Evasion
fiscale
par
Alexis
Moreau - 20 janvier 2015
Quel
est le point commun entre le Vatican, le géant français Total et la métropole
rennaise ? Tous ont fait appel au cabinet KPMG pour expertiser leurs
comptes ou réformer leurs méthodes de gestion. KPMG, Ernst & Young, Deloitte
et PwC sont les quatre principaux géants de l’audit. Méconnus du grand public,
ces « Big Four » conseillent gouvernements et multinationales, font
la loi dans les paradis fiscaux et tissent leur toile dans les instances
internationales. Leur chiffre d’affaires : 90 milliards d’euros. Enquête
sur des multinationales au pouvoir grandissant, qui valident les comptes des
entreprises, tout en les aidant à développer une « optimisation fiscale
agressive ».
Depuis
novembre, le scandale du Luxleaks prend de l’ampleur, mais les principaux
responsables restent dans l’ombre. Des journalistes ont révélé que plus de 300
multinationales, parmi lesquelles Apple, Ikea ou Disney, avaient négocié des
accords secrets avec le Luxembourg, afin de réduire drastiquement leur taux
d’imposition. Ces journalistes ont eu accès à plusieurs milliers de documents
confidentiels émanant des quatre plus gros cabinets d’audit de la
planète : PricewaterhouseCoopers (PwC), KPMG, Ernst & Young et
Deloitte.
Ce
sont les juristes de ces quatre géants de l’audit – au surnom de « Big
Four » – qui ont rédigé les accords permettant aux multinationales
d’esquiver le fisc. Le but était d’obtenir un taux d’imposition inférieur au
taux affiché par le duché luxembourgeois. Bilan, plusieurs milliards d’euros
« économisés » par les multinationales, aux dépens des contribuables.
Des pratiques qui n’étonnent pas les professionnels. « En France, les
grandes fortunes négocient directement leur niveau d’imposition avec le fisc,
rappelle Damien [1], jeune
avocat fiscaliste. C’est la même chose au Luxembourg, sauf que les
multinationales aussi négocient ! »
Damien
a travaillé chez un de ces géants de l’audit : « Les
multinationales sont toutes clientes d’un Big Four, dans lequel travaillent des
centaines de juristes. Elles disent à ces avocats : "Trouvez-moi
un moyen de diminuer mon TEI (taux effectif d’imposition)." Les avocats
rédigent un mémo, pour construire le meilleur montage possible. On joue avec
les failles et les avantages offerts par les systèmes fiscaux de la
planète. » Les méthodes d’« optimisation » fiscale ne
manquent pas. Les plus connus sont les prix de transfert [2], qui permettent aux multinationales de jongler
avec la localisation de leurs profits, pour payer le moins possible d’impôts
grâce aux différences entre taux de taxation de chaque pays.
Des conseils fiscaux vendus à prix
d’or
Combien
coûtent ces mémos d’optimisation ? Leurs tarifs atteignent des sommets. « Ils
sont négociés avec le client, en fonction du temps passé, détaille Damien. En
moyenne, un associé d’un gros cabinet facture 600 euros de l’heure ; il
travaille avec un ou plusieurs managers, qui facturent 350 euros et des
juniors, payés 100 euros de l’heure. » A l’arrivée, le coût des
précieux documents peut dépasser 100 000 euros. En un an, le conseil fiscal
rapporte à PwC la bagatelle de 6,4 milliards d’euros [3] !
Pris
en flagrant délit dans l’affaire du « Luxembourg Leaks », le cabinet
PwC ne s’est pas démonté :
« On n’a rien à se reprocher, le Luxembourg n’a rien à se reprocher. Ce
sont des activités légales et légitimes », défend un des dirigeants.
Il est vrai que ces tours de passe-passe comptables ne sont pas formellement
interdits. On parle d’« optimisation fiscale agressive », pour ne pas
utiliser les vilains mots d’« évasion fiscale ». Dans les faits, la
différence est ténue. Devant des parlementaires anglais, un dirigeant de
Deloitte a ainsi déclaré que la
règle était de vendre des montages financiers « qui avaient au moins
une chance sur deux » d’être validés par un tribunal. En privé, les
fiscalistes avouent que le vrai chiffre est de 25%... Ce jeu d’équilibriste
peut coûter cher. En 2013, Ernst & Young a été contraint de verser 123
millions de dollars aux États-Unis pour échapper à des poursuites : le
cabinet avait vendu à 200 clients des montages fiscaux leur permettant
d’économiser 2 milliards de dollars d’impôts.
Audit financier et conseil fiscal,
le dangereux mélange des genres
L’optimisation
n’est pourtant pas la mission première des géants de l’audit. Leur rôle, comme
leur nom l’indique, est d’« auditer » les multinationales. A eux
quatre, les Big Four épluchent les comptes annuels des 500 plus grosses
entreprises de la planète, pour garantir qu’ils ne comportent aucune
irrégularité. Cette double casquette pose question : d’un côté, elles ont
un rôle de « gendarmes » chargés de contrôler les entreprises, de
l’autre, elles encouragent ces dernières à flirter avec l’illégalité… Et les
cabinets d’audit sont payées par ceux-là même qu’ils contrôlent ! En 2002,
la faillite d’Enron montre les
limites du système. Le cabinet Arthur Andersen, auditeur et conseiller fiscal
du géant de l’énergie, est accusé d’avoir couvert les manipulations financières
de son client. Les employés du cabinet d’audit n’ont pas hésité à passer à la
broyeuse des milliers de documents pour tenter d’effacer les traces.
A
la suite de cette affaire, la loi a imposé aux géants de l’audit de séparer
leurs activités d’audit et de conseil [4]. Le mélange des genres n’a pas cessé pour autant.
Prenons le cas du géant du ketchup Heinz, cité dans le « Luxembourg
Leaks ». Pendant que les fiscalistes de PwC aidaient la multinationale à esquiver le fisc, les
commissaires aux comptes du cabinet continuaient de certifier ses comptes,
comme le montre ce rapport annuel.
Des géants qui font la loi dans les
paradis fiscaux
À
force de fréquenter les paradis fiscaux, les géants de l’audit ont fini par s’y
sentir comme chez eux. Le journaliste britannique Nicholas Shaxson raconte
comment ils font la pluie et le beau temps dans l’île de Jersey. Les
législateurs de ce charmant territoire se contentent souvent de transcrire dans
la loi des projets livrés clé en main. « Je vais être honnête, je ne
comprends pas les détails, mais je crois les avocats et les banquiers quand ils
assurent que c’est nécessaire », avoue un élu avec candeur [5].
En
1995, les cabinets d’audit réussissent à faire voter dans l’île un statut
juridique sur mesure pour eux, le « limited partnership » (ou
partenariat à responsabilité limitée). Un statut qui cumule les avantages de la
faible transparence, de la fiscalité réduite et de la limitation de
responsabilité en cas de faillite [6]. L’idée est de menacer ensuite le Royaume-Uni
de s’exiler à Jersey si les Britanniques ne votent pas un texte identique.
Opération réussie : un matin, les législateurs de Jersey trouvent le
projet de loi sur leur bureau, une campagne de lobbying pousse les plus
hostiles à céder. Le sénateur récalcitrant Stuart Syvret découvre qu’un de ses
collègues, fervent défenseur du projet de loi, travaille pour le cabinet
juridique qui a coécrit le texte avec PwC… Une fois la loi votée à Jersey puis
à Londres, les géants de l’audit adoptent ce statut de « limited
partnership ».
Plus
près de nous, le cas luxembourgeois est éclairant. La proximité entre les
géants de l’audit et le gouvernement saute aux yeux. Un député aurait avoué que le Parti Démocratique (PD, libéral) a
rédigé son programme électoral avec l’aide active des Big Four. Avec un mot
d’ordre simple : rendre la fiscalité encore plus attractive pour les
entreprises. Mais il y a mieux. En 2013, Alain Kinsch, patron d’Ernst &
Young Luxembourg, a failli devenir… ministre des Finances [7]. À défaut d’obtenir le
portefeuille, Kinsch a participé à l’élaboration du programme de la coalition
au pouvoir. Une consanguinité qui ne choque même plus, dans un pays où le
secteur financier pèse 30% du PIB.
Pressions et lobbying
Le
Luxembourg est un cas extrême. Dans l’Union européenne, les Big Four exercent
une influence plus souterraine. Objectif : freiner toute législation
gênant les multinationales. Ils siègent en bonne place dans divers groupes
d’experts. En avril 2013, quand la Commission européenne lance une « plateforme de réflexion »
pour lutter contre « l’optimisation fiscale agressive », qui
retrouve-t-on parmi les participants ? PwC, épinglé 18 mois plus tard dans
le « Luxembourg Leaks » !
Au
sein de ces instances, les Big Four ne prônent pas une lutte acharnée contre
l’évasion fiscale, c’est le moins que l’on puisse dire ! Depuis des
années, l’OCDE réfléchit à l’instauration du « reporting pays par
pays ». Ce reporting obligerait les
multinationales à rendre public de nombreuses données, telles que les bénéfices
réalisés par chaque filiale. De quoi contrarier les grands groupes qui logent
leurs filiales dans les paradis fiscaux. Et mettre un frein au juteux business
des géants de l’audit. Quand l’OCDE laisse entendre, en avril 2014, que des
données clés pourraient être écartées de ces reportings, c’est le soulagement. « Bonne
nouvelle ! », s’exclame un responsable de KPMG. Il est vrai que
le conseil fiscal représente un quart du chiffre d’affaires des géants de
l’audit…
Ces
derniers sont néanmoins capables d’adapter leur discours aux circonstances.
Très opposé au « reporting », PwC a changé son fusil d’épaule. Un de
ses rapports conclut à l’intérêt économique d’une telle mesure. Les fiscalistes
veulent-ils lâcher du lest, alors que s’intensifie la lutte contre les paradis
fiscaux ? Ou bien planchent-ils déjà sur d’autres stratégies
d’optimisation ?
Gérer les États comme des
entreprises
Les
Big Four ne se contentent pas de jouer les experts auprès des entreprises et de
l’Union européenne. Depuis 30 ans, ils ont diversifié leur clientèle,
démarchant États et collectivités. Leur essor s’inscrit dans le tournant
néolibéral des années 1980. Leur philosophie est simple : les États
doivent être gérés comme des entreprises, avec l’« optimisation » des
coûts comme objectif. L’État français fait régulièrement appel aux Big Four.
Lors du lancement de de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) en
2007, vaste réforme de l’État visant à tailler dans les dépenses publiques, le
gouvernement a mandaté plusieurs firmes, parmi lesquelles Ernst & Young.
Coût de l’opération – payée par le contribuable : 111 millions d’euros.
Les
collectivités locales font également appel à ces géants de l’audit. En France,
KPMG conseille 6000 agglomérations, départements et régions. « Pour un
service public plus simple, plus efficient, plus responsable – en un mot :
plus durable, KPMG accompagne les acteurs publics », proclame la firme. Joli
morceau de langue de bois. Un auditeur chevronné travaillant pour un des Big
Four explique, de manière plus crue : « De plus en plus de
collectivités viennent nous trouver, parce qu’elles ne peuvent plus assumer
toutes leurs missions en raison de la baisse continue des dotations de l’État.
Nôtre rôle est de leur dire : "Il va falloir vous amputer d’un
membre, nous allons vous expliquer s’il faut sacrifier un bras ou une
jambe." Après un audit complet du budget de la collectivité, nous
proposons l’abandon de certaines missions ou l’externalisation de certains
services (informatique, nettoyage, etc.) C’est ça, ou la banqueroute. »
Quand KPMG entre au Vatican
La
multiplication des « réformes structurelles » libérales dans les pays
du Sud, sous l’impulsion du FMI ou de la Banque mondiale, a ouvert un marché
prometteur aux Big Four. Les pays africains, notamment, mandatent les géants de
l’audit pour les conseiller lors de la privatisation de leurs secteurs publics.
La Côte d’Ivoire, pourtant l’un des pays les plus pauvres du monde, aurait
ainsi déboursé 800 000 euros pour
s’offrir les services de PwC, dans le cadre de la privatisation de cinq banques
publiques. Au cours de l’appel d’offres, son concurrent KPMG n’aurait pas
hésité à réclamer 2 millions d’euros…
À
force de démarcher les États de la planète, les Big Four s’entichent de clients
improbables. Qui aurait pu penser que le Pape s’adresserait un jour à KPMG pour
mettre de l’ordre dans les comptes du Vatican ? François Ier espère ainsi
tourner la page des scandales financiers successifs qui ont marqué le
Saint-Siège. La mission de KPMG sera « d’améliorer la transparence »
de la comptabilité du Vatican. Il est vrai qu’en matière de transparence
fiscale, les Big Four ne manquent pas de savoir-faire…
Alexis
Moreau
Photos :
Une : CC Adam_T4
A Londres, l’immeuble
KPMG aux côtés des tours des banques HSBC et Citi / CC George Rex
A New York, l’immeuble
PwC sur Madison / CC Mark Morgan
A Oslo, l’immeuble
Deloitte / CC Benson Kua
A La Défense (Paris),
l’immeuble Ernst & Young aux côtés des tours GDF-Suez et SFR.
Notes
[1] Le prénom a été
modifié.
[2] Les prix de
transfert sont les prix auxquels les filiales d’une multinationale s’échangent
des biens matériels (marchandises) ou immatériels (brevets…). Ces prix sont
fixés librement par les grands groupes. La filiale A vend à très bas prix une
marchandise (par exemle un ordinateur) à une filiale B, située dans un paradis
fiscal. La filiale B revend cet ordinateur avec une marge très élevée, non
imposée, à la filiale C, située dans le pays de consommation. 60% du commerce
international se pratiquerait ainsi.
[4] L’article 104 de la
loi de sécurité financière française de 2003 entérine la séparation des
activités de conseil et d’audit. En pratique, les Big Four créent deux filiales
distinctes.
[5] Cité dans Nicholas
Shaxson, Les paradis fiscaux, André Versaille éditeur, p. 226
[6] Ce statut reprend
les avantages des « partnerships » (faible transparence, fiscalité
réduite) et ceux des « sociétés à responsabilité limitée », qui
limite les montants engagés par les actionnaires en cas de faillite.
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