Pour l’économiste Charles Gave, les politiques
exceptionnelles menées par les banques centrales depuis le début de la
crise sont pires que le mal.
La BCE s’apprête aujourd’hui à annoncer des achats de dette publique de la zone euro pour lutter contre la déflation en zone euro.
Charles Gave, libéral convaincu* et président de la société de services
financiers Gavekal Research, basée à Hong Kong, accuse les mesures
exceptionnelles prises par les banques centrales depuis le début de la
crise d’augmenter l’instabilité du système financier et de creuser les
inégalités. Interview.
Le Point.fr : Pourquoi êtes-vous opposé au rachat de dette
publique par la BCE alors que la mesure est présentée comme
indispensable pour sortir de la déflation par la plupart des analystes
de marché ?
Charles Gave : Il faut d’abord se demander pourquoi une
partie de la zone euro est en déflation ! C’est parce que l’euro est
une construction imbécile. Il n’est pas possible de maintenir des taux
de change fixes entre des pays qui ont des productivités différentes.
Sinon, celui qui a la productivité la plus forte mange les autres. C’est
ce qui s’est passé depuis le début des années 2000. En base 100 en
2000, la production industrielle allemande est aujourd’hui à 120, la
française est à 85, l’italienne à 75. De 1960 à 2000, la production
industrielle de ces trois pays était pourtant exactement la même. Après
avoir foutu en l’air notre appareil industriel, l’Allemagne
est en train de demander qu’on réduise notre protection sociale. C’est
ce qui s’appelle une dévaluation intérieure pour faire baisser les prix :
ce que l’Espagne
a commencé à faire. Cela appauvrit de manière épouvantable toutes les
petites gens. L’euro est une fantastique machine à créer des
divergences. Dans un livre que j’ai publié il y a une dizaine d’années, Des Lions menés par des ânes, je disais que l’euro allait créer trop d’usines en Allemagne, trop de fonctionnaires en France et trop d’immeubles en Espagne. Cela a mis 10-12 ans à se produire, mais cela s’est produit.
La BCE ne peut-elle pas contribuer à relancer la machine dans les
pays du Sud en rachetant des actifs, comme de la dette publique ?
Si les profits des entreprises baissent de 2 ou 3 % par an, elles
n’ont que faire d’emprunter pour augmenter leur production. Que les taux
d’intérêt soient à 0,3, ou 5 %, cela ne change strictement rien. Dans
le contexte actuel, cela ne sert à rien d’investir. Quiconque a un peu
d’argent en Europe préférera d’ailleurs construire son usine en
Allemagne, là où le coût du travail, du capital, et le poids de la
réglementation sont moins élevés, et non en France, en Italie ou en
Espagne.
On comprend que l’action de la BCE pourrait être, à vos yeux, inefficace. Mais pourquoi êtes-vous si opposé aux taux d‘intérêt à zéro ?
Les systèmes d’assurance et de retraite ont besoin de vrais taux pour
pouvoir remplir leurs objectifs. Avec des taux à zéro, voire négatifs,
les retraites complémentaires comme l’Agirc et l’Arrco seront en
faillite d’ici deux-trois ans, car une grosse partie de leur revenu
vient de leurs placements obligataires ! En d’autres termes, la BCE est
en train de subventionner la consommation actuelle avec la retraite du
futur. C’est un jeu à somme nulle. Cela fait trois ans que l’on nous
promet le nirvana. Cela a simplement eu pour effet de faire monter les
marchés obligataires des pays périphériques de la zone euro comme le
Portugal, l’Espagne, l’Italie et même la France à des niveaux qui ne
sont justifiés en rien par les fondamentaux économiques de ces pays. On
a bien vu avec la Suisse la semaine dernière que lorsque la banque
centrale crée des faux taux, ça revient vite comme un élastique à la
figure. Et ça fait mal !
Autrement dit, vous craignez un krach obligataire quand les banques centrales remonteront leurs taux d‘intérêt…
Cela se produira dès qu’il se passera quelque chose qui fera réaliser
aux gérants du monde entier que tous les prix sont faussés. On est en
train d’accroître la fragilité du système financier en accroissant les
possibilités d’effets de levier (opérations financées par l’endettement,
NDLR) qui peuvent mettre en danger des banques, des opérateurs
financiers, etc.
Malgré les risques, la politique de taux zéro, puis de rachats massifs d‘actifs, a pourtant plutôt bien fonctionné aux États-Unis, de l‘avis de nombreux observateurs…
Le taux de participation au marché du travail aux États-Unis est à un
plus bas historique. Le taux de chômage affiché de 5,4 % est une
création statistique. Si on rapporte le nombre de personnes au chômage
au nombre de personnes sur le marché du travail il y a dix ans, ce taux
serait à 10 %. 50 % de la population reçoit des allocations du
gouvernement et un bon tiers des bons alimentaires… Si la hausse des
actifs déclenchée par les taux zéro a fait la fortune des gens riches,
elle a appauvri la majorité du pays.
Il faut bien voir que les taux zéro reviennent à prélever un impôt
sur les pauvres au profit des plus riches. Aux États-Unis, les dépôts
bancaires, détenus en particulier par des petites gens, sont de 10 000
milliards de dollars. Si les taux étaient à 3 %, il y aurait à peu près
300 milliards de revenus supplémentaires à dépenser par an. C’est autant
d’argent qui est retiré de la consommation. Ces 300 milliards sont
transférés aux « Goldman Sachs » de ce monde [référence à la banque
d’affaire américaine, NDLR] par les profits qu’ils réalisent grâce aux
taux à zéro. Du point de vue de la justice sociale, il n’y a rien de
plus abominable que des taux nuls.
Vous mettez donc en relation l‘explosion de la richesse des 1 % les plus aisés décrite par l‘Organisation non gouvernementale Oxfam, avec les politiques menées par les banques centrales depuis le début de la crise ?
Oui. Il y a six ans, j’avais publié un article intitulé Le coût élevé de l‘argent gratuit (The high cost of free money) dans lequel j’avertissais que les taux zéro allaient augmenter les inégalités et entraîner une baisse de l’investissement.
Pourquoi ?
Les deux principaux prix dans un système économique, ce sont les taux
d’intérêt et le taux de change. Si ces deux prix sont faux parce que
manipulés par la banque centrale, le chef d’entreprise sent bien que
tous les prix dans l’économie sont faux. Il ne va donc pas se lancer
dans une opération d’investissement à 10 ans comme construire une
nouvelle usine, car il ne sait pas du tout quels seront les prix à cet
horizon (le taux de change du dollar, les taux d’intérêt…). Il préfère
donc racheter ses propres actions, puisqu’il devient beaucoup plus
rentable d’emprunter de l’argent pour racheter ses propres titres que
d’acheter une machine-outil, le prix des actifs. Cela n’augmente pas du
tout l’investissement. Du coup, la productivité baisse, les salaires
n’augmentent plus et les pauvres gens en prennent plein la gueule.
Auteur à succès, Charles Gave a publié en 2010 : L’État est mort, vive l’État. Pourquoi la faillite étatique qui s’annonce est une bonne nouvelle, Bourin éditeur