Droit du travail
Les négociations sur la «
modernisation du dialogue social » entre ce 22 janvier dans son ultime phase.
Menées entre patronat et syndicats, elles se déroulent à huis clos. Et pour
cause ! Si l’accord rédigé par le Medef est signé, l’expression collective de
millions de salariés sera largement entravée. Les comités d’hygiène, de
sécurité et des conditions de travail (CHSCT), un outil précieux et
indispensable pour protéger la santé des travailleurs, sera tout simplement
supprimé. Et les moyens dont disposent les représentants du personnel seront
grandement diminués, creusant encore davantage l’asymétrie de l’information
entre directions d’entreprises et salariés. Décryptage d’un déni de démocratie
sociale.
Leur
liberté d’expression est menacée, en France. Il ne s’agit pas de celle des
journalistes ou des blogueurs, mais des 24 millions de salariés et de leur
possibilité de pouvoir s’exprimer, au sein de leurs entreprises, sur leurs
conditions de travail. Plusieurs mesures risquent de drastiquement limiter leur
expression collective permise par les instances représentatives du personnel.
Ces mesures sont dispersées dans le projet de loi Macron « pour la croissance
et l’activité » et dans le projet d’accord élaboré par le Medef pour réformer
le dialogue social. Un projet en cours de négociation avec les syndicats. Ces
dispositions vont toutes dans le même sens : restreindre les possibilités
d’expression et d’action des travailleurs face à leur employeur et remettre en
cause l’existence du CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de
travail).
Sous
prétexte de moderniser le dialogue social, le patronat propose de créer une «
instance unique de représentation du personnel dans l’entreprise », le
conseil d’entreprise. Celui-ci est censé reprendre les prérogatives des actuels
délégués du personnel (présents dans les entreprises de plus de 11 salariés),
des comités d’entreprise et des CHSCT (dans les entreprises de plus de 50
salariés). Pour que cette proposition entre en vigueur, encore faut-il qu’une
majorité représentative de syndicats signe l’accord, et que celui-ci soit
transcrit tel quel dans la loi. Alors que s’ouvre ce 22 janvier l’ultime
journée de négociation, la CGT et Force ouvrière (49% des voix aux dernières
élections professionnelles) s’y opposent, pendant que la CFDT, la CFE-CGC et la
CFTC (51%) pourraient finalement le signer. Le sort de la liberté d’expression
collective des 24 millions de salariés va-t-il donc être scellé par une
négociation conduite jusqu’à maintenant à huis-clos, sans aucun débat public ?
François Hollande, fossoyeur des
lois Auroux ?
La
mesure la plus dangereuse est probablement la suppression du comité d’hygiène,
de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Créé par les lois Auroux, du
nom du ministre du Travail socialiste Jean Auroux, en 1982, renforcé par
Martine Aubry en 1991, c’est – ironie du sort – sous un gouvernement socialiste
que le CHSCT risque bien de disparaître. Cette instance, où siègent des
représentants de l’employeur et des salariés, médecins du travail, experts ou
inspecteurs du travail, joue un rôle crucial pour la protection de la santé,
dans un contexte où, du scandale de l’amiante à l’explosion des troubles musculo-squelettiques
et des risques psychosociaux, les directions d’entreprise se montrent encore
trop peu soucieuses de la santé des travailleurs qu’elles emploient.
L’existence
d’un CHSCT permet aux salariés et à leurs représentants d’intervenir, d’analyser,
et éventuellement de contester, les projets de l’employeur en matière
d’organisation du travail si ceux-ci risquent d’avoir des effets néfastes sur
la santé. Alors que les pénibilités physiques diminuent peu, que les situations
de « tensions au travail » et les risques psychosociaux se banalisent, les
CHSCT sont devenus un outil précieux. Et arrivent désormais à stopper des
projets nuisibles à la santé des salariés, donc au bon fonctionnement de
l’entreprise. Parmi les exemples le plus emblématiques, « l’arrêt Snecma » en
2008. Cette filiale aéronautique du groupe Safran souhaitait mettre en œuvre,
dans son usine francilienne de Gennevilliers (1400 salariés), une nouvelle
organisation de la maintenance. Avec pour conséquence une augmentation du
nombre de nuits et de week-ends travaillés, une baisse du nombre de salariés le
jour, des risques liés au travail isolé… La CGT,
s’appuyant
sur une expertise commandée par le CHSCT, a porté plainte. La justice a
suspendu la réorganisation.
Un contre-pouvoir devenu trop gênant
pour le patronat
En
septembre 2012, c’est la direction de la banque Caisse d’épargne dans le Rhône
qui se voit interdire par la justice d’évaluer sous forme de « benchmark » – un
outil de comparaison – les performances de ses salariés et de ses agences.
Suite à une plainte du syndicat Sud, s’appuyant là aussi sur une expertise du
CHSCT, le tribunal a estimé que cette méthode d’évaluation managériale portait «
atteinte à la dignité des personnes par leur dévalorisation permanente utilisée
pour créer une compétition ininterrompue entre salariés » et provoquait «
une multiplication des troubles psychiques et mentaux constatés chez les
salariés ». Trois mois plus tard, c’est au tour de la direction de la Fnac.
Elle est contrainte de suspendre une restructuration. Celle-ci prévoyait des
suppressions de poste et une réorganisation du travail. Suite aux travaux de
plusieurs CHSCT dans toute la France et aux expertises menées, la justice
estime que la direction n’a pas suffisamment anticipé « la charge de travail
et les moyens donnés ou maintenus, notamment en personnel pour y faire face ».
Cette situation était dès lors « génératrice de stress » et « de
nature à compromettre la santé et la sécurité des salariés concernés ».
Les
obligations de l’employeur sont pourtant claires : « L’employeur prend les
mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et
mentale des travailleurs », stipule le Code du travail. Encore faut-il
veiller à ce que ces obligations soient respectées. La jurisprudence permet
désormais aux CHSCT de faire annuler des réorganisations, des méthodes
d’évaluation ou des licenciements au nom de ce principe. « Le CHSCT est
devenu un véritable contre-pouvoir dans l’entreprise avec lequel les employeurs
doivent composer », plaide François Desriaux, rédacteur en chef de la revue
Santé & Travail. « Il bénéficie aussi
d’un formidable dynamisme militant. C’est devenu une voie d’intégration pour de
nouveaux syndicalistes, qui recherchent dans cette instance la défense d’une
cause noble a priori dépourvue de clivages partisans. » [1]
« Une réécriture totale du droit du
travail »
Résultat
: « C’est devenu insupportable pour une partie du patronat », commente
Daniel Sanchis, du cabinet d’expertise Degest [2]. Comment neutraliser une institution devenue
trop gênante ? En la fusionnant avec toutes les autres instances
représentatives du personnel. Au sein du nouveau conseil d’entreprise, le CHSCT
deviendra une simple commission sans plus aucun pouvoir ni autonomie. Elle sera
obligatoire dans les entreprises – ou les établissements – de plus de 300
salariés (l’existence d’un CHSCT est aujourd’hui obligatoire à partir du seuil
de 50 salariés). Sa création deviendra facultative – et soumise à l’accord de
l’employeur – pour les PME de 50 à 300 salariés. Environ 2,5 millions de
personnes qui bénéficient actuellement d’un CHSCT s’en trouveraient privées
(ceux qui travaillent dans les entreprises entre 50 et 300 salariés), sans non
plus bénéficier de cette nouvelle commission.
Un
nombre considérable de salariés, même au sein de grandes entreprises,
travaillant dans des établissements dont l’effectif est inférieur à 300
employés, perdraient également le bénéfice d’un CHSCT de proximité.
Potentiellement, ce sont ainsi 80% des salariés qui ne seront plus couverts par
une instance dédiée spécifiquement à la protection de leur santé ! [3]. « C’est une réécriture totale du droit du
travail », déplore Daniel Sanchis. D’autant que le CHSCT devenu commission
ne sera plus doté de la personnalité juridique, et ne pourra donc plus se
pourvoir en justice.
CE : des moyens humains divisés par
deux
«
Avec un appauvrissement des moyens humains, c’est la santé au travail qui sera
sacrifiée »,
avertit François Desriaux. Les élus du nouveau conseil d’entreprise devront
tout faire. Ils s’occuperont toujours des œuvres sociales et culturelles
destinées au personnel, que gèrent jusqu’à présent les comités d’entreprise :
les locations de vacances, la restauration collective, les offres de spectacle…
Ils assumeront les attributions des délégués du personnel : rencontrer les
salariés, contrôler le respect du code du travail, négocier les accords
collectifs, surveiller les menaces sur l’emploi. Ils devront analyser les
documents comptables et financiers, ou rendre des avis sur les divers projets
de l’entreprise en matière d’organisation du travail, de formation
professionnelle, d’intéressement, de gestion des carrières… Autant d’activités
qui demandent du temps et des moyens. Dans ce contexte, la santé au travail, si
tant est qu’une commission ad hoc soit créée, risque fort de passer à la
trappe.
Et
ce n’est pas tout. Du fait des regroupements des instances, les représentants
du personnel seront moins nombreux qu’actuellement et disposeront de moins
d’heures de délégation. Exemple ? Une grande entreprise de 30 000 salariés
contenant une douzaine d’établissements distincts compte aujourd’hui 656
représentants du personnel si l’on cumule les mandats de délégués du personnel,
de délégués syndicaux, d’élus aux comités d’entreprises et aux CHSCT. La CGT a
estimé les conséquences de l’accord. Selon ses calculs, les représentants du
personnel ne seront plus au total que 322. Les heures de délégation, donc
consacrées à l’ensemble des missions confiées au conseil d’entreprise et aux
salariés, chutent d’autant. Les élus, déjà accaparés par des tâches parfois
jugées bureaucratiques (négociations, analyses de documents…) et souvent
critiqués pour leur éloignement du terrain et des salariés, disposeront d’une disponibilité
encore plus réduite pour être à l’écoute du personnel.
Les salariés des PME pourront dire
adieu aux expertises
Quel
sera le budget de fonctionnement des conseils d’entreprise ? Le même que celui
accordé aujourd’hui aux comités d’entreprises (hors activités sociales et
culturelles), soit 0,2% de la masse salariale. Malgré des prérogatives
élargies, il ne sera pas augmenté. Pire, « l’employeur assure la prise en
charge des frais d’expertise dans la limite de 80% des dépenses », prévoit
la proposition du Medef [4] 20% du coût de ces expertises serait ainsi
désormais à la charge du futur conseil d’entreprise [5]. Dans ces conditions, seuls les CE des très grandes
entreprises, dotés de moyens importants du fait de la masse salariale,
pourraient éventuellement faire face. « Mais pas les autres », déplore
Daniel Sanchis.
Les
PME pourront dire adieu à ce précieux outil. « Une action en justice, et
c’est terminé : le budget est épuisé. Et il sera de toute façon impossible de
mener la moindre expertise », déplore un ancien élu d’un comité
d’entreprise d’une PME d’une soixantaine de personnes. Son budget annuel ne
dépasse pas 4 500 euros. Face à des directions d’entreprises multipliant les
restructurations et les réorganisations, les salariés n’auront plus les moyens
d’en analyser les conséquences sur la santé au travail et d’en contester les
éventuels abus. Pour les salariés, le droit à recourir à l’expertise est
pourtant crucial.
Comment compenser l’asymétrie de
l’information ?
«
Depuis la Libération, le législateur permet aux instances représentatives du
personnel de se faire aider par des spécialistes sur des questions techniques
et pointues, pour que les élus soient en mesure d’émettre un avis éclairé », rappelle Daniel Sanchis.
Les comités d’entreprise recourent à des experts comptables pour décrypter les
bilans financiers. De même, en cas de nouvelle organisation du travail ou d’un
risque grave pesant sur la santé des salariés, les CHSCT peuvent demander une
expertise à un cabinet agréé pour analyser le travail et ses conséquences sur
les salariés. Un outil indispensable pour compenser l’asymétrie de
l’information entre représentants du personnel et directions d’entreprises.
Lesquelles peuvent toujours recourir à de grands cabinets de consultants et à des batteries
de fiscalistes et d’avocats...
Ces
expertises sont souvent jugées trop coûteuses pour l’employeur. Pour une petite
PME, une expertise d’une vingtaine de jours peut coûter 30 000 euros. Pour une
très grande entreprise, le coût de l’ensemble des expertises peut être
multiplié par 100. Mais au vu d’autres dépenses, cela reste marginal. En 2012,
l’ensemble des expertises menées par les CHSCT de la SNCF ont ainsi coûté 4
millions d’euros. Un montant à relativiser quand on sait que l’entreprise a,
elle, dépensé pour plus de 140 millions d’euros de prestations externes en
communication [6].
« L’enjeu de la démarche d’un expert en ergonomie du travail est d’éviter
les gaspillages », argumente Daniel Sanchis. « L’absentéisme pour raison
de santé, la souffrance au travail, ou les cancers professionnels coûtent
extrêmement chers. Ce projet aura pour conséquence de multiplier les atteintes
à la santé des salariés. Qui va payer ? La sécurité sociale, car ces coûts ne
sont pas supportés par les entreprises ! »
Déni de démocratie sociale
«
Croire que l’on va gagner la bataille économique en jouant uniquement sur le
coût du travail, comme le laisse penser le projet du Medef ou la loi Macron,
est une erreur, , déplore François Desriaux. Il faut au contraire être créatif
et inventif, donc s’appuyer sur l’intelligence collective des salariés. Cela
passe par plus de marge de manœuvre, plus de coopération, plus d’échanges, donc
plus de démocratie et de dialogue social. Ce n’est pas vers cela que l’on
s’achemine. »
Deux
appels pour sauver les CHSCT ont été lancés par des syndicalistes et des
collectifs d’experts. Ils ont ensemble recueilli 10 000 signatures en quelques
jours (« Pour ne pas perdre sa vie à la gagner
», que Basta ! a relayé, et « Urgence CHSCT »), dont des
responsables des trois syndicats susceptibles d’accepter le projet du Medef…
C’est à se demander si leurs négociateurs ont réellement pris la mesure des
conséquences de ce projet alors que les 3,3 millions de salariés des très
petites entreprises (TPE, moins de 10 salariés) ne disposeront toujours pas
d’instance permettant leur expression collective. La restriction générale des
possibilités d’actions des salariés ne s’arrête pas là : le projet de loi
Macron dépénalise le délit d’entrave qui permettait d’assigner au tribunal
correctionnel un employeur ne respectant pas son devoir d’information des
salariés. Et instaure une protection du « secret des affaires » qui autorisera
les directions d’entreprises à poursuivre les lanceurs d’alerte et les
journalistes d’investigation trop curieux (à lire sur notre Observatoire des multinationales).
«
L’audace réformatrice »
souhaitée par François Hollande le 19 janvier risque bien, en matière de «
modernisation du dialogue social », de se muer en déni de démocratie. Surtout
si ces dernières séances nocturnes de négociations à huis clos se concluent sur
un accord signé à l’arraché, sans que s’en suive un débat parlementaire et
public. Car en cas d’accord, le gouvernement pourrait bien être tenté de
transcrire le texte par voie d’ordonnances, sans passer par le Parlement. Vous
avez dit démocratie sociale ?
Ivan
du Roy
Photo
: CC Geraint Rowland
Voir
les pétitions :
Pour ne pas perdre sa vie à la gagner
Urgence
CHSCT
Notes
[1] Lire aussi sa tribune
sur Alter eco plus.
[2] « CHSCT, nouvelle
bête noire des employeurs », titrait dès 2008 la revue Liaisons sociales.
[3] Selon les chiffres de Pôle emploi, 53% des salariés
travaillent dans un établissement comptant moins de 49 salariés et ne disposent
donc pas de CHSCT (sauf accord d’entreprise plus favorable que la loi). 25% des
salariés travaillent dans des établissements comptant entre 50 et 200 salariés,
risquant ainsi de perdre leur CHSCT.
[4] Un CHSCT ne dispose
actuellement d’aucun budget. Mais s’il vote le recours à une expertise ou s’il
se pourvoit en justice, les frais doivent intégralement être pris en charge par
l’employeur. De même, que l’employeur laisse à chacun des représentants du
personnel le temps nécessaire à l’exercice de ses fonctions, en ne fixant que
des valeurs planchers pouvant être dépassées en cas de circonstances
exceptionnelles (article L. 4614-3 du code du travail).
[5] Selon la version du
projet du Medef de décembre 2014. La version de janvier 2015 évoque « une
part restant à la charge »du budget du conseil d’établissement, sans en
préciser l’importance… Ce point n’est plus précisé dans la version envoyée pour
la négociation de ce jour (22 janvier 2015), mais le texte laisse totalement en
suspens la question de savoir comment seront financées les expertises
commanditées par les élus. S’agira-t-il alors d’imposer le « cofinancement »
dans la transcription législative de l’accord ?
[6] Selon la Cour des
comptes, chiffre de 2011.
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