. Le
concept implique un certain processus de fusionnement entre l’armée et
les départements de développement, une importante partie des coûts des
installations militaires étant budgétée comme aide au développement
alors que la construction d’une base militaire, confiée en grande partie
à des entreprises étrangères, ne présente aucun avantage direct -du
moins économique- pour l’Afghan moyen.
Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le chef de mission de Médecins sans frontières.
Au final, seul 10% de l’aide va aux ONG, qui ont elles-mêmes des
frais de fonctionnement. Des frais et des conceptions de l’aide au
développement qui peuvent être diamétralement opposés.
Si certaines font incontestablement du bon travail, d’autres ont des
approches incompatibles avec le contexte afghan ou même franchement
absurdes.
Ces femmes reçoivent une formation en nutrition d’une ONG française.
Dans un pays où la moitié des enfants accuse un retard de croissance dû à
la malnutrition, où un tiers des mères vivent avec moins d’un dollar
par jour, apprendre à ces mères comment utiliser des berlingots
individuels de marque Nestlé laisse pour le moins sceptique ...
Jusqu’ici ces femmes savaient parfaitement comment traire une vache.
Aide-t-on réellement les Afghans en leur enseignant nos modes de consommation capitalistes ?
La confusion entre militaire et humanitaire
La stratégie s’appelle COIN, stratégie de contre-offensive développée
en Irak par le général Petraeus. L’aide humanitaire est censée suivre
l’avancée des militaires, afin de stabiliser les régions conquises
militairement.
Shape, Clear, Hold and Build. : Quatre phases de la stratégie
militaire.
Shape vise à obtenir des renseignements, via les ONG qui arrivent donc
avant les militaires dans le but de les informer de la présence
d’insurgés, d’armes, ... Et on s’étonne que des médecins se fassent
kidnapper ou que les locaux d’ONG soient des cibles.
Clear est la phase militaire proprement dite. L’euphémisme se traduira
souvent par des crimes de guerre.
Hold consiste à maintenir le pouvoir militaire en place et à conserver
l’avantage obtenu. Les PRT servent alors à construire des bases, postes
militaires et routes destinées à faciliter le transport des troupes.
Build vise à gagner les cœurs et les esprits de la population, en
octroyant de l’aide humanitaire.
La population civile voit donc arriver des tanks et des bombardiers.
Elle est attaquée, les villages sont bombardés, puis arrivent les mêmes
qui vont reconstruire. C’est officiellement le rôle des PRT, mais
également de beaucoup d’ONG américaines, sous l’influence de la
puissante USAID. Elles s’inscrivent totalement dans la logique
militaire.
Selon Laurent Saillard, chef du bureau pour l’Afghanistan de la
Direction générale de l’aide humanitaire de la commission européenne,
l’aide n’est alors plus attribuée en fonction des besoins, mais
d’avantage en fonction de critères politiques, en lien avec le
déploiement des troupes.
Il doit y avoir encore beaucoup d’autres explications à l’extrême
détresse du peuple afghan, mais celles-ci permettent au moins de
comprendre pourquoi les milliards injectés dans le pays n’y ont pas fait
bouger d’un iota l’indice de développement humain.
Source : Investig’Action