Les entreprises, complices de la récession ?
En apparence, l'histoire de la grande patronne d'IBM
Virginia Rometty, désignée par Forbes femme d'affaires la plus puissante
au monde, a tout d'une « success story ». Voilà en effet plusieurs
années que, sous son règne, les profits d'IBM ne cessent de grimper et
que les actionnaires la bénissent. Virginia sait effectivement se
montrer très persuasive et fort généreuse envers eux à la faveur de
dividendes en constante augmentation et, ce, quasiment depuis son
accession à la tête de l'entreprise. Cette ascension dans la
rémunération de l'actionnariat, et cette progression constante du prix
de l'action masquent cependant une réalité prosaïque - voire un secret
malsain-, à savoir qu'elles sont entièrement redevables aux rachats
massifs des actions IBM ... par IBM!
Une poste de « shareholder value » qui n'est que de la poudre aux yeux.
En
d'autres termes, cette posture du « shareholder value » n'est que de la
poudre aux yeux. Pour user d'un langage châtié de mise dans ces sphères
déconnectées de la vraie vie, c'est une ingénierie financière
élémentaire qui permet donc de propulser artificiellement la valeur de
l'action, mais également les profits de l'entreprise car ceux-ci sont
ramenés à un nombre toujours plus restreint d'actions en circulation...
Ainsi, c'est pas moins de 17 milliards de dollars qui auront été
dépensés par IBM les six premiers mois de cette année 2014 dans le seul
but de racheter ses propres actions sur les marchés boursiers ! Les
actionnaires et les marchés boursiers sont-ils seulement conscients - ou
sont-ils à l'aise avec le fait que - les succès d'IBM de ces dernières
années ne sont (de loin) pas tant dus à ses performances qu'à ses
manipulations financières ?
En réalité, aucune croissance en six ans
De
fait, les chiffres officiels de cette entreprise démontrent clairement
que ses revenus réels sont aujourd'hui similaires à ceux de 2008 et que,
dit autrement, IBM n'a connu aucune croissance en six ans! Ce qui ne
l'a évidemment pas empêché d'acheter frénétiquement ses propres actions,
ayant ainsi dépensé près de 140 milliards de dollars à cet effet depuis
2000, tout en ayant payé 30 milliards de dollars en dividendes à ses
actionnaires sur cette même période*. Tant pis si ces rachats fiévreux
furent en grande partie financés par de nouvelles dettes. Et tant pis si
seuls 59 milliards furent parallèlement investis sur l'outil de travail
et sur la recherche. Tant pis, enfin, si IBM a tant dépensé pour de si
mauvaises raisons, c'est-à-dire pour satisfaire et engraisser ses
actionnaires au détriment de ses propres activités et de sa raison
d'être comme entreprise. Actionnaires qui sont infiniment reconnaissants
à Virginia Rometty de persévérer dans une stratégie consistant - non à
créer de la valeur et de la richesse - mais à transformer IBM en une
machine à sous leur crachant systématiquement de la monnaie.
Une tendance lourde aux rachats d'actions
Pour
autant, cette boulimie n'est hélas pas propre à cette seule compagnie,
mais est le reflet d'une tendance lourde selon laquelle les sociétés
cotées préfèrent aujourd'hui racheter en bourse leurs propres actions en
lieu et place d'investir et de faire prospérer leur outil de travail.
Une étude conjointe de « FactSet » et de « S&P Capital IQ » indique
en effet que 950 milliards de dollars ont été utilisés ces deux
dernières années par les sociétés américaines pour racheter leurs
actions. Dans ces conditions, eu égard à ces sommes vertigineuses
dépensées à des seules fins cosmétiques, on comprend mieux dès lors la
croissance anémique de nos nations occidentales, grevée par de
précieuses et substantielles sommes lui ayant fait cruellement défaut.
Du coup, les inégalités peuvent être analysées sous un autre angle, et
leur processus insidieux trouve là un de ses fondements.
Plus de la moitié de bénéfices y sont consacrés...
Ce
phénomène, d'une ampleur proprement pharaonique, a des conséquences
dévastatrices pour la vraie économie puisque (selon une étude de Harvard datant
de septembre 2014 dirigée par William Lazonick) les sociétés cotées à
l'indice S&P 500 ont, entre 2003 et 2012, utilisé 54% de leurs
bénéfices pour racheter leurs actions, et 37% de leurs bénéfices en
dividendes au profit de leurs actionnaires. Les Directions Générales de
ces entreprises ont, du reste, allègrement encouragé cette tendance
lourde et, ce, de manière bien compréhensible. Le « top management » des
sociétés cotées adore en fait ces rachats d'actions qui propulsent le
titre de leur entreprise. Et pour cause: près de la moitié de leur
rémunération est en effet exprimée en actions de leur employeur qui leur
sont décernées, sachant que les 500 patrons les mieux payés des
Etats-Unis ont reçu en 2012 chacun (en moyenne) 30.3 millions de dollars
en actions de leur propre entreprise...
Cette culture du rachat massif d'actions inaugure donc une ère nouvelle caractérisée par des « profits sans prospérité« ,
pour reprendre le titre de cette étude publié par Harvard. Ou plutôt de
profits artificiels pour une infime minorité, et de stagnation
séculaire pour le troupeau.
Michel Santi est directeur financier et directeur des marchés financiers chez Cristal Capital S.A. à Genève. Il a conseillé plusieurs banques centrales, après avoir été trader sur les marchés financiers. Il est l'auteur de : "Splendeurs et misères du libéralisme", "Capitalism without conscience" et "L'Europe, chroniques d'un fiasco économique et politique".