par Galil Agar / le 22 janvier 2015
Le quotidien Le Monde n’a pas mâché ses mots aux lendemains de l’attentat ayant frappé Charlie Hebdo ce mercredi 7 décembre 2014. « Le 11 septembre français », a-t-il titré dès Vendredi, nous avertissant dès son éditorial que cette comparaison devait s’effectuer « toutes proportions gardées ». Quelles sont les mesures exactes de ces « proportions » ?
Nous sommes en droit de nous interroger à la lecture de la presse
française de ces derniers jours. Le même éditorial du Monde nous met en
garde contre « la récupération malsaine » des événements. Une
récupération qui sévit malheureusement à l’intérieur même de ses pages,
lorsque, choisissant un panel de personnalités pour commenter les
événements, la rédaction « choisit » de donner d’abord la parole à une éminence de son propre conseil de surveillance : l’inénarrable Bernard-Henri Lévy (p.14). Sans surprise, l’ « intellectuel » millionnaire commande d’abord aux « responsables de la nation » de « prendre la mesure de la guerre qu’ils ne voulaient pas voir ».
Mais de quelle guerre nous parle exactement cet ambassadeur
autoproclamé, lui qui, voilà moins d’un an, fustigeait le gouvernement
Britannique pour avoir eu la bassesse d’effectuer un vote parlementaire
avant de se risquer dans une offensive meurtrière contre Bachar el Assad aux côtés des « rebelles » en Syrie ?’
Déformant complètement les concepts du (vrai) philosophe Michel Foucault en palabrant sur la « gouvernementalité » et la « biopolitique », notre rentier de penseur profite de cet « hommage » aux victimes pour faire des courbettes devant la « nation sœur » états-unienne et proclamer des louanges à la politique extérieure de John Kerry.
Ce même John Kerry qui, il y a quelques mois encore, comparait
fallacieusement la situation en Syrie à celle de la seconde guerre
mondiale, nous disant qu’il était de notre devoir de bombarder ce
berceau de l’humanité pour ne pas reproduire les erreurs des dirigeants
des démocraties libérales qui signèrent les accords de Munich avec Hitler. « C’est notre Munich à nous», assénait-il en boucle, avec Laurent Fabius comme serviteur et porte-parole (se prévalant pour sa part du droit de vie ou de mort sur Bachar el Assad). Une comparaison douteuse que notre BHL reprend modestement à son compte, faisant de cet instant tragique « le moment churchillien de la V° république », référence au moment où Winston Churchill prit la décision de raser l’Allemagne par les bombes tout en promettant à son peuple « du sang et des larmes ».
Les larmes et le sang n’empêchent pas notre édile de s’enrichir grâce
aux malheurs de ceux aux dépens de qui il prétend rendre la justice,
comme le rappelle son acolyte de toujours, l’avocat Gilles Hertzog:
Evidemment, BHL ne se prive pas au passage de culpabiliser les musulmans de France, projetant rien de moins que de « libérer l’islam de l’islamisme », en ordonnant aux pratiquants de cette confession de « clamer très haut, et en très grand nombre, leur refus de cette forme dévoyée de la passion théologico-politique », en prônant un « islam de tolérance, de paix et de douceur ». S’agit-il de « l’islam de paix et de douceur » des « rebelles » ayant mis la Libye, l’Irak et la Syrie à feu et à sang ? Notre justicier milliardaire nous éclaire : « des savants en religion » tel « l’imam de Drancy Chalghoumi » doivent faire comprendre à leurs fidèles que « le culte du sacré est, en démocratie, une atteinte à la liberté de penser ».
Sûr de lui-même et fier de sa bêtise, notre subtil diplomate ne se
demande jamais si son injonction de désacralisation absolue n’est pas
une atteinte à la liberté de croire. La « solution » prônée par ce « nouveau théologien » comme l’appellait ironiquement Daniel Bensaïd,
consisterait à doter l’islam d’un organe d’interprétation semblable au
talmud… Comme si les traditions d’interprétation critique propres à
l’islam n’avaient pas une histoire et une philosophie plusieurs fois centenaires.
Après quoi, le prosateur ne se prive pas de
l’indécence d’une ode à sa propre gloire, nous rappelant avec quel
succès il a pris part aux chaos bosniaque, maghrébin et afghan, tout en
ayant le culot de réitérer son mensonge sur ses relations fantasmées
avec le commandant Massoud, un « ami de vingt ans » qu’il n’aurait en réalité rencontré, en tout et pour tout, que deux heures dans le cours de sa vie trépidante…
Pour sa part, le sociologue Edgar Morin propose sur la même page « une grande confédération des peuples, ethnies, religions du Moyen-Orient » sous garantie de l’ONU comme « seule véritable issue pacifique (…) seul antidote au Califat ».
Reste à savoir ce qu’il adviendrait de la souveraineté des nations et
du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sous cette tutelle de la
très partisane Organisation des Nations Unies … Reste à savoir également
où s’arrêterait cette confédération du « Moyen-Orient ».
Monsieur Morin accepterait-il d’intégrer Israël et les pays du Golfe à
cette merveilleuse tutelle qu’on imagine exclusivement destinée à la
Libye, à l’Irak à la Syrie, voire peut-être au Liban ? Les mandats
Français sur la Syrie et le Liban et le mandat Britannique sur la
Palestine, tous trois délivrés par la Société des Nations, une instance
internationale comparable à l’ONU dans les premières décennies du XX°
siècle, ne nous donnent-ils pas un contre-exemple historique qui devrait
nous prévenir contre toute ingérence internationale (c’est-à-dire
occidentale …) démesurée au Moyen-Orient ?
L’édition spéciale du 11 janvier du quotidien Libération donne quant à elle la parole à Dan Franck
(p.15), un écrivain qui a la bonté de nous offrir un scoop
journalistique de premier ordre, énoncé avec l’aplomb inébranlable de la
certitude religieuse qu’il fustige : « Dieu, lui, n’est ni fasciste ni con, puisqu’il n’existe pas ».
Une affirmation aussi arbitraire que péremptoire qui n’appelle pas le
moindre commentaire … Mais les généralités énoncées par cet individu ne
peuvent laisser de marbre lorsqu’elles atteignent le niveau de la
banalité la plus saugrenue, lorsqu’il affirme par exemple que la
religion est un facteur de guerres qui « convoque le fascisme à son chevet » « dans les cas extrêmes ». On pense au détour de telles allégations à la notion fumeuse de « fascislamisme »
telle que propagée par le précité BHL (également actionnaire de
Libération) … Il paraît (presque) inutile de rappeler que le nazisme, le
fascisme et le stalinisme se sont bâtis sur des présupposés prétendant
justement libérer « l’homme nouveau » de ses déterminations religieuses …
Néanmoins, on reconnaîtra à Libération le mérite de confronter ces propos à ceux de l’essayiste Patrick Viveret (p.14), critiquant explicitement l’amalgame du Monde assimilant le 7 janvier au 11 septembre. « L’extension
du terrorisme alimenté par le fanatisme qu’exprime aujourd’hui Daech
est une conséquence directe de la politique conduite par
l’administration Bush en réponse aux attentats du 11 septembre », écrit-il. Telle est pour lui la nature de ces conséquences : « les
atteintes majeures aux libertés organisées par le Patriot Act, les
crimes contre l’humanité commis dans les camps de torture organisés par
la CIA, les logiques de la peur et du repli qui conduisent aux
régressions racistes malgré la présence historique d’un noir à la Maison
Blanche », sans oublier la fabrique du chaos en Irak et en Afghanistan qu’il évoque également. Dans le même élan, l’avocat William Bourdon pointe du doigt « ceux
qui n’ont eu de cesse d’entretenir l’idée à bas bruit que, dans chaque
musulman, quoiqu’ils en disent, il y aurait un logiciel caché qui en
ferait virtuellement toujours un apprenti sorcier, un ennemi de la
république ». Ce dernier a par ailleurs l’intelligence de cette injonction : « il
faut redire avec force que nous ne sommes pas en guerre et c’est le
second piège. Le dire n’est pas mésestimer la gravité de ce qui s’est
passé, ni même les menaces qui pèsent, c’est rappeler que cet abus de
langage est lui-même lourd de menaces (…) La répétition obsédée du
langage de la guerre porte en lui les germes d’une guerre civile latente
et ce qui l’accompagne, un état d’exception qui ne dit pas son nom ».
L’éditorialiste du Figaro du Vendredi 9 pour sa part,
comme on s’y attend, saute justement sur l’occasion pour prôner
l’édification d’un état d’exception par le profilage et la surveillance
généralisés des populations. « Une surveillance sans relâche est le seul moyen de nous protéger » souligne-t-il en gras. « En
France, une nouvelle législation anti-terroriste, plus musclée, vient
d’être adoptée. Alors faut-il aller encore plus loin ? Certainement ».
Comment contester cette logique imparable ? Si les systèmes de
surveillance généralisée n’ont pas fonctionné, ce n’est pas parce qu’ils
sont inefficaces et inutiles, c’est parce que nous ne sommes pas allés
assez loin dans le profilage systématique … L’éditorialiste ne dissimule
pas son émoi devant les contradictions que cette solution pose au « sacro-saint principe des libertés individuelles », mais n’en présente pas moins cette alternative comme « le prix de notre sécurité, au nom de notre liberté ». C’est oublier le fondement de la démocratie moderne tel qu’énoncé par Benjamin Franklin : « quiconque est prêt à sacrifier un peu de sa liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’un ni l’autre ».
Galil Agar