Posté par Ygrec le 24 décembre 2014
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Jeudi, 18 Décembre, 2014
«
Nous le pouvons », Podemos en Espagnol. Le mot circule comme une menace
pour certains, comme une espérance active pour d'autres.
Cela
avait commencé en mai 2011, avec la vague joyeuse des « Indignés », et
d'aucuns pariaient sur l'étalement sur la grève de la pratique,
l'effacement final de cette vague spectaculaire de protestation. De
l'Espagne à la Tunisie et de New York à la Grèce, en passant par le
Québec ou l'Italie, Londres et Paris, l'Islande ou la Colombie
britannique, des foules non organisées a priori selon les modes
traditionnels manifestaient le désir d'en finir avec les politiques
définies par la haute finance et avec les partis qui les infligeaient
aux peuples dans une alternance sans alternative. Une précédente
chronique en avait traité sur ce blog, évoquant une « odyssée
démocratique ». Ici et là, effectivement, les espoirs électoraux ont été
déçus, des déconvenues ont découragé les acteurs de persévérer dans
cette voie, des logiques de parti ont contrecarré les potentialités de
rassemblement. Et puis, en Espagne, en janvier 2014, Podemos prolongeait
ce processus, recevait 8 % dès les élections européennes suivantes qui
s'ajoutaient au 10 % des candidats correspondant grossièrement au Front
de gauche et aux écologistes français. Et puis un sondage vient
d'attribuer 20 % d'intentions de vote à Podemos, dans une dynamique qui
laisse prévoir rapidement un dépassement du PSOE, équivalent ibérique du
PS en France. Ce « nous pouvons » citoyen confirme dans les faits qu'il
le peut.
Podemos regroupe dans des milliers de « cercles » locaux des
dizaines de milliers de citoyens ordinaires, souvent militants d'autres
organisations mais totalement libérés des formes organisationnelles
traditionnelles et des logiques institutionnelles qui en découlent,
élisant partout à main levée des candidats, faisant circuler la pensée
et les pratiques, intervenant partout sans avoir ficelé a priori un
futur social à soutenir, sans prétention à « représenter » le peuple.
Une forme originale engendrant en chemin ses contenus dans une sorte de
révolution permanente unifiant sans cesse des moyens et des fins au sein
de pratiques parlantes. Il y a là-dedans quelque chose qui fait écho à
la créativité foisonnante de l'ANC de Mandela, des citoyens islandais
s'érigeant en Constituante collective, des Suisses multipliant comme
jamais les « votations » avec les débats permanents que ceux-ci
impliquent, des Tunisiens criant « dégage !» au dictateur en place. En
Espagne aussi, un mouvement populaire développe lui-même des pratiques
qui engendrent les idées dont elles sont porteuses. Et tant pis pour le
grand Platon : s'il n'y a pas de « Ciel des Idées », il y a bien en
revanche une Terre des idées. C'est dans le mouvement du monde, dans sa
matérialité la plus quotidienne, dans les préoccupations les plus
pressantes des peuples, que les plus grandes idées se forment et se
transforment.
Répétons-le : ce ne sont ni les idées ni les théoriciens qui font
l'histoire, même si l'émancipation humaine a toujours le besoin absolu
d'idées et de théories pour réfléchir et donner cohérence à son devenir.
Qu'on le dise avec les mots de Hegel (pour qui rien de grand ne se fait
sans passions, qui meuvent l'histoire de façon souterraine comme une
taupe en ses galeries invisibles), avec les mots de Marx (qui
définissait le « communisme » comme un processus infini de dépassement
de l'état existant), ou avec les mots de Nietzsche (pour qui les grands
événements arrivent sans bruit, comme sur des ailes de colombe), tout
confirme que la politique révolutionnaire ne consiste pas à dire aux
autres ce qu'ils doivent faire et penser, mais à décrypter et penser la
portée révolutionnaire de certaines choses qui se disent et qui se font
dans l'ensemble du corps social. En Espagne justement, le roman que le
jury Goncourt vient de récompenser, Pas pleurer, de Lydie Salvayre,
rappelle combien l'oubli de cette idée essentielle a pu jadis désarmer
un peuple martyr. Lorsque la « terre des idées » est confondue avec le
ciel des organisations, les traditions les plus riches, les plus
fécondes, peuvent s'avérer de véritables entraves pour la pleine
réalisation des nouveautés dont le présent hurle l'exigence. Alors,
l'impuissance qui en résulte peut finir par orienter vers les forces les
plus régressives et les plus menaçantes l'aspiration à des changements
rapides et profonds. Il y a là un cercle vicieux qu'on ne peut espérer
rompre sans l'irruption de pratiques radicalement nouvelles, visibles,
que rien ne doit contredire, troubler, masquer au nom d'intérêts
immédiats et organisationnels ou électoraux, qui ne sont qu'autant
d'avancées apparentes et de reculs réels. C'est ce que Podemos pour
l'instant s'efforce de réussir.
Et quelle que soit la pertinence de la démarche qui conduit à
revendiquer une VIe République pleinement démocratique, cette démarche
n'a de chance d'aboutir historiquement sans l'invention de nouvelles
formes de pratiques politiques qui en crée les capacités citoyennes.